Le Collier de la Reine Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre LII
Où il est démontré que l'autopsie du cœur est plus difficile que celle du corps

Le docteur demeura pensif, regardant s'éloigner la reine.

Puis à lui-même en secouant la tête :

– Il y a dans ce château, murmura-t-il, des mystères qui ne sont pas du ressort de la science. Contre les uns, je m'arme de la lancette et je leur perce la veine pour les guérir ; contre les autres, je m'arme du reproche et leur perce le cœur : les guérirai-je ?

Puis comme l'accès était passé, il ferma les yeux de Charny, restés ouverts et hagards, lui rafraîchit les tempes avec de l'eau et du vinaigre, et disposa autour de lui ces soins qui changent l'atmosphère brûlante du malade en un paradis de délices.

Alors ayant vu le calme revenir sur les traits du blessé, remarquant que ses sanglots se changeaient tout doucement en soupirs, que de vagues syllabes s'échappaient de sa bouche au lieu de furieuses paroles :

« Oui, oui, il y avait non seulement sympathie, mais encore influence, dit-il ; ce délire s'était levé comme pour venir au-devant de la visite que le malade a reçue ; oui, les atomes humains se déplacent comme dans le règne végétal les poussières fécondantes ; oui, la pensée a des communications invisibles, les cours ont des rapports secrets. »

Tout à coup il tressaillit, et se retourna à moitié, écoutant à la fois de l'oreille et de l'œil.

– Voyons, qui est encore là ? murmura-t-il.

En effet, il venait d'entendre comme un murmure et un frôlement de robe à l'extrémité du corridor.

– Il est impossible que ce soit la reine, murmura-t-il ; elle ne reviendrait pas sur une résolution probablement invariable. Voyons.

Et il alla doucement ouvrir une autre porte donnant aussi sur le corridor, et avançant la tête sans bruit, il vit à dix pas de lui une femme vêtue de longs habits aux plis immobiles, et pareille à la statue froide et inerte du désespoir.

Il faisait nuit, la faible lumière placée dans le corridor ne pouvait l'éclairer d'un bout à l'autre ; mais par une fenêtre passait un rayon de lune qui portait sur elle, et qui la faisait visible jusqu'au moment où un nuage passerait entre elle et le rayon.

Le docteur rentra doucement, franchit l'espace qui séparait une porte de l'autre ; puis sans bruit, mais rapidement, il ouvrit celle derrière laquelle cette femme était cachée.

Elle poussa un cri, étendit les mains, et rencontra les mains du docteur Louis.

– Qui est là ? demanda-t-il avec une voix où il y avait plus de pitié que de menace ; car il devinait, à l'immobilité même de cette ombre, qu'elle écoutait plus encore avec le cœur qu'avec l'oreille.

– Moi, docteur, moi, répondit une voix douce et triste.

Quoique cette voix ne fût pas inconnue au docteur, elle n'éveilla en lui qu'un vague et lointain souvenir.

– Moi, Andrée de Taverney, docteur.

– Ah ! mon Dieu ! qu'y a-t-il ? s'écria le docteur, est-ce qu'elle s'est trouvée mal ?

– Elle ! s'écria Andrée, Elle ! Qui donc Elle ?

Le docteur sentit qu'il venait de commettre une imprudence.

– Pardon, mais j'ai vu tout à l'heure une femme s'éloigner. Peut-être était-ce vous ?

– Ah ! oui, dit Andrée, il est venu une femme avant moi ici, n'est-ce pas ?

Et Andrée prononça ces paroles avec une ardente curiosité, qui ne laissa aucun doute au docteur sur le sentiment qui les avait dictées.

– Ma chère enfant, dit le docteur, il me semble que nous jouons aux propos interrompus. De qui me parlez-vous ? Que me voulez-vous ? expliquez-vous !

–Docteur, reprit Andrée avec une voix si triste, qu'elle alla jusqu'au fond du cœur de celui qu'elle interrogeait, bon docteur, n'essayez pas de me tromper, vous qui avez pris l'habitude de me dire la vérité ; avouez qu'une femme était ici tout à l'heure, avouez-le moi, aussi bien je l'ai vue.

– Eh ! qui vous dit qu'il n'est venu personne ?

– Oui ; mais une femme, une femme, docteur.

