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Chapitre LVI
Un ministre des finances

Nous avons vu que la reine, avant de recevoir Andrée, avait lu un billet de madame de La Motte, et qu'elle avait souri.

Ce billet renfermait seulement ces mots, avec toutes les formules possibles de respect :

« Et Votre Majesté peut être assurée qu'il lui sera fait crédit, et que la marchandise sera livrée de confiance. »

Donc, la reine avait souri, et brûlé le petit billet de Jeanne.

Lorsqu'elle se fut un peu assombrie en la société de mademoiselle de Taverney, madame de Misery vint lui annoncer que monsieur de Calonne attendait l'honneur d'être admis auprès d'elle.

Il n'est pas hors de propos d'expliquer ce nouveau personnage au lecteur. L'histoire le lui a assez fait connaître, mais le roman, qui dessine moins exactement les perspectives et les grands traits, donne peut-être un détail plus satisfaisant à l'imagination.

Monsieur de Calonne était un homme d'esprit, d'infiniment d'esprit même, qui, sortant de cette génération de la dernière moitié du siècle, peu habituée aux larmes, bien que raisonneuse, avait pris son parti du malheur suspendu sur la France, mêlait son intérêt à l'intérêt commun, disait comme Louis XV : « Après nous la fin du monde » ; et cherchait partout des fleurs pour parer son dernier jour.

Il savait les affaires, était homme de cour. Tout ce qu'il y eut de femmes illustres par leur esprit, leur richesse et leur beauté, il l'avait cultivé par des hommages pareils à ceux que l'abeille rend aux plantes chargées d'arômes et de sucs.

C'était alors le résumé de toutes les connaissances que la conversation de sept à huit hommes et de dix à douze femmes. Monsieur de Calonne avait pu compter avec d'Alembert, raisonner avec Diderot, railler avec Voltaire, rêver avec Rousseau. Enfin il avait été assez fort pour rire au nez de la popularité de monsieur Necker.

Monsieur Necker le sage et le profond, dont le compte-rendu avait paru éclairer toute la France ; Calonne l'ayant bien observé sur toutes ses faces, avait fini par le rendre ridicule, aux yeux même de ceux qui le craignaient le plus, et la reine et le roi, que ce nom faisait tressaillir, ne s'étaient accoutumés qu'en tremblant à l'entendre bafouer par un homme d'état élégant, de bonne humeur, qui, pour répondre à tant de beaux chiffres, se contentait de dire : « à quoi bon prouver qu'on ne peut rien prouver. »

En effet, Necker n'avait prouvé qu'une chose, l'impossibilité où il se trouvait de continuer à gérer les finances. Monsieur de Calonne, lui, les accepta comme un fardeau trop léger pour ses épaules, et dès les premiers moments on peut dire qu'il plia sous le faix.

Que voulait monsieur Necker ? Des réformes. Ces réformes partielles épouvantaient tous les esprits. Peu de gens y gagnaient, et ceux qui y gagnaient y gagnaient peu de chose ; beaucoup, au contraire, y perdaient et y perdaient trop. Quand Necker voulait opérer une juste répartition de l'impôt, quand il entendait frapper les terres de la noblesse et les revenus du clergé, Necker indiquait brutalement une révolution possible. Il fractionnait la nation et l'affaiblissait d'avance quand il eût fallu concentrer toutes ses forces pour l'amener à un résultat général de rénovation.

Ce but, Necker le signalait et le rendait impossible à atteindre, par cela seulement qu'il le signalait. Parler d'une réforme d'abus à ceux qui ne veulent point que ces abus soient réformés, n'est-ce pas s'exposer à l'opposition des intéressés ? Faut-il prévenir l'ennemi de l'heure à laquelle on donnera l'assaut à une place ?

C'est ce que Calonne avait compris, plus réellement ami de la nation, en cela, que le Genevois Necker, plus ami, disons-nous, quant aux faits accomplis, car, au lieu de prévenir un mal inévitable, Galonne accélérait l'invasion du fléau.

