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Chapitre LXXII
La fuite

Ce qu'avait promis Oliva, elle le tint.

Ce qu'avait promis Jeanne, elle le fit.

Dès le lendemain, Nicole avait complètement dissimulé son existence à tout le monde, nul ne pouvait soupçonner qu'elle habitait la maison et la rue Saint-Claude.

Toujours abritée derrière un rideau ou derrière un paravent, toujours calfeutrant la fenêtre, en dépit des rayons de soleil qui venaient joyeusement y mordre.

Jeanne, qui, de son côté, préparait tout, sachant que le lendemain devait amener l'échéance du premier paiement de cinq cent mille livres, Jeanne s'arrangeait de façon à ne laisser derrière elle aucun endroit sensible pour le moment où la bombe éclaterait.

Ce moment terrible était le dernier but de ses observations.

Elle avait calculé sagement l'alternative d'une fuite qui était facile, mais cette fuite c'était l'accusation la plus positive.

Rester, rester immobile comme le duelliste sous le coup de l'adversaire ; rester avec la chance de tomber, mais aussi avec la chance de tuer son ennemi, telle fut la détermination de la comtesse.

Voilà pourquoi, dès le lendemain de son entrevue avec Oliva, elle se montra vers deux heures à sa fenêtre, pour indiquer à la fausse reine qu'il était temps de s'apprêter le soir à prendre du champ.

Dire la joie, dire la terreur d'Oliva, ce serait impossible. Nécessité de s'enfuir signifiait danger ; possibilité de fuir signifiait salut.

Elle se mit à envoyer un baiser éloquent à Jeanne, puis fit ses préparatifs en mettant dans son petit paquet quelque peu des effets précieux de son protecteur.

Jeanne, après son signal, disparut de chez elle pour s'occuper de trouver le carrosse auquel on remettrait la chère destinée de mademoiselle Nicole.

Et puis ce fut tout – tout ce que le plus curieux observateur eût pu démêler parmi les indices ordinairement significatifs de l'intelligence des deux amies.

Rideaux fermés, fenêtre close, lumière tardivement errante. Puis, on ne sait trop quels frôlements, quels bruits mystérieux, quels bouleversements auxquels succéda l'ombre avec le silence.

Onze heures du soir sonnaient à Saint-Paul, et le vent de la rivière amenait les coups lugubrement espacés jusqu'à la rue Saint-Claude, lorsque Jeanne arriva dans la rue Saint-Louis avec une chaise de poste attelée de trois vigoureux chevaux.

Sur le siège de cette chaise, un homme enveloppé dans un manteau indiquait l'adresse au postillon.

Jeanne tira cet homme par le bord de son manteau, le fit arrêter au coin de la rue du Roi-Doré.

L'homme vint parler à la maîtresse.

– Que la chaise reste ici, mon cher monsieur Réteau, dit Jeanne ; une demi-heure suffira. J'amènerai ici quelqu'un qui montera dans la voiture, et que vous ferez mener en payant doubles guides à ma petite maison d'Amiens.

– Oui, madame la comtesse.

– Là, vous remettrez cette personne à mon métayer Fontaine, qui sait ce qui lui reste à faire.

– Oui, madame.

– J'oubliais... vous êtes armé, mon cher Réteau ?

– Oui, madame.

– Cette dame est menacée par un fou... Peut-être voudra-t-on l'arrêter en chemin...

– Que ferai-je ?

– Vous ferez feu sur quiconque empêcherait votre marche.

– Oui, madame.

– Vous m'avez demandé vingt louis de gratification pour ce que vous savez, j'en donnerai cent, et je paierai le voyage que vous allez faire à Londres, où vous m'attendrez avant trois mois.

– Oui, madame.

– Voici les cent louis. Je ne vous verrai sans doute plus, car il est prudent pour vous de gagner Saint-Valery et de vous embarquer sur-le-champ pour l'Angleterre.

– Comptez sur moi.