– Sans doute, une femme ; à moins que vous ne comptiez soutenir cette thèse qu'une femme n'est femme que jusqu'à l'âge de quarante ans.

– Celle qui est venue avait quarante ans, docteur, s'écria Andrée, respirant pour la première fois ; ah !

– Quand je dis quarante ans, je lui fais grâce encore de cinq ou six bonnes années ; mais il faut être galant avec ses amies, et madame de Misery est de mes amies, et même de mes bonnes amies.

– Madame de Misery ?

– Sans doute.

– C'est bien elle qui est venue ?

– Et pourquoi diable ! ne vous le dirais-je pas si c'était une autre ?

– Oh ! c'est que...

– En vérité, les femmes sont toutes les mêmes, inexplicables ; je croyais cependant vous connaître, vous particulièrement. Eh bien ! non, je ne vous connais pas plus que les autres. C'est à se damner.

– Bon et cher docteur !

– Assez. Venons au fait.

Andrée le regarda avec inquiétude.

– Est-ce qu'elle s'est trouvée plus mal ? demanda-t-il.

– Qui cela ?

– Pardieu ! la reine.

– La reine !

– Oui, la reine, pour qui madame de Misery est venue me chercher tout à l'heure ; la reine, qui a ses suffocations, ses palpitations. Triste maladie, ma chère demoiselle, incurable. Donnez-moi donc de ses nouvelles si vous êtes venue de sa part, et retournons auprès d'elle.

Et le docteur Louis fit un mouvement qui indiquait son intention de quitter la place où il se trouvait.

Mais Andrée l'arrêta doucement, et respirant plus à l'aise.

– Non, cher docteur, dit-elle. Je ne viens point de la part de la reine. J'ignorais même qu'elle fût souffrante. Pauvre reine ! si je l'eusse su... Tenez, pardonnez-moi, docteur, mais je ne sais plus ce que je dis.

– Je le vois bien.

– Non seulement je ne sais plus ce que je dis, mais ce que je fais.

– Oh ! ce que vous faites, moi je le sais : vous vous trouvez mal.

Et, en effet, Andrée avait lâché le bras du docteur ; sa main froide retombait tout le long de son corps ; elle s'inclinait, livide et froide.

Le docteur la redressa, la ranima, l'encouragea.

Andrée alors fit sur elle-même un violent effort. Cette âme vigoureuse, qui ne s'était jamais laissée abattre, ni par la douleur physique, ni par la douleur morale, tendit ses ressorts d'acier.

– Docteur, dit-elle, vous savez que je suis nerveuse, et que l'obscurité me cause d'affreuses terreurs ? Je me suis égarée dans l'obscurité, de là l'état étrange où je me trouve.

– Et pourquoi diable ! vous y exposez-vous, à l'obscurité ? Qui vous y force ? Puisque personne ne vous envoyait ici, puisque rien ne vous y amenait.

– Je n'ai pas dit rien, docteur, j'ai dit personne.

– Ah ! ah ! des subtilités, ma chère malade. Nous sommes mal ici pour en faire. Allons ailleurs, surtout si vous en avez pour longtemps.

– Dix minutes, docteur, c'est tout ce que je vous demande.

– Dix minutes, soit, mais pas debout ; mes jambes se refusent positivement à ce mode de dialogue ; allons nous asseoir.

– Où cela ?

– Sur la banquette du corridor, si vous voulez.

– Et là personne ne nous entendra, vous croyez, docteur ? demanda Andrée avec effroi.

– Personne.

– Pas même le blessé qui est là ? continua-t-elle du même ton, en indiquant au docteur cette chambre éclairée par un doux reflet bleuâtre, dans laquelle son regard plongeait.

– Non, dit le docteur, pas même ce pauvre garçon, et j'ajouterai que si quelqu'un nous entend, à coup sûr, ce ne sera point celui-là.

Andrée joignit les mains.

– ô mon Dieu ! il est donc bien mal ? dit-elle.

– Le fait est qu'il n'est pas bien. Mais parlons de ce qui vous amène ; vite, mon enfant, vite ; vous savez que la reine m'attend.

– Eh bien ! docteur, dit Andrée en poussant un soupir. Nous en parlons, ce me semble.

– Quoi ! monsieur de Charny ?

