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Chapitre VI
La consigne

Au moment où elles se mettaient en chemin, les bouffées d'un vent rude apportèrent à l'oreille des voyageuses les trois quarts sonnant à l'horloge de l'église de Saint-Louis.

– O mon Dieu ! onze heures trois quarts, s'écrièrent ensemble les deux femmes.

– Voyez, toutes les grilles sont fermées, ajouta la plus jeune.

– Oh ! pour cela, je m'en inquiète peu, chère Andrée ; car la grille fût-elle restée ouverte, nous ne serions certes pas rentrées par la cour d'honneur. Allons, vite, vite, allons-nous-en par les Réservoirs.

Et toutes deux se dirigèrent vers la droite du château.

Chacun sait, en effet, qu'il y a de ce côté un passage particulier qui mène aux jardins.

On arriva à ce passage.

– La petite porte est fermée, Andrée, dit avec inquiétude l'aînée des deux femmes.

– Heurtons, madame.

– Non, appelons. Laurent doit m'attendre, je l'ai prévenu que peut-être rentrerais-je tard.

– Eh bien, je vais appeler.

Et Andrée s'approcha de la porte.

– Qui va là ? dit une voix de l'intérieur, qui n'attendit même point qu'on appelât.

– Oh ! ce n'est pas la voix de Laurent, dit la jeune femme effrayée.

– Non, en effet.

L'autre femme s'approcha à son tour.

– Laurent ! murmura-t-elle à travers la porte.

Pas de réponse.

– Laurent ! répéta la dame en heurtant.

– Il n'y a pas de Laurent ici, répliqua rudement la voix.

– Mais, fit Andrée avec insistance, que ce soit Laurent ou non, ouvrez toujours.

– Je n'ouvre pas.

– Mais, mon ami, vous ne savez pas que Laurent a l'habitude de nous ouvrir.

– Je me moque pas mal de Laurent ! j'ai ma consigne.

– Qui êtes-vous donc ?

– Qui je suis ?

– Oui.

– Et vous ? dit la voix.

L'interrogation était un peu brutale, mais il n'y avait pas à marchander, il fallait répondre.

– Nous sommes des dames de la suite de Sa Majesté. Nous logeons au château, et nous voudrions rentrer chez nous.

– Eh bien ! moi, mesdames, je suis un Suisse de la première compagnie Salis-Samade, et je ferai tout le contraire de Laurent, je vous laisserai à la porte.

– Oh ! murmurèrent les deux femmes, dont l'une serra avec colère les mains de l'autre.

Puis, faisant un effort sur elle-même :

– Mon ami, dit-elle, je conçois que vous observiez votre consigne, c'est d'un bon soldat, et je ne veux pas vous y faire manquer. Rendez-moi seulement, je vous prie, le service de faire prévenir Laurent, qui ne doit pas être éloigné.

– Je ne puis quitter mon poste.

– Envoyez quelqu'un.

– Je n'ai personne.

– Par grâce !

– Eh ! mordieu ! madame, couchez en ville. Ne voila-t-il pas une belle affaire ! Oh ! si l'on me fermait la porte de la caserne au nez, je trouverais bien un gîte, moi, allez.

– Grenadier, écoutez, dit avec résolution l'aînée des deux dames. Vingt louis pour vous, si vous ouvrez.

– Et dix ans de fers ; merci ! Quarante-huit livres par an, ce n'est point assez.

– Je vous ferai nommer sergent.

– Oui, et celui qui m'a donné ma consigne me fera fusiller ; merci !

– Qui donc vous a donné cette consigne ?

– Le roi.

– Le roi ! répétèrent les deux femmes avec épouvante ; oh ! nous sommes perdues.

La plus jeune semblait presque folle.

– Voyons, voyons, dit l'aînée, y a-t-il d'autres portes ?

– Oh ! madame, si on a fermé celle-ci, on a fermé les autres.

– Oh ! non, c'est un parti pris.

– Et si nous ne trouvons pas Laurent à cette porte, qui est la sienne, où croyez-vous que nous le trouvions ?

– C'est vrai, et tu as raison. Oh ! Andrée, Andrée, voilà un horrible tour du roi. Oh ! oh !

Et la dame accentua ses dernières paroles avec un mépris menaçant.

Cette porte des Réservoirs était pratiquée dans l'épaisseur d'une muraille assez profonde pour faire de cette niche une espèce de vestibule.

Un banc de pierre régnait des deux côtés.

