Le Chevalier d'Harmental Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XLVIII
Le mariage in extremis

Lafare entraîna la jeune fille presque mourante et la fit monter dans une des voitures tout attelées qui attendaient toujours dans la cour du Palais-Royal. Cette voiture partit aussitôt au galop, prenant par la rue de Cléry et par les boulevards le chemin de la Bastille.
Pendant toute la route, Bathilde ne dit pas un mot : elle était muette, froide et inanimée comme une statue. Ses yeux étaient fixes et sans larmes : seulement, en arrivant en face de la forteresse elle tressaillit ; il lui semblait avoir vu s'élever dans l'ombre, à la place même où avait été exécuté le chevalier de Rohan, quelque chose comme un échafaud. Un peu plus loin la sentinelle cria : Qui vive ! Puis on entendit la voiture rouler sur le pont- levis. Les herses se levèrent, la porte s'ouvrit, et le carrosse s'arrêta à la porte de l'escalier qui conduisait chez le gouverneur.
Un valet de pied sans livrée vint ouvrir la portière et Lafare aida Bathilde à descendre. A peine si elle pouvait se soutenir ; toute sa force morale s'était évanouie du moment où l'espoir l'avait quittée. Lafare et le valet de pied furent presque obligés de la porter au premier étage. Monsieur de Launay soupait. On fit entrer Bathilde dans un salon, tandis qu'on introduisait immédiatement Lafare près du gouverneur.
Dix minutes à peu près s'écoulèrent pendant lesquelles Bathilde demeura anéantie sur le fauteuil où elle s'était laissée tomber en entrant. La pauvre enfant n'avait qu'une idée, c'était celle de cette séparation éternelle qui l'attendait ; la pauvre enfant ne voyait qu'une chose, c'était son amant montant sur l'échafaud.
Au bout de dix minutes, Lafare rentra avec le gouverneur. Bathilde leva machinalement la tête et les regarda d'un oeil égaré. Lafare alors s'approcha d'elle, et lui offrant le bras :
- Mademoiselle, dit-il, l'église est préparée, et le prêtre vous y attend.
Bathilde, sans répondre, se leva pâle et glacée ; puis comme elle sentit que les jambes lui manquaient, elle s'appuya sur le bras qui lui était offert. Monsieur de Launay marchait le premier, éclairé par deux hommes qui portaient des torches.
Au moment où Bathilde entrait par une des portes latérales, elle aperçut, entrant par l'autre porte, le chevalier d'Harmental, accompagné de son côté par Valef et par Pompadour. C'étaient les témoins de l'époux, comme monsieur de Launay et Lafare étaient les témoins de l'épouse. Chaque porte était gardée par deux gardes françaises, l'arme au bras et immobiles comme des statues.
Les deux amants s'avancèrent au-devant l'un de l'autre, Bathilde pâle et mourante, Raoul calme et souriant. Arrivés en face de l'autel, le chevalier prit la main de la jeune fille et la conduisit aux deux sièges qui étaient préparés ; et là tous deux tombèrent à genoux sans s'être dit une seule parole.
L'autel était éclairé par quatre cierges seulement, qui jetaient dans cette chapelle, déjà naturellement sombre et si peuplée encore de sombres souvenirs, une lueur funèbre qui donnait à la cérémonie quelque chose d'un office mortuaire. Le prêtre commença la messe. C'était un beau vieillard à cheveux blancs, dont la figure mélancolique indiquait que ses fonctions journalières laissaient de profondes traces dans son âme. En effet, il était chapelain de la Bastille depuis vingt-cinq ans, et depuis vingt-cinq ans il avait entendu de bien tristes confessions et vu de bien lamentables spectacles.
Au moment de bénir les époux, il leur adressa quelques paroles selon l'habitude consacrée ; mais, au lieu de parler à l'époux de ses devoirs de mari, à l'épouse de ses devoirs de mère ; au lieu d'ouvrir devant eux l'avenir de la vie, il leur parla de la paix du ciel, de la miséricorde divine et de la résurrection éternelle. Bathilde se sentait suffoquer. Raoul vit qu'elle allait éclater en sanglots, il lui prit la main et la regarda avec une si triste et si profonde résignation, que la pauvre enfant fit un dernier effort, étouffant ses larmes, qu'elle sentait retomber une à une sur son coeur. Au moment de la bénédiction, elle pencha sa tête sur l'épaule de Raoul. Le prêtre crut qu'elle s'évanouissait, et s'arrêta.
