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Chapitre XXXVI
La princesse de Lamballe

La princesse de Lamballe entra, belle et calme, le front découvert, les boucles éparses de sa haute coiffure rejetées fièrement hors des tempes, ses sourcils noirs et fins comme deux traits de sépia, son œil bleu, limpide, dilaté, plein de nacre, son nez droit et pur, ses lèvres chastes et voluptueuses à la fois : toute cette beauté, sur un corps d'une beauté sans rivale, charmait et imposait.

La princesse apportait avec elle, autour d'elle, ce parfum de vertu, de grâce, d'immatérialité, que La Vallière répandit avant sa faveur et depuis sa disgrâce.

Quand le roi la vit venir, souriante et modeste, il se sentit pénétré de douleur.

« Hélas ! pensa-t-il, ce qui sortira de cette bouche sera une condamnation sans appel. »

– Asseyez-vous, dit-il, princesse, en la saluant profondément.

M. de Provence s'approcha pour lui baiser la main.

Le roi se recueillit.

– Que souhaite de moi Votre Majesté ? dit la princesse avec la voix d'un ange.

– Un renseignement, madame ; un renseignement précis, ma cousine.

– J'attends, sire.

– Quel jour êtes-vous allée, en compagnie de la reine, à Paris ? Cherchez bien.

M. de Crosne et le comte de Provence se regardèrent surpris.

– Vous comprenez, messieurs, dit le roi ; vous ne doutez pas, vous, je doute encore, moi ; par conséquent j'interroge comme un homme qui doute.

– Mercredi, sire, répliqua la princesse.

– Vous me pardonnez, continua Louis XVI ; mais, ma cousine, je désire savoir la vérité.

– Vous la connaîtrez en questionnant, sire, dit simplement Mme de Lamballe.

– Qu'allâtes-vous faire à Paris, ma cousine ?

– J'allai chez M. Mesmer, place Vendôme, sire.

Les deux témoins tressaillirent, le roi rougit d'émotion.

– Seule ? dit-il.

– Non, sire, avec Sa Majesté la reine.

– Avec la reine ? vous dites avec la reine ! s'écria Louis XVI en lui prenant la main avidement.

– Oui, sire.

M. de Provence et M. de Crosne se rapprochèrent, stupéfaits.

– Votre Majesté avait autorisé la reine, dit Mme de Lamballe ; du moins, Sa Majesté me l'a dit.

– Et Sa Majesté avait raison, ma cousine... Maintenant... Il me semble que je respire, car Mme de Lamballe ne ment jamais.

– Jamais, sire, dit doucement la princesse.

– Oh ! jamais, s'écria M. de Crosne avec la conviction la plus respectueuse. Mais alors, sire, permettez-moi...

– Oh ! oui, je vous permets, monsieur de Crosne ; questionnez, cherchez, je place ma chère princesse sur la sellette, je vous la livre.

Mme de Lamballe sourit.

– Je suis prête, dit-elle ; mais, sire, la torture est abolie.

– Oui, je l'ai abolie pour les autres, fit le roi avec un sourire, mais on ne l'a pas abolie pour moi.

– Madame, dit le lieutenant de police, ayez la bonté de dire au roi ce que vous fîtes avec Sa Majesté chez M. Mesmer, et d'abord comment Sa Majesté était-elle mise ?

– Sa Majesté portait une robe de taffetas gris perle, une mante de mousseline brodée, un manchon d'hermine, un chapeau de velours rose, à grands rubans noirs.

C'était un signalement tout opposé à celui donné pour Oliva.

M. de Crosne manifesta une vive surprise, le comte de Provence se mordit les lèvres.

Le roi se frotta les mains.

– Et qu'a fait la reine en entrant ? dit-il.

– Sire, vous avez raison de dire en entrant, car, à peine étions-nous entrées...

– Ensemble ?

– Oui, sire, ensemble ; et à peine étions-nous entrées dans le premier salon, où nul n'avait pu nous remarquer, tant était grande l'attention donnée aux mystères magnétiques, qu'une femme s'approcha de Sa Majesté, lui offrit un masque, la suppliant de ne pas pousser plus avant.

