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Chapitre XVIII
Mirabeau

Gilbert vit que c'était une lutte à soutenir, mais il était préparé.
- Mirabeau, répéta-t-il, oui, sire, Mirabeau !
Le roi se retourna vers le portrait de Charles Ier.
- Qu'eusses-tu répondu, Charles Stuart, demanda-t-il à la poétique toile de Van Dyck, si, au moment où tu sentais trembler la terre sous tes pieds, on t'eût proposé de t'appuyer sur Cromwell ?
- Charles Stuart eût refusé et eût bien fait, dit Gilbert, car il n'y a aucune ressemblance entre Cromwell et Mirabeau.
- Je ne sais pas comment vous envisagez les choses, docteur, dit le roi. Mais, pour moi, il n'y a pas de degré dans la trahison : un traître est un traître, et je ne sais pas faire de différence entre qui l'est un peu et qui l'est beaucoup.
- Sire, dit Gilbert avec un profond respect, mais, en même temps, avec une invincible fermeté, ni Cromwell ni Mirabeau ne sont des traîtres !
- Et que sont-ils donc ? s'écria le roi.
- Cromwell est un sujet rebelle, et Mirabeau un gentilhomme mécontent.
- Mécontent de quoi ?
- De tout... de son père, qui l'a fait enfermer au château d'If et au donjon de Vincennes ; des tribunaux, qui l'ont condamné à mort ; du roi, qui a méconnu son génie, et qui le méconnaît encore.
- Le génie de l'homme politique, monsieur Gilbert, dit vivement le roi, c'est l'honnêteté.
- La réponse est belle, sire, digne de Titus, de Trajan ou de Marc-Aurèle ; malheureusement, l'expérience est là qui lui donne tort.
- Comment cela ?
- Etait-ce un honnête homme qu'Auguste, qui partageait le monde avec Lépide et Antoine, et qui exilait Lépide et tuait Antoine, pour avoir le monde à lui tout seul ? Etait-ce un honnête homme que Charlemagne, qui envoyait son frère Carloman mourir dans un cloître, et qui, pour en finir avec son ennemi Witikind, presque aussi grand homme que lui, faisait couper toutes les têtes de Saxons qui dépassaient la hauteur de son épée ? Etait-ce un honnête homme que Louis XI, qui se révoltait contre son père pour le détrôner, et qui, quoiqu'il échouât, inspirait au pauvre Charles VII une telle terreur, que, de peur d'être empoisonné, il se laissait mourir de faim ? Etait-ce un honnête homme que Richelieu, qui faisait, dans les alcôves du Louvre et dans les escaliers du Palais-Cardinal, des conspirations qu'il dénouait sur la place de Grève ? Etait-ce un honnête homme que Mazarin, qui signait un pacte avec le protecteur, et qui, non seulement refusait un demi-million et cinq cents hommes à Charles II, mais encore le chassait de France ? Etait-ce un honnête homme que Colbert, qui trahissait, accusait, renversait Fouquet son protecteur, et qui, tandis qu'on jetait celui- ci vivant dans un cachot d'où il ne devait sortir que cadavre, s'asseyait impudemment et superbement dans son fauteuil chaud encore ? Et, cependant, ni les uns ni les autres, Dieu merci, n'ont fait de tort aux rois ni à la royauté !
- Mais, monsieur Gilbert, vous savez bien que M. de Mirabeau ne peut être à moi, puisqu'il est à M. le duc d'Orléans.
- Eh ! sire, puisque M. le duc d'Orléans est exilé, M. de Mirabeau n'est plus à personne.
- Comment voulez-vous que je me fie à un homme à vendre ?
- En l'achetant... Ne pouvez-vous pas lui donner plus que qui que ce soit au monde ?
- Un insatiable, qui demandera un million !
- Si Mirabeau se vend pour un million, sire, il se donnera. Croyez-vous qu'il vaille deux millions de moins qu'un ou qu'une Polignac ?
- Monsieur Gilbert !
- Le roi me retire la parole, dit Gilbert en s'inclinant, je me tais.
- Non, au contraire, parlez !
- J'ai parlé, sire !
- Alors, discutons.
- Je ne demande pas mieux. Je sais mon Mirabeau par coeur, sire.
- Vous êtes son ami !
- Je n'ai malheureusement point cet honneur-là ; d'ailleurs, M. de Mirabeau n'a qu'un seul ami qui est en même temps celui de la reine.
- Oui. M. le comte de La Marck, je sais cela ; nous le lui reprochons assez tous les jours.