- Achevez, achevez, mon père, murmura Bathilde.
Et le prêtre prononça les paroles sacramentelles, auxquelles tous deux répondirent par un oui dans lequel semblaient s'être réunies toutes les forces de leur âme.
La cérémonie terminée, d'Harmental demanda à M. de Launay s'il lui était permis de demeurer avec sa femme pendant le peu d'heures qu'il lui restait à vivre ; M. de Launay répondit qu'il n'y voyait pas d'inconvénient, et qu'on allait le reconduire à sa chambre. Alors Raoul embrassa Valef et Pompadour, les remercia d'avoir bien voulu servir de témoins à son funèbre mariage, serra la main à Lafare, rendit grâces à monsieur de Launay des bontés qu'il avait eues pour lui pendant son séjour à la Bastille, et jetant son bras autour de la taille de Bathilde qui, à chaque instant, menaçait de tomber de toute sa hauteur sur les dalles de l'église, l'entraîna vers la porte par laquelle il était entré. Là ils retrouvèrent les deux hommes armés de torches, qui les précédèrent et les conduisirent jusqu'à la porte de la chambre de d'Harmental. Un guichetier attendait, qui ouvrit cette porte.
Raoul et Bathilde entrèrent, puis la porte se referma, et les deux époux se trouvèrent seuls.
Alors Bathilde, qui jusque-là avait contenu ses larmes, ne put résister plus longtemps à sa douleur, un cri déchirant s'échappa de sa poitrine, et elle tomba, en se tordant les bras et en éclatant en sanglots, sur un fauteuil où sans doute, pendant ses trois semaines de captivité, d'Harmental avait bien souvent pensé à elle. Raoul se jeta à ses genoux et voulut la consoler, mais lui-même était trop ému de cette douleur si profonde pour trouver autre chose que des larmes à mêler aux larmes de Bathilde. Ce coeur de fer se fondit à son tour, et Bathilde sentit à la fois sur ses lèvres les pleurs et les baisers de son amant.
Ils étaient depuis une demi-heure à peine ensemble qu'ils entendirent des pas qui s'approchaient de la porte, et qu'une clef tourna dans la serrure. Bathilde tressaillit et serra convulsivement d'Harmental contre son coeur. Raoul comprit quelle crainte affreuse venait de lui traverser l'esprit et la rassura. Ce ne pouvait être encore celui qu'elle craignait de voir, puisque l'exécution était fixée pour huit heures du matin, et que onze heures venaient de sonner. En effet, ce fut monsieur de Launay qui parut.
- Monsieur le chevalier, dit le gouverneur, ayez la bonté de me suivre.
- Seul ? demanda d'Harmental en serrant à son tour Bathilde entre ses bras.
- Non, avec madame, reprit le gouverneur.
- Oh ! ensemble, ensemble ! entends-tu Raoul ? s'écria Bathilde Oh ! où l'on voudra, pourvu que ce soit ensemble ! Nous voici, monsieur, nous voici !
Raoul serra une dernière fois Bathilde dans ses bras, lui donna un dernier baiser au front, et, rappelant tout son orgueil, il suivit monsieur de Launay avec un visage sur lequel il ne restait plus la moindre trace de l'émotion terrible qu'il venait d'éprouver.
Tous trois suivirent pendant quelque temps des corridors éclairés seulement par quelques lanternes rares, puis ils descendirent un escalier en spirale et se trouvèrent à la porte d'une tour. Cette porte donnait sur un préau entouré de hautes murailles et qui servait de promenade aux prisonniers qui n'étaient point au secret. Dans cette cour était une voiture attelée de deux chevaux, sur l'un desquels était un postillon, et l'on voyait reluire dans l'ombre les cuirasses d'une douzaine de mousquetaires.