– Et vous vous arrêtâtes ? dit vivement le comte de Provence.

– Oui, monsieur.

– Et vous n'avez pas franchi le seuil du premier salon ? demanda M. de Crosne.

– Non, monsieur.

– Et vous n'avez pas quitté le bras de la reine ? fit le roi avec un reste d'anxiété.

– Pas une seconde ; le bras de Sa Majesté n'a pas cessé de s'appuyer sur le mien.

– Eh bien ! s'écria tout à coup le roi, qu'en pensez-vous, monsieur de Crosne ? Mon frère, qu'en dites-vous ?

– C'est extraordinaire, c'est surnaturel, dit Monsieur en affectant une gaieté qui décelait, mieux que n'eût fait le doute, tout son dépit de la contradiction.

– Il n'y a rien de surnaturel là-dedans, se hâta de répondre M. de Crosne, à qui la joie bien naturelle du roi donnait une sorte de remords ; ce que Mme la princesse a dit ne peut être que la vérité.

– Il en résulte ?... dit M. de Provence.

– Il en résulte, monseigneur, que mes agents se sont trompés.

– Parlez-vous bien sérieusement ? demanda le comte de Provence avec le même tressaillement nerveux.

– Tout à fait, monseigneur, mes agents se sont trompés ; Sa Majesté a fait ce que vient de dire Mme de Lamballe, et pas autre chose. Quant au gazetier, si je suis convaincu par les paroles éminemment vraies de Mme la princesse, je crois que ce maraud doit l'être aussi : je vais envoyer l'ordre de l'écrouer sur-le-champ.

Mme de Lamballe tournait et retournait la tête, avec la placidité de l'innocence qui s'informe sans plus de curiosité que de crainte.

– Un moment, dit le roi, un moment ; il sera toujours temps de faire pendre ce gazetier. Vous avez parlé d'une femme qui aurait arrêté la reine à l'entrée du salon : princesse, dites-nous quelle était cette femme.

– Sa Majesté paraît la connaître, sire ; je dirai même, toujours parce que je ne mens pas, que Sa Majesté la connaît, je le sais.

– C'est que, voyez-vous, cousine, il faut que je parle à cette femme, c'est indispensable. Là est toute la vérité ; là seulement est la clef du mystère.

– C'est mon avis, dit M. de Crosne, vers qui le roi s'était retourné.

« Commérage... murmura le comte de Provence. Voilà une femme qui me fait l'effet du dieu des dénouements. »

– Ma cousine, dit-il tout haut, la reine vous a avoué qu'elle connaissait cette femme ?

– Sa Majesté ne m'a pas avoué, monseigneur, elle m'a raconté.

– Oui, oui, pardon.

– Mon frère veut vous dire, interrompit le roi, que si la reine connaît cette femme, vous savez aussi son nom.

– C'est Mme de La Motte-Valois.

– Cette intrigante ! s'écria le roi avec dépit.

– Cette mendiante ! dit le comte. Diable ! diable ! elle sera difficile à interroger ; elle est fine.

– Nous serons aussi fins qu'elle, dit M. de Crosne. Et d'ailleurs, il n'y a pas de finesse, depuis la déclaration de Mme de Lamballe. Ainsi, au premier mot du roi...

– Non, non, fit Louis XVI avec découragement, je suis las de voir cette mauvaise société autour de la reine. La reine est si bonne, que le prétexte de la misère lui amène tout ce qu'il y a de gens équivoques dans la noblesse infime du royaume.

– Mme de La Motte est réellement Valois, dit Mme de Lamballe.

– Qu'elle soit ce qu'elle voudra, ma cousine, je ne veux pas qu'elle mette les pieds ici. J'aime mieux me priver de cette joie immense que m'eût faite l'entière absolution de la reine ; oui, j'aime mieux renoncer à cette joie, que de voir en face cette créature.