Les dames s'y laissèrent tomber, dans un état d'agitation qui ressemblait au désespoir.

On y voyait sous la porte une raie lumineuse ; on entendait derrière la porte le pas du Suisse, qui tantôt levait, tantôt posait son fusil.

Au-delà de ce mince obstacle de chêne, le salut ; en deçà, la honte, un scandale, presque la mort.

– Oh ! demain, demain, quand on saura ! murmura l'aînée des deux femmes.

– Mais vous direz la vérité.

– La croira-t-on ?

– Vous avez des preuves.

– Oh ! oui, en effet, je serai admise à donner des preuves, s'écria la dame avec un rire amer.

– Madame, le soldat ne va pas veiller toute la nuit, dit la jeune femme qui semblait reprendre courage au fur et à mesure que le perdait sa compagne ; à une heure ou l'autre, on le relèvera, et son successeur sera plus complaisant peut-être. Attendons.

– Oui, mais des patrouilles vont passer une fois minuit sonné ; on me trouvera dehors attendant, me cachant. C'est infâme ! Tenez, Andrée, le sang me monte au visage et me suffoque.

– Oh ! du courage, madame ; vous si forte d'habitude, moi si faible tout à l'heure, et c'est moi qui vous soutiens !

– Il y a un complot là-dessous, Andrée, nous en sommes les victimes. Jamais cela n'est arrivé, jamais la porte n'a été fermée ; j'en mourrai, Andrée, j'en meurs !

Et elle se renversa en arrière, comme si elle suffoquait effectivement.

Au même instant, sur ce pavé sec et blanc de Versailles, que si peu de pas foulent aujourd'hui, un pas retentit.

En même temps, une voix se fit entendre, voix légère et joyeuse, voix de jeune homme chantant.

Il chantait une de ces chansons maniérées qui appartiennent essentiellement à l'époque que nous essayons de peindre :

Pourquoi ne puis-je pas le croire ?
Oh ! que n'est-ce pas la vérité !
Ce que tous deux, dans l'ombre noire,
Cette nuit nous avons été.

Morphée, en fermant ma paupière,
Fit de moi l'acier le plus doux ;
D'aimant vous étiez une pierre
Et vous m'entraîniez près de vous !

– Cette voix ! s'écrièrent en même temps les deux femmes.

– Je la connais, dit l'aînée.

– C'est celle de...

Ce dieu, par un beau stratagème,
De cet aimant fit un écho.

continua la voix.

– C'est lui ! dit à l'oreille d'Andrée, la dame dont l'inquiétude s'était si énergiquement manifestée ; c'est lui, il nous sauvera.

En ce moment, un jeune homme, enseveli dans une grande redingote de fourrure, pénétra dans le petit vestibule, et, sans voir les deux femmes, heurta la porte en appelant :

– Laurent !

– Mon frère ! dit l'aînée des deux femmes en touchant l'épaule du jeune homme.

– La reine ! s'écria celui-ci en reculant d'un pas et en mettant le chapeau à la main.

– Chut ! Bonsoir, mon frère.

– Bonsoir, madame ; bonsoir ma sœur ; vous n'êtes pas seule.

– Non, je suis avec Mlle Andrée de Taverney.

– Ah ! fort bien. Bonsoir, mademoiselle.

– Monseigneur, murmura Andrée en s'inclinant.

– Vous sortez, mesdames ? dit le jeune homme.

– Non pas.

– Vous rentrez, alors ?

– Nous le voudrions bien, rentrer.

– Est-ce que vous n'avez pas appelé Laurent ?

– Si fait.

– Alors ?

– Alors, appelez un peu Laurent, à votre tour, et vous allez voir.

– Oui, oui, appelez, monseigneur, et vous verrez.

Le jeune homme, que l'on a sans doute reconnu pour le comte d'Artois, s'approcha à son tour, et de nouveau :

– Laurent ! cria-t-il en frappant à la porte.

– Bon, voilà la plaisanterie qui va recommencer, dit la voix du Suisse ; je vous préviens que si vous me tourmentez plus longtemps, je vais appeler mon officier.

– Qu'est-ce que cela ? dit le jeune homme interdit en se retournant vers la reine.

– Un Suisse que l'on a substitué à Laurent, voilà tout.

– Et qui cela ?

– Le roi.

– Le roi !

– Dame ! lui-même nous l'a dit tout à l'heure.

– Et avec une consigne ?...

