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Chapitre LX
Marie-Antoinette reine, Jeanne de La Motte femme

Le courrier qu'on expédia à Paris, à madame de La Motte, trouva la comtesse, ou plutôt ne la trouva pas chez le cardinal de Rohan.

Jeanne était allée rendre visite à Son éminence ; elle y avait dîné, elle y soupait, et s'entretenait avec lui de cette restitution malencontreuse, quand le courrier vint demander si la comtesse se trouvait chez monsieur de Rohan.

Le suisse, en habile homme, répondit que Son éminence était sortie, et que madame de La Motte n'était pas à l'hôtel, mais que rien n'était plus aisé que de lui faire dire ce dont la reine avait chargé son messager, attendu qu'elle viendrait probablement le soir à l'hôtel.

– Qu'elle se rende à Versailles le plus vite qu'il se pourra, dit le coureur, et il partit ayant semé le même avis dans tous les domiciles présumés de la nomade comtesse.

Mais à peine le messager fut-il parti, que le suisse, faisant sa commission sans aller bien loin, envoya sa femme prévenir madame de La Motte chez monsieur de Rohan, où les deux associés philosophaient à loisir sur l'instabilité des grosses sommes d'argent.

La comtesse, à l'avertissement, comprit qu'il y avait urgence à partir. Elle demanda deux bons chevaux au cardinal, qui l'installa lui-même dans une berline sans armoiries, et tandis qu'il faisait force commentaires sur ce message, la comtesse roulait si bien qu'en une heure elle arrivait devant le château.

Quelqu'un l'attendait qui l'introduisit sans retard auprès de Marie-Antoinette.

La reine était retirée dans sa chambre. Le service de nuit tout fait : plus une femme dans l'appartement, excepté madame de Misery, qui lisait dans le petit boudoir.

Marie-Antoinette brodait ou feignait de broder, prêtant une oreille inquiète à tous les bruits du dehors, lorsque Jeanne se précipita au-devant d'elle.

– Ah ! s'écria la reine, vous voici, tant mieux. Une nouvelle... comtesse.

– Bonne ! madame ?

– Jugez-en. Le roi a refusé les cinq cent mille livres.

– à monsieur de Calonne ?

– à tout le monde. Le roi ne veut plus me donner d'argent. Ces choses là n'arrivent qu'à moi.

– Mon Dieu ! murmura la comtesse.

– C'est à ne pas croire, n'est-ce pas, comtesse ? Refuser, biffer l'ordonnance déjà faite. Enfin, ne parlons plus de ce qui est mort. Vous allez vite retourner à Paris.

– Oui, madame.

– Et dire au cardinal, puisqu'il a mis tant de dévouement à me faire plaisir, que j'accepte ses cinq cent mille livres jusqu'au prochain trimestre. C'est égoïste de ma part, comtesse ! mais il le faut... j'abuse.

– Eh ! madame, murmura Jeanne, nous sommes perdues, monsieur le cardinal n'a plus d'argent.

La reine fit un bond, comme si elle venait d'être blessée ou insultée.

– Plus... d'argent... balbutia-t-elle.

– Madame, une créance sur laquelle ne comptait plus monsieur de Rohan lui est revenue. C'était une dette d'honneur, il a payé.

– Cinq cent mille livres ?

– Oui, madame.

– Mais...

– Son dernier argent... Plus de ressources !

La reine s'arrêta comme étourdie par ce malheur.

– Je suis bien éveillée, n'est-ce pas ? dit-elle. C'est bien à moi qu'arrivent tous ces mécomptes ? Comment savez-vous cela, comtesse, que monsieur de Rohan n'a plus d'argent ?

– Il me contait ce désastre, il y a une heure et demie, madame. Ce désastre est d'autant moins réparable que les cinq cent mille livres étaient ce qu'on appelle le fond du tiroir.

La reine appuya son front sur ses deux mains.

– Il faut prendre un parti, dit-elle.

« Que va faire la reine ? » pensa Jeanne.

– Voyez-vous, comtesse, c'est une leçon terrible, qui me punira d'avoir fait en cachette du roi une action de médiocre importance, de médiocre ambition ou de mesquine coquetterie. Je n'avais aucun besoin de ce collier, avouez-le ?

– C'est vrai, madame, mais si une reine ne consultait que ses besoins et ses goûts...

– Je veux consulter avant tout ma tranquillité, le bonheur de ma maison. Il ne fallait rien moins que ce premier échec pour me prouver à combien d'ennuis j'allais m'exposer, combien était féconde en disgrâces la route que j'avais choisie, j'y renonce. Allons franchement, allons librement, allons simplement.

– Madame !

– Et pour commencer, sacrifions notre vanité sur l'autel du devoir, comme dirait monsieur Dorat.

Puis, avec un soupir :

– Ah ! ce collier était bien beau, cependant, murmura-t-elle.

– Il l'est encore, madame, et c'est de l'argent vivant, ce collier.

– Dès à présent, il n'est plus qu'un tas de pierres pour moi. Les pierres, on en fait, quand on a joué avec elles, ce que font les enfants après la partie de marelle, on les jette, on les oublie.