– C'est de lui qu'il s'agit, docteur, et je venais vous demander de ses nouvelles.

Le silence avec lequel le docteur Louis accueillit les paroles auxquelles il devait s'attendre cependant fut glacial. En effet, le docteur rapprochait en ce moment la démarche d'Andrée de la démarche de la reine ; il voyait ces deux femmes mues par un même sentiment, et aux symptômes il croyait reconnaître que ce sentiment c'était un violent amour.

Andrée, qui ignorait la visite de la reine, et qui ne pouvait lire dans l'esprit du docteur tout ce qu'il y avait de triste bienveillance et de miséricordieuse pitié, prit le silence du docteur pour un blâme, peut-être un peu durement formulé, et elle se redressa comme d'habitude sous cette pression, toute muette qu'elle fût.

–Cette démarche, vous pouvez l'excuser, ce me semble docteur, dit elle, car monsieur de Charny est malade d'une blessure reçue dans un duel, et cette blessure c'est mon frère qui la lui a faite.

– Votre frère ! s'écria le docteur Louis ; c'est monsieur Philippe de Taverney qui a blessé monsieur de Charny ?

– Sans doute.

– Oh ! mais j'ignorais cette circonstance.

– Mais maintenant que vous le savez, ne comprenez-vous pas que je doive m'enquérir de l'état dans lequel il se trouve ?

– Oh ! si fait, mon enfant, dit le bon docteur, enchanté de trouver une occasion d'être indulgent. J'ignorais, moi, je ne pouvais deviner la véritable cause.

Et il appuya sur ces derniers mots de manière à prouver à Andrée qu'il n'adoptait ses conclusions que sous toutes réserves.

– Voyons, docteur, dit Andrée en s'appuyant des deux mains au bras du son interlocuteur, et en le regardant en face, voyons, dites toute votre pensée.

– Mais, je l'ai dite. Pourquoi ferais-je des restrictions mentales ?

– Un duel entre gentilshommes c'est chose banale, c'est un événement de tous les jours.

– La seule chose qui pourrait donner de l'importance à ce duel, ce serait le cas où nos deux jeunes gens se seraient battus pour une femme.

– Pour une femme, docteur ?

– Oui. Pour vous, par exemple.

– Pour moi ! Andrée poussa un profond soupir. Non, docteur, ce n'est pas pour moi que monsieur de Charny s'est battu.

Le docteur eut l'air de se contenter de la réponse, mais, d'une façon ou de l'autre, il voulut avoir l'explication du soupir.

– Alors, dit-il, je comprends, c'est votre frère qui vous a envoyée pour avoir un bulletin exact de la santé du blessé.

– Oui ! c'est mon frère ! oui, docteur, s'écria Andrée.

Le docteur la regarda à son tour en face.

« Oh ! ce que tu as dans le cœur, âme inflexible, je vais bien le savoir », murmura-t-il.

Puis, tout haut :

– Eh bien donc ! dit-il, je vais vous dire toute la vérité, comme on la doit à toute personne intéressée à la connaître. Reportez-la à votre frère, et qu'il prenne ses arrangements en conséquence... Vous comprenez.

– Non, docteur, car je cherche ce que vous voulez dire par ces mots : « Qu'il prenne ses arrangements en conséquence. »

– Voici... Un duel, même à présent, n'est pas chose agréable au roi. Le roi ne fait plus observer les édits, c'est vrai ; mais quand un duel a fait scandale, Sa Majesté bannit ou emprisonne.

– C'est vrai, docteur.

– Et quand, par malheur, il y a eu mort d'homme ; oh ! alors, le roi est impitoyable. Eh bien ! conseillez à votre cher frère de se mettre à couvert pour un temps donné.

– Docteur, s'écria Andrée, docteur, monsieur de Charny est donc bien mal ?

– écoutez, chère demoiselle, je vous ai promis la vérité ; la voici : vous voyez bien ce pauvre garçon qui sort là-bas ou plutôt qui râle dans cette chambre ?

– Docteur, oui, repartit Andrée d'une voix étranglée ; eh bien ?...

– Eh bien ! s'il n'est pas sauvé demain à pareille heure, si la fièvre qui vient de naître et qui le dévore n'a pas cessé, monsieur de Charny, demain à pareille heure, sera un homme mort.