– Et pourtant vous la verrez, s'écria la reine, pâle de colère, en ouvrant la porte du cabinet et en se montrant, belle de noblesse et d'indignation, aux yeux éblouis du comte de Provence, qui salua gauchement derrière le battant de la porte replié sur lui. Oui, sire, continua la reine, il ne s'agit pas de dire : « J'aime à voir ou je crains de voir cette créature » ; cette créature est un témoin à qui l'intelligence de mes accusateurs...

Elle regarda son beau-frère.

– Et la franchise de mes juges...

Elle se tourna vers le roi et M. de Crosne.

– à qui enfin sa propre conscience, si dénaturée qu'elle soit, arracherait un cri de vérité. Moi, l'accusée, je demande qu'on entende cette femme, et on l'entendra.

– Madame, se hâta de dire le roi, vous entendez bien qu'on n'enverra pas chercher Mme de La Motte pour lui faire l'honneur de déposer pour ou contre vous. Je ne mets pas votre honneur dans une balance en parallèle avec la véracité de cette femme.

– On n'enverra pas chercher Mme de La Motte, sire, car elle est ici.

– Ici ! s'écria le roi, en se retournant comme s'il eût marché sur un reptile, ici !

– Sire, j'avais, comme vous le savez, rendu visite à une femme malheureuse qui porte un nom illustre. Ce jour, vous savez, où l'on a dit tant de choses...

Et elle regarda fixement par-dessus l'épaule le comte de Provence, qui eût voulu être à cent pieds sous terre, mais dont le visage large et épanoui grimaçait une expression d'acquiescement.

– Eh bien ? fit Louis XVI.

– Eh bien ! sire, ce jour-là, j'oubliai chez Mme de La Motte un portrait, une boîte. Elle me la rapporte aujourd'hui ; elle est là.

– Non, non... Eh bien ! je suis convaincu, dit le roi ; j'aime mieux cela.

– Oh ! moi, je ne suis pas satisfaite, dit la reine ; je vais l'introduire. D'ailleurs, pourquoi cette répugnance ? Qu'a-t-elle fait ? Qu'est-elle donc ? Si je ne le sais pas, instruisez-moi. Voyons, monsieur de Crosne, vous qui savez tout, dites...

– Je ne sais rien qui soit défavorable à cette dame, répondit le magistrat.

– Bien vrai ?

– Assurément. Elle est pauvre, voilà tout ; un peu ambitieuse, peut-être.

– L'ambition, c'est la voix du sang. Si vous n'avez que cela contre elle, le roi peut bien l'admettre à donner témoignage.

– Je ne sais, répliqua Louis XVI, mais j'ai des pressentiments, moi, des instincts ; je sens que cette femme sera pour un malheur, pour un désagrément dans ma vie... c'est bien assez.

– Oh ! sire, de la superstition ! Cours la chercher, dit la reine à la princesse de Lamballe.

Cinq minutes après, Jeanne, toute modeste, toute honteuse, mais distinguée dans son attitude comme dans sa mise, pénétrait pas à pas dans le cabinet du roi.

Louis XVI, inexpugnable dans son antipathie, avait tourné le dos à la porte. Les deux coudes sur son bureau, la tête dans ses mains, il semblait être un étranger au milieu des assistants.

Le comte de Provence dardait sur Jeanne des regards tellement gênants par leur inquisition, que si la modestie de Jeanne eût été réelle, cette femme eût été paralysée, pas un mot ne fût sorti de sa bouche.

Mais il fallait bien autre chose pour troubler la cervelle de Jeanne.

Ni roi, ni empereur avec leurs sceptres, ni pape avec sa tiare, ni puissances célestes, ni puissances des ténèbres n'eussent agi sur cet esprit de fer, avec la crainte ou la vénération.

– Madame, lui dit la reine, en la menant derrière le roi, veuillez dire, je vous prie, ce que vous avez fait le jour de ma visite chez M. Mesmer ; veuillez le dire de point en point.

Jeanne se tut.

– Pas de réticences, pas de ménagements. Rien que la vérité, la forme de votre idée vous apparaissant en relief, telle qu'elle est dans votre mémoire.

Et la reine s'assit dans un fauteuil, pour ne pas influencer le témoin par son regard.