– Que veut dire la reine ?

– La reine veut dire, chère comtesse, que vous allez reprendre l'écrin apporté... par monsieur de Rohan... le reporter aux joailliers Bœhmer et Bossange.

– Le leur rendre ?

– Précisément.

– Mais, madame, Votre Majesté a donné deux cent cinquante mille livres d'arrhes.

– C'est encore deux cent cinquante mille livres que je gagne, comtesse ; me voilà d'accord avec les comptes du roi.

– Madame ! madame ! s'écria la comtesse, perdre ainsi un quart de million ! Car il peut arriver que les joailliers fassent des difficultés pour rendre des fonds dont ils auraient disposé.

– J'y compte et leur abandonne les arrhes, à condition que le marché sera rompu. Depuis que j'entrevois ce but, comtesse, je me sens plus légère. Avec ce collier sont venus s'installer ici les soucis, les chagrins, les craintes, les soupçons. Jamais ces diamants n'auraient eu assez de feux pour sécher toutes les larmes que je sens peser en nuages sur moi. Comtesse, emportez-moi cet écrin tout de suite. Les joailliers font là une bonne affaire. Deux cent cinquante mille livres de pot-de-vin, c'est un bénéfice ; c'est le bénéfice qu'ils faisaient sur moi, et, de plus, ils ont le collier. Je pense qu'ils ne se plaindront pas, et que nul n'en saura rien.

« Le cardinal n'a agi qu'en vue de me faire plaisir. Vous lui direz que mon plaisir est de n'avoir plus ce collier, et s'il est homme d'esprit, il me comprendra ; s'il est bon prêtre, il m'approuvera et m'affermira dans mon sacrifice. »

En disant ces mots, la reine tendait à Jeanne l'écrin fermé. Celle-ci le repoussa doucement.

– Madame, dit-elle, pourquoi ne pas essayer d'obtenir encore un délai ?

– Demander... non !

– J'ai dit obtenir, madame.

– Demander, c'est s'humilier, comtesse ; obtenir, c'est être humiliée. Je concevrais peut-être qu'on s'humiliât pour une personne aimée, pour sauver une créature vivante, fût-ce son chien ; mais pour avoir le droit de garder ces pierres qui brûlent comme le charbon allumé sans être plus lumineuses et aussi durables, oh ! comtesse, voilà ce que nul conseil ne pourra jamais me décider à accepter. Jamais ! Emportez l'écrin, ma chère, emportez !

– Mais songez, madame, au bruit que ces joailliers vont faire, par politesse, au moins, et pour vous plaindre. Votre refus sera aussi compromettant que l'eût été votre acquiescement. Tout le public saura que vous avez eu les diamants en votre pouvoir.

– Nul ne saura rien. Je ne dois plus rien à ces joailliers ; je ne les recevrai plus ; c'est bien le moins qu'ils se taisent pour mes deux cent cinquante mille livres ; et mes ennemis, au lieu de dire que j'achète des diamants un million et demi, diront seulement que je jette mon argent dans le commerce. C'est moins désagréable. Emportez, comtesse, emportez, et remerciez bien monsieur de Rohan pour sa bonne grâce et sa bonne volonté.

Et par un mouvement impérieux, la reine remit l'écrin à Jeanne, qui ne sentit pas ce poids entre ses mains sans une certaine émotion.

– Vous n'avez pas de temps à perdre, poursuivit la reine ; moins les joailliers auront d'inquiétude, plus nous serons assurées du secret ; repartez vite, et que nul ne voie l'écrin. Touchez d'abord chez vous, dans la crainte qu'une visite chez Bœhmer à cette heure n'éveille les soupçons de la police, qui certainement s'occupe de ce qu'on fait chez moi ; puis, quand votre retour aura dépisté les espions, rendez-vous chez les joailliers, et rapportez-moi un reçu d'eux.

– Oui, madame, il en sera fait ainsi, puisque vous le voulez.

Elle serra l'écrin sous son mantelet, ayant soin que rien ne trahît le volume de la boîte, et monta en carrosse avec tout le zèle que réclamait l'auguste complice de son action.

D'abord, pour obéir, elle se fit conduire chez elle, et renvoya le carrosse chez monsieur de Rohan, afin de ne rien dévoiler du secret au cocher qui l'avait conduite. Ensuite, elle se fit déshabiller pour prendre un costume moins élégant, plus propre à cette course nocturne.

Sa femme de chambre l'habilla rapidement et observa qu'elle était pensive et distraite durant cette opération, ordinairement honorée de toute l'attention d'une femme de cour.

Jeanne réellement ne songeait pas à sa toilette, elle se laissait faire, elle tendait sa réflexion vers une idée étrange inspirée par l'occasion.

Elle se demandait si le cardinal ne commettait pas une grande faute en laissant la reine rendre cette parure, et si la faute commise n'allait pas devenir un amoindrissement pour la fortune que monsieur de Rohan rêvait et pouvait se flatter d'atteindre, participant aux petits secrets de la reine.