Andrée sentit qu'elle allait pousser un cri, elle se serra la gorge, elle s'enfonça les ongles dans les chairs, pour éteindre dans la douleur physique un peu de cette angoisse qui lui déchirait le cœur.

Louis ne put voir sur ses traits l'effrayant ravage que cette lutte avait produit.

Andrée se donnait comme une femme spartiate.

– Mon frère, dit-elle, ne fuira pas ; il a combattu monsieur de Charny en homme de cœur ; s'il a eu le malheur de le frapper, c'était à son corps défendant ; s'il l'a tué, Dieu le jugera.

– Elle n'était pas venue pour son compte, se dit le docteur ; c'est donc pour la reine, alors. Voyons si Sa Majesté a poussé la légèreté jusque-là.

– Comment la reine a-t-elle pris ce duel ? demanda-t-il.

– La reine ? je ne sais pas, repartit Andrée. Qu'importe à la reine ?

– Mais monsieur de Taverney lui est agréable, je suppose ?

– Eh bien ! monsieur de Taverney est sauf ; espérons que Sa Majesté défendra elle-même mon frère, si on l'accusait.

Louis, battu des deux côtés dans sa double hypothèse, abandonna la partie.

– Je ne suis pas un physiologiste, dit-il, je ne suis qu'un chirurgien. Pourquoi, diable ! quand je sais si bien le jeu des muscles et des nerfs, vais-je me mêler du jeu des caprices et des passions des femmes ?

« Mademoiselle, vous avez appris ce que vous désirez savoir. Faites, ou ne faites pas fuir monsieur de Taverney, cela vous regarde. Quant à moi, mon devoir est d'essayer à sauver le blessé... cette nuit, sans quoi la mort qui continue tranquillement son œuvre me l'enlèverait dans les vingt-quatre heures. Adieu. »

Et il lui ferma doucement, mais net, la porte sur les talons.

Andrée passa une main convulsive sur son front, se vit seule, seule avec cette épouvantable réalité. Il lui sembla que déjà la mort, dont venait de parler si froidement le docteur, descendait sur cette chambre, et passait en blanc suaire dans le corridor obscur.

Le vent de la funèbre apparition glaça ses membres, elle s'enfuit jusqu'à son appartement, s'enferma sous un triple tour de clef, et tombant à deux genoux sur le tapis de son lit :

– Mon Dieu ! s'écria-t-elle avec une énergie sauvage, avec des torrents de larmes brûlantes, mon Dieu ! vous n'êtes pas injuste, vous n'êtes pas insensé ; vous n'êtes pas cruel, mon Dieu ! Vous pouvez tout, vous ne laisserez pas mourir ce jeune homme, qui n'a pas fait de mal, et qui est aimé en ce monde. Mon Dieu ! nous autres, pauvres humains, nous ne croyons vraiment qu'au pouvoir de votre bienfaisance, bien qu'en toute occasion nous tremblions devant le pouvoir de votre colère. Mais moi !... moi... qui vous supplie, j'ai été assez éprouvée en ce monde, j'ai assez souffert sans avoir commis de crime. Eh bien ! je ne me suis jamais plainte, même à vous ; je n'ai jamais douté de vous. Si, aujourd'hui que je vous prie ; si, aujourd'hui que je conjure ; si, aujourd'hui que je demande, que je veux la vie d'un jeune homme... si aujourd'hui vous me refusiez, ô mon Dieu ! je dirais que vous avez abusé contre moi de toutes vos forces, et que vous êtes un dieu de sombres colères, de vengeances inconnues ; je dirais... Oh ! je blasphème, pardon ! je blasphème !... et vous ne me frappez pas ! Pardon, pardon ! vous êtes bien le Dieu de la clémence et de la miséricorde.

Andrée sentit sa vue s'éteindre, ses muscles plier ; elle se renversa inanimée, les cheveux épars, et resta comme un cadavre sur le parquet.

Lorsqu'elle se réveilla de ce froid sommeil, et que tout lui vint à l'esprit, fantômes et douleurs :

– Mon Dieu ! murmura-t-elle avec un accent sinistre, vous avez été immiséricordieux ; vous m'avez punie, je l'aime !... Oh ! oui, je l'aime, c'est assez, n'est-ce pas ? Maintenant, me le tuerez-vous ?

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