– Féroce, à ce qu'il paraît.

– Diable ! capitulons.

– Comment cela ?

– Donnons de l'argent à ce drôle.

– Je lui en ai offert ; il a refusé.

– Offrons-lui des galons.

– Je les lui ai offerts.

– Et ?...

– Il n'a voulu entendre à rien.

– Il n'y a qu'un moyen, alors.

– Lequel ?

– Je vais faire du bruit.

– Vous allez nous compromettre ; non, mon cher Charles, je vous en supplie !

– Je ne vous compromettrai pas le moins du monde.

– Oh !

– Vous allez vous mettre à l'écart, je frapperai comme un sourd, je crierai comme un aveugle, on finira par m'ouvrir, et vous passerez derrière moi.

– Essayez.

Le jeune prince se mit de nouveau à appeler Laurent, puis à heurter, puis à faire un tel vacarme avec la poignée de son épée que le Suisse furieux lui cria :

– Ah ! c'est comme cela. Eh bien ! j'appelle mon officier.

– Eh ! pardieu ! appelle, drôle ! C'est ce que je demande depuis un quart d'heure.

Un instant après, on entendit des pas de l'autre côté de la porte. La reine et Andrée se placèrent derrière le comte d'Artois, toutes prêtes à profiter du passage qui, selon toute probabilité, allait lui être ouvert.

On entendit le Suisse expliquer toute la cause de ce bruit.

– Mon lieutenant, dit-il, ce sont des dames avec un homme qui vient de m'appeler drôle. Ils veulent entrer de force.

– Eh bien ! qu'y a-t-il d'étonnant à cela que nous désirions rentrer, puisque nous sommes du château ?

– Ce peut être un désir naturel, monsieur, mais c'est défendu, répliqua l'officier.

– Défendu ! et par qui donc ? morbleu !

– Par le roi.

– Je vous demande pardon ; mais le roi ne peut pas vouloir qu'un officier du château couche dehors.

– Monsieur, ce n'est point à moi de scruter les intentions du roi ; c'est à moi de faire ce que le roi m'ordonne, voilà tout.

– Voyons, lieutenant, ouvrez un peu la porte, afin que nous causions autrement qu'à travers une planche.

– Monsieur, je vous répète que ma consigne est de tenir la porte fermée. Or, si vous êtes officier, comme vous le dites, vous devez savoir ce que c'est qu'une consigne.

– Lieutenant, vous parlez au colonel d'un régiment.

– Mon colonel, excusez-moi, mais ma consigne est formelle.

– La consigne n'est pas faite pour un prince. Voyons, monsieur, un prince ne couche pas dehors, et je suis prince.

– Mon prince, vous me mettez au désespoir, mais il y a un ordre du roi.

– Le roi vous a-t-il ordonné de chasser son frère comme un mendiant ou un voleur ? Je suis le comte d'Artois, monsieur ! Mordieu ! vous risquez gros à me faire ainsi geler à la porte.

– Monseigneur le comte d'Artois, dit le lieutenant, Dieu m'est témoin que je donnerais tout mon sang pour Votre Altesse Royale ; mais le roi m'a fait l'honneur de me dire à moi-même, en me confiant la garde de cette porte, de n'ouvrir à personne, pas même à lui, le roi, s'il se présentait après onze heures. Ainsi, monseigneur, je vous demande pardon en toute humilité ; mais je suis un soldat, et quand je verrais à votre place, derrière cette porte, Sa Majesté la reine transie de froid, je répondrais à Sa Majesté ce que je viens d'avoir la douleur de vous répondre.

Cela dit, l'officier murmura un bonsoir des plus respectueux et regagna lentement son poste.

Quant au soldat, collé au port d'armes contre la cloison même, il n'osait plus respirer, et son cœur battait si fort, que le comte d'Artois, en s'adossant de son côté à la porte, en eût senti les pulsations.

– Nous sommes perdues ! dit la reine à son beau-frère en lui prenant la main.

Celui-ci ne répliqua rien.

– On sait que vous êtes sortie ? demanda-t-il.

– Hélas ! je l'ignore, dit la reine.

– Peut-être aussi n'est-ce que contre moi, ma sœur, que le roi a dirigé cette consigne. Le roi sait que je sors la nuit, que je rentre quelquefois tard. Mme la comtesse d'Artois aura su quelque chose, elle se sera plainte à Sa Majesté : de là cet ordre tyrannique !