Son plan était hardi, gigantesque, sûr ; il s'agissait d'entraîner en deux ans vers la banqueroute le roi et la noblesse, qui l'eussent retardée de dix ans ; puis la banqueroute étant faite, de dire : « Maintenant, riches, payez pour les pauvres, car ils ont faim et dévoreront ceux qui ne les nourriront pas. »

Comment le roi ne vit-il pas tout d'abord les conséquences de ce plan ou ce plan lui-même ? Comment lui, qui avait frémi de rage en lisant le compte-rendu, ne frissonna-t-il pas en devinant son ministre ? Comment ne choisit-il pas entre les deux systèmes, et préféra-t-il se laisser aller à l'aventure ? C'est le seul compte réel que Louis XVI, homme politique, ait à régler avec la postérité. C'était ce fameux principe auquel s'oppose toujours quiconque n'a pas assez de puissance pour couper le mal alors qu'il est invétéré.

Mais pour que le bandeau se soit épaissi de la sorte aux yeux du roi ; pour que la reine, si clairvoyante et si nette dans ses aperçus, se soit montrée aussi aveugle que son époux sur la conduite du ministre, l'histoire, on devrait plutôt dire le roman, c'est ici qu'il est le bienvenu, va donner quelques détails indispensables.

Monsieur de Calonne entra chez la reine.

Il était beau, grand de taille et noble de manières ; il savait faire rire les reines et pleurer ses maîtresses. Bien assuré que Marie-Antoinette l'avait mandé pour un besoin urgent, il arrivait le sourire sur les lèvres. Tant d'autres fussent venus avec une mine renfrognée pour doubler plus tard le mérite de leur consentement !

La reine aussi fut bien gracieuse, elle fit asseoir le ministre et parla d'abord de mille choses qui n'étaient rien.

– Avons-nous de l'argent, dit-elle ensuite, mon cher monsieur de Calonne ?

– De l'argent ? s'écria monsieur de Calonne, mais certainement, madame, que nous en avons, nous en avons toujours.

– Voilà qui est merveilleux, reprit la reine, je n'ai jamais connu que vous pour répondre ainsi à des demandes d'argent ; comme financier vous êtes incomparable.

– Quelle somme faut-il à Votre Majesté ? répliqua Calonne.

– Expliquez-moi d'abord, je vous en prie, comment vous avez fait pour trouver de l'argent là où monsieur Necker disait si bien qu'il n'y en avait pas ?

– Monsieur Necker avait raison, madame, il n'y avait plus d'argent dans les coffres, et cela est si vrai que, le jour de mon avènement au ministère, le 5 novembre 1783, on n'oublie pas ces choses-là, madame, en cherchant le trésor public, je ne trouvai dans la caisse que deux sacs de douze cents livres. Il n'y avait pas un denier de moins.

La reine se mit à rire.

– Eh bien ! dit-elle.

– Eh bien ! madame, si monsieur Necker, au lieu de dire : « Il n'y a plus d'argent », se fût mis à emprunter, comme je l'ai fait, cent millions la première année, et cent vingt-cinq la seconde ; s'il était sûr, comme je le suis, d'un nouvel emprunt de quatre-vingt millions pour la troisième, monsieur Necker eût été un vrai financier ; tout le monde peut dire : « Il n'y a plus d'argent dans la caisse » ; mais tout le monde ne sait pas répondre : « Il y en a. »

– C'est ce que je vous disais ; c'est sur quoi je vous félicitais, monsieur. Comment paiera-t–on ? voilà la difficulté.

– Oh ! madame, répondit Calonne avec un sourire dont nul œil humain ne pouvait mesurer la profonde, l'effrayante signification, je vous réponds bien qu'on paiera.

– Je m'en rapporte à vous, dit la reine, mais causons toujours finances ; avec vous, c'est une science pleine d'intérêt ; ronce chez les autres, elle est un arbre à fruits chez vous.

Calonne s'inclina.

– Avez-vous quelques nouvelles idées ? demanda la reine ; donnez m'en la primeur, je vous en prie.

– J'ai une idée, madame, qui mettra vingt millions dans la poche des Français, et sept ou huit millions dans la vôtre ; pardon, dans la caisse de Sa Majesté.