Agir selon l'ordre de Marie-Antoinette sans consulter monsieur de Rohan, n'était-ce pas manquer aux premiers devoirs de l'association ? Fût-il à bout de toutes ressources, le cardinal n'aimerait-il pas mieux se vendre lui-même que de laisser la reine privée d'un objet qu'elle avait convoité ?

« Je ne puis faire autrement, se dit Jeanne, que de consulter le cardinal.

« Quatorze cent mille livres ! ajouta-t-elle dans sa pensée ; jamais il n'aura quatorze cent mille livres ! »

Puis, tout à coup, se tournant vers sa femme de chambre :

– Sortez, Rose, dit-elle.

La femme de chambre obéit et madame de La Motte continua son monologue mental.

« Quelle somme ! quelle fortune ! quelle radieuse vie, et comme toute la félicité, tout l'éclat que procure une pareille somme sont bien représentés par ce petit serpent en pierres qui flamboie dans l'écrin que voici. »

Elle ouvrit l'écrin et se brûla les yeux au contact de ces ruisselantes flammes. Elle tira le collier du satin, le roula dans ses doigts, l'enferma dans ses deux petites mains en disant :

– Quatorze cent mille livres qui tiennent là-dedans, car ce collier vaut quatorze cent mille livres argent réel, et les joailliers le paieraient ce prix encore aujourd'hui.

étrange destinée qui permet à la petite Jeanne de Valois, mendiante et obscure, de toucher de sa main la main d'une reine, la première du monde, et de posséder dans ses mains aussi, pour une heure il est vrai, quatorze cent mille livres, une somme qui ne marche jamais seule en ce monde, et que l'on fait toujours escorter par des gardiens armés ou par des garanties qui ne peuvent être moindres en France que celles d'un cardinal et d'une reine.

« Tout cela dans mes dix doigts !... Comme c'est lourd et comme c'est léger !

« Pour emporter en or, précieux métal, l'équivalent de cet écrin, j'aurais besoin de deux chevaux ; pour l'emporter en billets de caisse... et les billets de caisse sont-ils toujours payés ? ne faut-il pas signer, contrôler ? Et puis un billet, c'est du papier : le feu, l'air, l'eau le détruisent. Un billet de caisse n'a pas de cours dans tous les pays ; il trahit son origine, il décèle le nom de son auteur, le nom de son porteur. Un billet de caisse après un certain temps perd une partie de sa valeur ou sa valeur entière. Les diamants, au contraire, sont la dure matière qui résiste à tout, et que tout homme connaît, apprécie, admire et achète, à Londres, à Berlin, à Madrid, au Brésil même. Tous comprennent un diamant, un diamant surtout de la taille et de l'eau qu'on trouve dans ceux-ci ! Qu'ils sont beaux ! Qu'ils sont admirables ! Quel ensemble et quel détail ! Chacun d'eux détaché vaut peut-être plus, proportions gardées, qu'ils ne valent tous ensemble !

« Mais à quoi vais-je penser, dit-elle, tout à coup ; vite prenons le parti soit d'aller trouver le cardinal, soit de rendre le collier à Bœhmer, ainsi que m'en a chargé la reine. »

Elle se leva, tenant toujours dans sa main les diamants qui s'échauffaient et resplendissaient.

« Ils vont donc rentrer chez le froid bijoutier, qui les pèsera et les polira de sa brosse. Eux qui pouvaient briller sur le sein de Marie-Antoinette... Bœhmer se récriera d'abord, puis se rassurera en songeant qu'il a le bénéfice et conserve la marchandise. Ah ! j'oubliais ! dans quelle forme faut-il que je fasse rédiger le reçu du joaillier ? C'est grave ; oui, il y a dans cette rédaction beaucoup de diplomatie à faire. Il faut que l'écrit n'engage, ni Bœhmer, ni la reine, ni le cardinal, ni moi.

« Je ne rédigerai jamais seule un pareil acte. J'ai besoin d'un conseil.

« Le cardinal... Oh ! non. Si le cardinal m'aimait plus ou s'il était plus riche et qu'il me donnât les diamants... »

Elle s'assit sur son sofa, les diamants roulés autour de sa main, la tête brûlante, pleine de pensées confuses et qui parfois l'épouvantaient et qu'elle repoussait avec une énergie fiévreuse.

Soudain son œil devint plus calme, plus fixe, plus arrêté sur une image de pensée uniforme ; elle ne s'aperçut pas que les minutes passaient, que tout prenait en elle un aplomb désormais inébranlable ; que pareille à ces nageurs qui ont posé le pied dans la vase des fleuves, chaque mouvement qu'elle faisait pour se dégager la plongeait plus avant. Une heure se passa dans cette muette et profonde contemplation d'un but mystérieux.

Après quoi elle se leva lentement, pâlie comme la prêtresse par l'inspiration, et sonna sa femme de chambre.

Il était deux heures du matin.

– Trouvez-moi un fiacre, dit-elle, ou une brouette s'il n'y a plus de voiture.

La servante trouva un fiacre qui dormait dans la vieille rue du Temple.

Madame de La Motte monta seule et renvoya sa camériste.

Dix minutes après, le fiacre s'arrêtait à la porte du pamphlétaire Réteau de Villette.

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