– Oh ! non, non, mon frère ; je vous remercie de tout mon cœur de la délicatesse que vous mettez à me rassurer. Mais c'est bien pour moi, ou plutôt contre moi, que la mesure est prise, allez !

– Impossible, ma sœur, le roi a trop d'estime...

– En attendant, je suis à la porte, et demain un scandale affreux résultera d'une chose bien innocente. Oh ! j'ai un ennemi près du roi ; je le sais bien.

– Vous avez un ennemi près du roi, petite sœur ; c'est possible. Eh bien, moi, j'ai une idée.

– Une idée ? Voyons vite.

– Une idée qui va rendre votre ennemi plus sot qu'un âne pendu à son licou.

– Oh ! pourvu que vous nous sauviez du ridicule de cette position, voilà tout ce que je vous demande.

– Si je vous sauverai ! je l'espère bien. Oh ! je ne suis pas plus niais que lui, quoiqu'il soit plus savant que moi !

– Qui, lui ?

– Eh ! pardieu ! M. le comte de Provence.

– Ah ! vous reconnaissez donc comme moi qu'il est mon ennemi ?

– Eh ! n'est-il pas l'ennemi de tout ce qui est jeune, de tout ce qui est beau, de tout ce qui peut... ce qu'il ne peut pas, lui !

– Mon frère, vous savez quelque chose sur cette consigne ?

– Peut-être ; mais d'abord ne restons pas sous cette porte, il y fait un froid de loup. Venez avec moi, chère sœur.

– Où cela ?

– Vous verrez ; quelque part où il fera chaud, au moins ; venez et en route je vous dirai ce que je pense à propos de cette fermeture de porte. Ah ! monsieur de Provence, mon cher et indigne frère ! Donnez-moi le bras, ma sœur ; prenez mon autre bras, mademoiselle de Taverney, et tournons à droite.

On se mit en marche.

– Et vous disiez donc que M. de Provence ?... fit la reine.

– Eh bien ! voilà. Ce soir, après le souper du roi, il vint au grand cabinet ; le roi avait beaucoup causé dans la journée avec le comte de Haga, et l'on ne vous avait pas vue.

– à deux heures, je suis partie pour Paris.

– Je le savais bien ; le roi, permettez-moi de vous le dire, chère sœur, le roi ne songeait pas plus à vous qu'à Aroun-al-Raschild et à son grand vizir Giaffar ; il causait géographie, je l'écoutais, assez impatient, car j'avais aussi à sortir, moi. Ah ! pardon, nous ne sortions probablement pas pour la même cause, de sorte que j'ai tort...

– Allez, allez toujours, dites...

– Tournons à gauche.

– Mais où me menez-vous ?

– à vingt pas. Prenez garde, il y a un tas de neige. Ah ! mademoiselle de Taverney, si vous quittez mon bras, vous allez tomber, je vous en préviens. Bref, pour en revenir au roi, il ne songeait qu'à la latitude et à la longitude, lorsque M. de Provence lui dit : « Je voudrais bien cependant présenter mes hommages à la reine. »

– Ah ! ah ! fit Marie-Antoinette.

– La reine soupe chez elle, répondit le roi.

– Tiens, je la croyais à Paris, ajouta mon frère.

– Non, elle est chez elle, dit tranquillement le roi.

– J'en sors, et l'on ne m'a point reçu, riposta M. de Provence.

Alors je vis le sourcil du roi se froncer. Il nous congédia, mon frère et moi, et sans doute, nous partis, il s'informa. Louis est jaloux par boutades, vous le savez ; il aura voulu vous voir, on lui aura refusé l'entrée, et il se sera douté de quelque chose.

– Précisément, Mme de Misery en avait l'ordre.

– C'est cela ; et pour s'assurer de votre absence, le roi aura donné cette sévère consigne qui nous met dehors.

– Oh ! ceci, c'est un trait affreux, avouez-le, comte.

– Je l'avoue ; mais nous voici arrivés.

– Cette maison... ?

– Vous déplaît-elle, ma sœur ?

– Oh ! je ne dis pas cela ; elle me charme, au contraire. Mais vos gens ?

– Eh bien !

– S'ils me voient.

– Ma sœur, entrez toujours, et je vous garantis que personne ne vous verra.

– Pas même celui qui m'ouvrira la porte ? demanda la reine.

– Pas même celui-là.

– Impossible.

– Nous allons essayer, dit le comte d'Artois en riant.

Et il approcha sa main de la porte.