Une même lueur d'espoir traversa en même temps le coeur des deux amants. Bathilde avait demandé au régent de commuer la mort de Raoul en une prison perpétuelle. Peut-être le régent lui avait-il accordé cette grâce. Cette voiture tout attelée pour conduire sans doute le condamné dans quelque prison d'Etat, ce peloton de mousquetaires destinés sans doute à les escorter, tout cela donnait à cette supposition un caractère de réalité. Tous deux se regardèrent en même temps, et en même temps levèrent les yeux au ciel pour remercier Dieu du bonheur inespéré qu'il leur accordait. Pendant ce temps, monsieur de Launay avait fait signe à la voiture de s'approcher, le postillon avait obéi, la portière s'était ouverte et le gouverneur, la tête découverte, tendait la main à Bathilde pour l'aider à monter, Bathilde hésita un instant, se retournant avec inquiétude pour voir si l'on n'entraînait pas Raoul d'un autre côté mais elle vit que Raoul s'apprêtait à la suivre, et elle monta sans résistance. Un instant après, Raoul était près d'elle. Aussitôt la portière se referma sur eux ; la voiture s'ébranla, l'escorte piétina aux portières. On passa sous le guichet puis sur le pont-levis, et enfin on se retrouva hors de la Bastille.
Les deux époux se jetèrent dans les bras l'un de l'autre ; il n'y avait plus de doute, le régent faisait à d'Harmental grâce de la vie, et de plus, c'était évident, il consentait à ne point le séparer de Bathilde. Or, c'était ce que Bathilde et d'Harmental n'eussent jamais osé rêver. Cette vie de réclusion, supplice pour tout autre, était pour eux une existence de délices, un paradis d'amour : ils se verraient sans cesse, et ne se quitteraient jamais ! Qu'auraient-ils pu désirer de plus, même lorsque, maîtres de leur sort, ils rêvaient un même avenir ? Une seule idée triste traversa en même temps leur esprit, et tous deux, avec cette spontanéité du coeur qui ne se rencontre que dans les gens qui s'aiment, prononcèrent le nom de Buvat.
En ce moment, la voiture s'arrêta. Dans une semblable circonstance tout était pour les pauvres amants un sujet de crainte. Tous deux tremblèrent d'avoir trop espéré et tressaillirent de terreur. Presque aussitôt la portière s'ouvrit : c'était le postillon.
- Que veux-tu ? lui demanda d'Harmental.
- Dame ! notre maître, dit le postillon, je voudrais savoir où il faudrait vous conduire, moi.
- Comment ! où il faut me conduire ! s'écria d'Harmental. N'as-tu pas d'ordres ?
- J'ai l'ordre de vous mener dans le bois de Vincennes entre le château et Nogent-sur-Marne, et nous y voilà !
- Et notre escorte ? demanda le chevalier, qu'est-elle devenue ?
- Votre escorte ? elle nous a laissés à la barrière.
- O mon Dieu, mon Dieu ! s'écria d'Harmental, tandis que Bathilde, haletante d'espoir, joignait les mains en silence ; ô mon Dieu ! est-ce possible ?
Et le chevalier sauta en bas de la voiture, regarda avidement autour de lui, tendit les bras à Bathilde qui s'élança à son tour ; puis tous deux jetèrent ensemble un cri de joie et de reconnaissance.
Ils étaient libres comme l'air qu'ils respiraient !
Seulement le régent avait donné l'ordre de conduire le chevalier juste à l'endroit où ce dernier avait enlevé Bourguignon, croyant l'enlever lui même.
C'était la seule vengeance que se fût réservée Philippe le Débonnaire.
Quatre ans après cet événement, Buvat, réintégré dans sa place et payé de son arriéré, avait la satisfaction de mettre la plume à la main d'un beau garçon de trois ans. C'était le fils de Raoul et de Bathilde.
Les deux premiers noms qu'écrivit l'enfant furent ceux d'Albert du Rocher et de Clarice Gray.
Le troisième fut celui de Philippe d'Orléans, régent de France.

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