– C'est pour vous.

– C'est pour nous, dit monsieur Réteau en baisant la main de la comtesse. Ainsi, j'attends.

– Et moi, je vais vous expédier la dame.

Réteau entra dans la chaise à la place de Jeanne, qui, d'un pied léger, gagna la rue Saint-Claude et monta chez elle.

Tout dormait dans cet innocent quartier. Jeanne elle-même alluma la bougie qui, levée au-dessus du balcon, devait être le signal pour Oliva de descendre.

« Elle est fille de précaution », se dit la comtesse en voyant la fenêtre sombre.

Jeanne leva et abaissa trois fois sa bougie.

Rien. Mais il lui sembla entendre comme un soupir ou un oui, lancé imperceptiblement dans l'air, sous les feuillages de la fenêtre.

« Elle descendra sans avoir rien allumé, se dit Jeanne ; ce n'est pas un mal. »

Et elle descendit elle-même dans la rue.

La porte ne s'ouvrait pas. Oliva s'était sans doute embarrassée de quelques paquets lourds ou gênants.

– La sotte, dit la comtesse en maugréant ; que de temps perdu pour des chiffons.

Rien ne venait. Jeanne alla jusqu'à la porte en face.

Rien. Elle écouta en collant son oreille aux clous de fer à large tête.

Un quart d'heure passa ainsi ; la demie de onze heures sonna.

Jeanne s'écarta jusqu'au boulevard pour voir de loin si les fenêtres s'éclairaient.

Il lui sembla voir se promener une clarté douce dans le vide des feuilles sous les doubles rideaux.

– Que fait-elle ! mon Dieu ! que fait-elle, la petite misérable ? Elle n'a pas vu le signal, peut-être. Allons ! du courage, remontons.

Et en effet, elle remonta chez elle pour faire jouer encore le télégraphe de ses bougies.

Aucun signe ne répondit aux siens.

« Il faut, se dit Jeanne en froissant ses manchettes avec rage, il faut que la drôlesse soit malade et ne puisse bouger. Oh ! mais, qu'importe ! vive ou morte, elle partira ce soir. »

Elle descendit encore son escalier avec la précipitation d'une lionne poursuivie. Elle tenait en main la clef qui tant de fois avait procuré à Oliva la liberté nocturne.

Au moment de glisser cette clef dans la serrure de l'hôtel, elle s'arrêta.

« Si quelqu'un était là-haut, près d'elle ? pensa la comtesse.

« Impossible, j'entendrai les voix, et il sera temps de redescendre. Si je rencontrais quelqu'un dans l'escalier... Oh ! »

Elle faillit reculer sur cette supposition périlleuse.

Le bruit du piétinement de ses chevaux sur le pavé sonore la décida.

– Sans péril, fit-elle, rien de grand ! Avec de l'audace, jamais de péril !

Elle fit tourner le pêne de la lourde serrure, et la porte s'ouvrit.

Jeanne connaissait les localités ; son intelligence les lui eût révélées lors même qu'en attendant Oliva chaque soir elle ne s'en fût pas rendu compte. L'escalier étant à gauche, Jeanne se lança dans l'escalier.

Pas de bruit, pas de lumière, personne.

Elle arriva ainsi au palier de l'appartement de Nicole.

Là, sous la porte, on voyait la raie lumineuse ; là, derrière cette porte, on entendait le bruit d'un pas agité.

Jeanne, haletante, mais étranglant son souffle, écouta. On ne causait pas. Oliva était donc bien seule, elle marchait, rangeait sans doute. Elle n'était donc pas malade, et il ne s'agissait que d'un retard.

Jeanne gratta doucement le bois de la porte.

– Oliva ! Oliva ! dit-elle ; amie ! petite amie !...

Le pas s'approcha sur le tapis.

– Ouvrez ! ouvrez ! dit précipitamment Jeanne.