La reine lui arrêta le bras.

– Je vous en supplie, mon frère, prenez garde.

Le prince appuya son autre main sur un panneau sculpté avec élégance.

La porte s'ouvrit.

La reine ne put réprimer un mouvement de crainte.

– Entrez donc, ma sœur, je vous en conjure, dit le prince ; vous voyez bien que jusqu'à présent il n'y a personne.

La reine regarda Mlle de Taverney, puis, comme une personne qui se risque, elle franchit le seuil avec un de ces gestes si charmants chez les femmes, et qui veulent dire : « à la grâce de Dieu ! »

La porte se referma sans bruit derrière elle.

Alors elle se trouva dans un vestibule de stuc avec des soubassements de marbre, vestibule d'une médiocre étendue, mais d'un goût parfait ; les dalles étaient une mosaïque figurant des bouquets de fleurs, tandis que sur des consoles en marbre cent rosiers bas et touffus faisaient pleuvoir leurs feuilles parfumées, si rares à cette époque de l'année, hors de leurs vases du Japon.

Une douce chaleur, une senteur, plus douce encore, captivaient si bien les sens, qu'à leur arrivée dans le vestibule les deux dames oublièrent non seulement une partie de leurs craintes mais encore une partie de leurs scrupules.

– Maintenant, c'est bien, nous sommes à l'abri, dit la reine, et même, s'il faut l'avouer, l'abri est assez commode. Mais ne serait-il pas bon de vous occuper d'une chose, mon frère ?

– De laquelle ?

– D'éloigner de vous vos serviteurs.

– Oh ! rien de plus facile.

Et le prince, saisissant une sonnette placée dans la cannelure d'une colonne, fit résonner un timbre qui, après avoir frappé un seul coup, vibra mystérieusement dans les profondeurs de l'escalier.

Les deux femmes poussèrent un petit cri d'épouvante.

– Est-ce ainsi que vous éloignez vos gens, mon frère ? demanda la reine ; j'eusse cru, au contraire, que c'était ainsi que vous les appeliez.

– Si je sonnais une seconde fois, oui, quelqu'un viendrait ; mais comme je n'ai donné qu'un seul coup de sonnette, soyez tranquille, ma sœur, personne ne viendra.

La reine se mit à rire.

– Allons, vous êtes un homme de précaution, dit-elle.

– Maintenant, chère sœur, continua le prince, vous ne pouvez habiter un vestibule ; prenez la peine de monter un étage.

– Obéissons, dit la reine ; le génie de la maison ne me paraît pas trop malveillant.

Et elle monta.

Le prince la précédait.

On n'entendit les pas d'aucun d'eux sur les tapis d'Aubusson qui garnissaient les marches de l'escalier.

Arrivé le premier, le prince agita une seconde sonnette, dont le bruit fit de nouveau tressaillir la reine et Mlle de Taverney, qui n'étaient pas prévenues.

Mais leur étonnement redoubla lorsqu'elles virent les portes de cet étage s'ouvrir seules.

– En vérité, Andrée, dit la reine, je commence à trembler ; et vous ?

– Moi, madame, tant que Votre Majesté marchera en avant, je la suivrai avec confiance.

– Rien, ma sœur, n'est plus simple que ce qui se passe, dit le jeune prince : la porte qui vous fait face est celle de votre appartement. Voyez !

Et il indiquait à la reine un charmant réduit dont nous ne saurions omettre la description.

Une petite antichambre en bois de rose, avec deux étagères de Boule, plafond de Boucher, parquet de bois de rose, donnait dans un boudoir de cachemire blanc semé de fleurs brodées à la main par les plus habiles artistes en broderie.

L'ameublement de ce boudoir était une tapisserie au petit point de soie, nuancé avec cet art qui faisait d'un tapis des Gobelins de cette époque un tableau de maître.

Après le boudoir, une belle chambre à coucher bleue tendue de rideaux de dentelle et de soie de Tours, un lit somptueux dans une alcôve obscure, un feu éblouissant dans une cheminée de marbre blanc, douze bougies parfumées brûlant dans des candélabres de Clodion, un paravent de laque azurée avec ses chinoiseries d'or, telles étaient les merveilles qui apparurent aux yeux des dames lorsqu'elles entrèrent timidement dans cet élégant réduit.

Nul être vivant ne se montrait : partout la chaleur, la lumière, sans qu'on pût en quelque point deviner les causes de tant d'heureux effets.