Quel rôle pour Jeanne ! pour elle dont la perspicacité avait deviné que sa souveraine avait besoin d'elle, pour elle qui sentait que Marie-Antoinette était soupçonnée à faux et qu'on pouvait la justifier sans s'écarter du vrai !

Tout autre eût cédé, ayant cette conviction, au plaisir d'innocenter la reine par l'exagération des preuves.

Jeanne était une nature si déliée, si fine, si forte, qu'elle se renferma dans la pure expression du fait.

– Sire, dit-elle, j'étais allée chez M. Mesmer par curiosité, comme tout Paris y va. Le spectacle m'a paru un peu grossier. Je m'en retournais, quand soudain, sur le seuil de la porte d'entrée, j'aperçus Sa Majesté, que j'avais eu l'honneur de voir l'avant-veille sans la connaître. Sa Majesté dont la générosité m'avait révélé le rang. Quand je vis ses traits augustes, qui jamais ne s'effaceront de ma mémoire, il me sembla que la présence de Sa Majesté la reine était peut-être déplacée en cet endroit, où beaucoup de souffrances et de guérisons ridicules s'étalaient en spectacle. Je demande humblement pardon à Sa Majesté d'avoir osé penser si librement sur sa conduite, mais ce fut un éclair, un instinct de femme ; j'en demande pardon à genoux, si j'ai outrepassé la ligne de respect que je dois aux moindres mouvements de Sa Majesté.

Elle s'arrêta là, feignant l'émotion, baissant la tête, arrivant, par un art inouï, à la suffocation qui précède les larmes.

M. de Crosne y fut pris. Mme de Lamballe se sentit entraînée vers le cœur de cette femme, qui paraissait être à la fois délicate, timide, spirituelle et bonne.

M. de Provence fut étourdi.

La reine remercia Jeanne par un regard, que le regard de celle-ci sollicitait ou plutôt guettait sournoisement.

– Eh bien ! dit la reine, vous avez entendu, sire ?

Le roi ne remua pas.

– Je n'avais pas besoin, dit-il, du témoignage de madame.

– On m'a dit de parler, objecta timidement Jeanne, et j'ai dû obéir.

– Assez ! dit brutalement Louis XVI ; quand la reine dit une chose, elle n'a pas besoin de témoins pour contrôler son dire. Quand la reine a mon approbation, elle n'a rien à chercher auprès de personne ; et elle a mon approbation.

Il se leva en achevant ces mots, qui écrasèrent M. de Provence.

La reine ne se fit point faute d'y ajouter un sourire dédaigneux.

Le roi tourna le dos à son frère, vint baiser la main de Marie-Antoinette et de la princesse de Lamballe.

Il congédia cette dernière en lui demandant pardon de l'avoir dérangée pour rien, ajouta-t-il.

Il n'adressa ni un mot, ni un regard à Mme de La Motte ; mais comme il était forcé de passer devant elle pour regagner son fauteuil, et qu'il craignait d'offenser la reine en manquant de politesse en sa présence pour une femme qu'elle recevait, il se contraignit à faire à Jeanne un petit salut auquel elle répondit sans précipitation par une profonde révérence, capable de faire valoir toute sa bonne grâce.

Mme de Lamballe sortit du cabinet la première, puis Mme de La Motte, que la reine poussait devant elle ; enfin la reine, qui échangea un dernier regard presque caressant avec le roi.

Et puis on entendit dans le corridor les trois voix de femmes qui s'éloignaient en chuchotant.

– Mon frère, dit alors Louis XVI au comte de Provence, je ne vous retiens plus. J'ai le travail de la semaine à terminer avec M. le lieutenant de police. Je vous remercie d'avoir accordé votre attention à cette pleine, entière et éclatante justification de votre sœur. Il est aisé de voir que vous en êtes aussi réjoui que moi, et ce n'est pas peu dire. à nous deux, monsieur de Crosne. Asseyez-vous là, je vous prie.

Le comte de Provence salua, toujours souriant, et sortit du cabinet, quand il n'entendit plus les dames, et qu'il se jugea hors de portée d'un malicieux regard ou d'un mot amer.

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