La porte s'ouvrit, un déluge de lumière inonda Jeanne, qui se trouva en face d'un homme porteur d'un flambeau à trois branches. Elle poussa un cri terrible en se cachant le visage.

– Oliva ! dit cet homme, est-ce que ce n'est pas vous ?

Et il leva doucement la mante de la comtesse.

– Madame la comtesse de La Motte, s'écria-t-il à son tour, avec un ton de surprise admirablement naturel.

– Monsieur de Cagliostro ! murmura Jeanne chancelante et près de s'évanouir.

Parmi tous les dangers que Jeanne avait pu supposer, celui-là n'était jamais apparu à la comtesse. Il ne se présentait pas bien effrayant au premier abord, mais en réfléchissant un peu, en observant un peu l'air sombre et la profonde dissimulation de cet homme étrange, le danger devait paraître épouvantable.

Jeanne faillit perdre la tête, elle recula, elle eut envie de se précipiter du haut en bas de l'escalier.

Cagliostro lui tendit poliment la main, en l'invitant à s'asseoir.

– à quoi dois-je l'honneur de votre visite, madame ? dit-il d'une voix assurée.

– Monsieur... balbutia l'intrigante, qui ne pouvait détacher ses yeux de ceux du comte, je venais... je cherchais...

– Permettez, madame, que je sonne pour faire châtier ceux de mes gens qui ont la maladresse, la grossièreté de laisser se présenter seule une femme de votre rang.

Jeanne trembla. Elle arrêta la main du comte.

– Il faut, continua celui-ci imperturbablement, que vous soyez tombée à ce drôle d'Allemand qui est mon suisse, et qui s'enivre. Il ne vous aura pas connue. Il aura ouvert sa porte sans rien dire, sans rien faire ; il aura dormi après avoir ouvert.

– Ne le grondez pas, monsieur, articula plus librement Jeanne, qui ne soupçonna pas le piège, je vous en prie.

– C'est bien lui qui a ouvert, n'est-ce pas, madame ?

– Je crois que oui... Mais vous m'avez promis de ne pas le gronder.

– Je tiendrai ma parole, dit le comte en souriant. Seulement, madame, veuillez vous expliquer maintenant.

Et une fois cette échappée donnée, Jeanne, qu'on ne soupçonnait plus d'avoir ouvert elle-même la porte, pouvait mentir sur l'objet de sa visite. Elle n'y manqua pas.

– Je venais, dit-elle fort vite, vous consulter, monsieur le comte, sur certains bruits qui courent.

– Quels bruits, madame ?

– Ne me pressez pas, je vous prie, dit-elle en minaudant ; ma démarche est délicate...

« Cherche ! Cherche ! pensait Cagliostro ; moi j'ai déjà trouvé. »

– Vous êtes un ami de Son éminence monseigneur le cardinal de Rohan, dit Jeanne.

« Ah ! ah ! pas mal, pensa Cagliostro. Va jusqu'au bout du fil que je tiens ; mais plus loin je te le défends. »

– Je suis en effet, madame, assez bien avec Son éminence, dit-il.

– Et je venais, continua Jeanne, me renseigner prés de vous sur...

– Sur ! dit Cagliostro avec une nuance d'ironie.

– Je vous ai dit que ma position est délicate, monsieur, n'en abusez pas. Vous ne devez pas ignorer que monsieur de Rohan me témoigne quelque affection, et je voudrais savoir jusqu'à quel point je puis compter... Enfin, monsieur, vous lisez, dit-on, dans les plus épaisses ténèbres des esprits et des cœurs.

– Encore un peu de clarté, madame, dit le comte, pour que je sache mieux lire dans les ténèbres de votre cœur et de votre esprit.

– Monsieur, on dit que Son éminence aime ailleurs ; que Son éminence aime en haut lieu... On dit même...

Ici Cagliostro fixa sur Jeanne, qui faillit tomber renversée, un regard plein d'éclairs.