La reine, qui avait pénétré avec réserve déjà dans le boudoir, demeura un instant au seuil de la chambre à coucher.

Le prince s'excusa d'une façon toute civile sur la nécessité qui le poussait à mettre sa sœur dans une confidence indigne d'elle.

La reine répondit par un demi-sourire qui exprimait beaucoup plus de choses que toutes les paroles qu'elle aurait pu prononcer.

– Ma sœur, ajouta alors le comte d'Artois, cet appartement est mon logis de garçon, seul j'y pénètre, et j'y pénètre toujours seul.

– Presque toujours, dit la reine.

– Non, toujours.

– Ah ! fit la reine.

– Au surplus, continua-t-il, il y a dans le boudoir où vous êtes un sofa et une bergère sur lesquels bien des fois, quand la nuit me surprenait, après la chasse, j'ai dormi aussi bien que dans mon lit.

– Je comprends, dit la reine, que Mme la comtesse d'Artois soit parfois inquiète.

– Sans doute, mais avouez, ma sœur, que si Mme la comtesse est inquiète de moi, cette nuit elle aura bien tort.

– Cette nuit, je ne dis pas, mais les autres nuits...

– Ma sœur, quiconque a tort une fois peut avoir tort toujours.

– Abrégeons, dit la reine en s'asseyant sur un fauteuil. Je suis horriblement lasse ; et vous, ma pauvre Andrée ?

– Oh, moi, je succombe de fatigue, et si Votre Majesté le permet...

– En effet, vous pâlissez, mademoiselle, dit le comte d'Artois.

– Faites, faites, ma chère, dit la reine ; asseyez-vous, couchez-vous même ; M. le comte d'Artois nous abandonne cet appartement, n'est-ce pas, Charles ?

– En toute propriété, madame.

– Un instant, comte, un dernier mot.

– Lequel ?

– Si vous partez, comment vous rappellerons-nous ?

– Vous n'avez en rien besoin de moi, ma sœur ; une fois installée, disposez de la maison.

– Il y a donc d'autres pièces que celles-ci ?

– Mais sans doute. Il y a d'abord une salle à manger, que je vous engage à visiter.

– Avec une table toute servie, sans doute ?

– Certainement, et sur laquelle Mlle de Taverney, qui me paraît en avoir grand besoin, trouvera un consommé, une aile de volaille et un doigt de vin de Xérès, et où vous trouverez, vous, ma sœur, une collection de ces fruits cuits que vous aimez.

– Et tout cela sans valets ?

– Pas le moindre.

– Nous verrons. Mais ensuite ?

– Ensuite ?

– Oui, pour retourner au château ?

– Il ne faut pas songer à y rentrer du tout de la nuit, puisque la consigne est donnée. Mais la consigne donnée pour la nuit tombe avec le jour ; à six heures les portes s'ouvrent, sortez d'ici à six heures moins un quart. Vous trouverez dans les armoires des mantes de toutes couleurs et de toutes formes, si vous désirez vous déguiser ; entrez donc, comme je vous le dis, au château, gagnez votre chambre, couchez-vous, et ne vous inquiétez pas du reste.

– Mais vous ?

– Comment, moi ?

– Oui, qu'allez-vous faire ?

– Je sors de la maison.

– Comment ! nous vous chassons, mon pauvre frère ?

– Il ne serait pas convenable que j'eusse passé la nuit sous le même toit que vous, ma sœur.

– Mais encore il vous faut un gîte, et nous vous volons le vôtre.

– Bon ! il m'en reste trois pareils à celui-ci.

La reine se mit à rire.

– Et il dit que Mme la comtesse d'Artois a tort de s'inquiéter ; oh ! je la préviendrai, fit-elle avec un charmant geste de menace.

– Alors, moi, je dirai tout au roi, répliqua le prince sur le même ton.

– Il a raison, nous sommes sous sa dépendance.

– Tout à fait. C'est humiliant ; mais qu'y faire ?

– Se soumettre. Ainsi, vous dites donc que pour sortir demain matin sans rencontrer personne...

– Un seul coup de sonnette, à la colonne en bas.

– à laquelle ? à celle de droite ou à celle de gauche ?

– Peu importe.

– La porte s'ouvrira ?

– Et se fermera.

– Toute seule ?

– Toute seule.

– Merci. Bonsoir, mon frère.

– Bonsoir, ma sœur.

Le prince salua, Andrée ferma les portes derrière lui. Il disparut.

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