– Ces millions seront les bienvenus ici et là. Par où arriveront-ils ?

– Votre Majesté n'ignore pas que la monnaie d'or n'a point la même valeur dans tous les états de l'Europe ?

– Je le sais. En Espagne, l'or est plus cher qu'en France.

– Votre Majesté a parfaitement raison, et c'est un plaisir que de causer finances avec elle. L'or vaut en Espagne, depuis cinq à six ans, dix-huit onces de plus par marc qu'en France. Il en résulte que les exportateurs gagnent sur un marc d'or qu'ils exportent de France en Espagne la valeur de quatorze onces d'argent à peu près.

– C'est considérable ! dit la reine.

– Si bien que, dans un an, continua le ministre, si les capitalistes savaient ce que je sais, il n'y aurait plus chez nous un seul louis d'or.

– Vous allez empêcher cela ?

– Immédiatement, madame ; je vais hausser la valeur de l'or à quinze marcs quatre onces, un quinzième de bénéfice. Votre Majesté comprend que pas un louis ne restera dans les coffres, quand on saura qu'à la Monnaie ce bénéfice est donné aux porteurs d'or. La refonte de cette monnaie se fera donc, et dans le marc d'or, qui contient aujourd'hui trente louis, nous en trouverons trente-deux.

– Bénéfice présent, bénéfice futur, s'écria la reine. C'est une idée charmante et qui fera fureur.

– Je le crois, madame, et je suis bien heureux qu'elle ait si complètement obtenu votre approbation.

– Ayez-en toujours de pareilles, et je suis bien certaine alors que vous paierez toutes nos dettes.

– Permettez-moi, madame, dit le ministre, d'en revenir à ce que vous désirez de moi.

– Serait-il possible, monsieur, d'avoir en ce moment...

– Quelle somme ?

– Oh ! beaucoup trop forte peut-être.

Calonne sourit d'une manière qui encouragea la reine.

– Cinq cent mille livres, dit-elle.

– Ah ! madame, s'écria-t-il, quelle peur Votre Majesté m'a faite ; j'ai cru qu'il s'agissait d'une vraie somme.

– Vous pouvez donc ?

– Assurément.

– Sans que le roi...

– Ah ! madame, voilà qui est impossible ; tous mes comptes sont chaque mois soumis au roi ; mais il n'y a pas d'exemples que le roi les ait lus, et je m'en honore.

– Quand pourrai-je compter sur cette somme ?

– Quel jour Votre Majesté en a-t-elle besoin ?

– Au cinq du mois prochain seulement.

– Les comptes seront ordonnancés le deux ; vous aurez votre argent le trois, madame.

– Monsieur de Calonne, merci.

– Mon plus grand bonheur est de plaire à Votre Majesté. Je la supplie de ne jamais se gêner avec ma caisse. Ce sera un plaisir tout d'amour-propre pour son contrôleur-général des finances.

Il s'était levé, avait salué gracieusement ; la reine lui donna sa main à baiser.

– Un mot encore, dit-elle.

– J'écoute, madame.

– Cet argent me coûte un remords.

– Un remords... dit-il.

– Oui. C'est pour satisfaire un caprice.

– Tant mieux, tant mieux... Sur la somme, alors, il y aura au moins moitié de vrais bénéfices pour notre industrie, notre commerce ou nos plaisirs.

– Au fait, c'est vrai, murmura la reine, et vous avez une façon charmante de me consoler, monsieur.

– Dieu soit loué ! madame ; n'ayons jamais d'autres remords que ceux de Votre Majesté, et nous irons droit au paradis.

–C'est que, voyez-vous, monsieur de Calonne, ce serait trop cruel pour moi de faire payer mes caprices au pauvre peuple.

– Eh bien ! dit le ministre en appuyant avec son sourire sinistre sur chacune de ses paroles, n'ayons donc plus de scrupules, madame, car, je vous le jure, ce ne sera jamais le pauvre peuple qui paiera.

– Pourquoi ? dit la reine surprise.

– Parce que le pauvre peuple n'a plus rien, répondit imperturbablement le ministre, et que là où il n'y a rien le roi perd ses droits.

Il salua et sortit.

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