– Madame, dit-il, je lis en effet dans les ténèbres ; mais pour bien lire, j'ai besoin d'être aidé. Veuillez répondre aux questions que voici :

« Comment êtes-vous venue me chercher ici ? Ce n'est pas ici que je demeure.

Jeanne frémit.

– Comment êtes-vous entrée ici ? car il n'y a ni suisse ivre, ni valets, dans cette partie de l'hôtel.

« Et si ce n'est pas moi que vous veniez chercher, qu'y cherchez-vous ?

« Vous ne répondez pas ? fit-il à la tremblante comtesse ; je vais donc aider votre intelligence.

« Vous êtes entrée avec une clef que je sens là dans votre poche ; la voici.

« Vous veniez chercher ici une jeune femme que, par bonté pure, je cachais chez moi.

Jeanne chancela comme un arbre déraciné.

– Et... quand cela serait ? dit-elle tout bas, quel crime aurais-je commis ? N'est-il pas permis à une femme de venir voir une femme ? Appelez-la, elle vous dira si notre amitié n'est pas avouable...

– Madame, interrompit Cagliostro, vous me dites cela parce que vous savez bien qu'elle n'est plus ici.

– Qu'elle n'est plus ici !... s'écria Jeanne épouvantée. Oliva n'est plus ici ?

– Oh ! fit Cagliostro, vous ignorez peut-être qu'elle est partie, vous qui avez aidé à l'enlèvement ?

– à l'enlèvement ! moi ! moi ! s'écria Jeanne qui reprit espoir. On l'a enlevée et vous m'accusez ?

– Je fais plus, je vous convaincs, dit Cagliostro.

– Prouvez ! fit impudemment la comtesse.

Cagliostro prit un papier sur une table et le montra :

« Monsieur et généreux protecteur, disait le billet adressé à Cagliostro, pardonnez-moi de vous quitter ; mais avant tout j'aimais monsieur de Beausire ; il vient, il m'emmène, je le suis. Adieu. Recevez l'expression de ma reconnaissance. »

– Beausire !... dit Jeanne pétrifiée, Beausire... Lui qui ne savait pas l'adresse d'Oliva !

– Oh ! que si fait, madame, répliqua Cagliostro en lui montrant un second papier qu'il tira de sa poche ; tenez, j'ai ramassé ce papier dans l'escalier en venant ici rendre ma visite quotidienne. Ce papier sera tombé des poches de monsieur Beausire.

La comtesse lut en frissonnant :

« Monsieur de Beausire trouvera mademoiselle Oliva rue Saint-Claude, au coin du boulevard ; il la trouvera et l'emmènera sur-le-champ. C'est une amie bien sincère qui le lui conseille. Il est temps. »

– Oh ! fit la comtesse en froissant le papier.

– Et il l'a emmenée, dit froidement Cagliostro.

– Mais qui a écrit ce billet ? dit Jeanne.

– Vous, apparemment, vous l'amie sincère d'Oliva.

– Mais comment est-il entré ici ? s'écria Jeanne, en regardant avec rage son impassible interlocuteur.

– Est-ce qu'on n'entre pas avec votre clef ? dit Cagliostro à Jeanne.

– Mais puisque je l'ai, monsieur Beausire ne l'avait pas.

– Quand on a une clef, on peut en avoir deux, répliqua Cagliostro en la regardant en face.

– Vous avez là des pièces convaincantes, répondit lentement la comtesse, tandis que moi je n'ai que des soupçons.

– Oh ! j'en ai aussi, dit Cagliostro, et qui valent bien les vôtres, madame.

En disant ces mots, il la congédia par un geste imperceptible.

Elle se mit à descendre ; mais le long de cet escalier désert, sombre, qu'elle avait monté, elle trouva vingt bougies et vingt laquais espacés, devant lesquels Cagliostro l'appela hautement et à dix reprises : Madame la comtesse de La Motte.

Elle sortit, soufflant la fureur et la vengeance, comme le basilic souffle le feu et le poison.

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