- Votre Majesté, au contraire, devrait lui défendre, sous peine de mort, de jamais se brouiller avec lui.
- Et de quelle importance voulez-vous, monsieur, que soit, dans le poids des affaires publiques, un gentillâtre comme M. Riquetti de Mirabeau.
- D'abord, sire, permettez-moi de vous dire que M. de Mirabeau est un gentilhomme et non pas un gentillâtre. Il y a peu de gentilshommes en France qui datent du XIème siècle, puisque, pour en avoir encore quelques- uns autour d'eux nos rois ont eu l'indulgence de n'exiger de ceux à qui ils accordent l'honneur de monter dans leurs carrosses que des preuves de 1399. Non, sire, on n'est pas un gentillâtre, quand on descend des Arrighetti de Florence : qu'on est venu, à la suite d'une défaite du parti gibelin, s'établir en Provence. On n'est pas un gentillâtre, parce qu'on a eu un aïeul commerçant à Marseille, – car vous savez, sire, que la noblesse de Marseille, comme celle de Venise, a le privilège de ne point déroger en faisant du commerce.
- Un débauché, interrompit le roi, un bourreau de réputation, un gouffre d'argent !
- Ah ! sire, il faut prendre les hommes comme la nature les a faits ; les Mirabeau ont toujours été orageux et désordonnés dans leur jeunesse ; mais ils mûrissent en vieillissant. Jeunes gens, ils sont malheureusement tels que le dit Votre Majesté ; devenus chefs de famille, ils sont impérieux, hautains, mais austères. Le roi qui les méconnaîtrait serait ingrat, car ils ont fourni à l'armée de terre d'intrépides soldats, à l'armée de mer des marins audacieux. Je sais bien que, dans leur esprit provincial haineux de toute centralisation, je sais bien que, dans leur opposition semi-féodale et semi-républicaine, ils bravaient du haut de leurs donjons l'autorité des ministres, parfois même celle des rois ; je sais bien qu'ils ont plus d'une fois jeté dans la Durance des agents du fisc qui voulaient opérer sur leurs terres ; je sais bien qu'ils confondaient dans un même dédain, qu'ils couvraient d'un mépris égal les courtisans et les commis, les fermiers généraux et les lettrés, n'estimant que deux choses au monde : le fer de l'épée et le fer de la charrue ; je sais bien que l'un d'eux a écrit que « le valetage est d'instinct aux gens de cour à visage et à coeur de plâtre, comme le barbotage aux canards ». Mais tout cela, sire, ne sent pas le moins du monde son gentillâtre ; tout cela, au contraire, n'est peut-être pas de la plus honnête morale, mais est, à coup sûr, de la plus haute gentilhommerie.
- Allons, allons, monsieur Gilbert, dit avec une espèce de dépit le roi, qui croyait mieux connaître que personne les hommes considérables de son royaume, allons, vous l'avez dit, vous savez vos Mirabeau par coeur. Pour moi qui ne les sais pas, continuez. Avant de se servir des gens, on aime à les apprendre.
- Oui, sire, reprit Gilbert, aiguillonné par l'espèce d'ironie qu'il découvrait dans l'intonation avec laquelle le roi lui parlait, et je dirai à Votre Majesté : C'était un Mirabeau, ce Bruno de Riquetti qui, le jour où M. de La Feuillade inaugurait, sur la place de la Victoire, sa statue de la Victoire avec ses quatre nations enchaînées, passant avec son régiment – le régiment des gardes, sire – sur le pont Neuf, s'arrêta et fit arrêter son régiment devant la statue de Henri IV, et dit en ôtant son chapeau : « Mes amis, saluons celui- ci, car celui-ci en vaut bien un autre ! » C'était un Mirabeau, ce François de Riquetti qui, à l'âge de dix-sept ans, revient de Malte, trouve sa mère Anne de Pontèves en deuil, et lui demande pourquoi ce deuil, puisque depuis dix ans son père est mort. « Parce que j'ai été insultée, répond la mère. – Par qui, madame ? – Par le chevalier de Griasque. – Et vous ne vous êtes pas vengée ? demande François, qui connaissait sa mère. – J'en ai eu bonne envie ! Un jour, je l'ai trouvé seul ; je lui ai appliqué un pistolet chargé contre la tempe, et je lui ai dit : « Si j'étais seule, je te brûlerais la cervelle, comme tu vois que je puis le faire ; mais j'ai un fils qui me vengera plus honorablement ! » – Vous avez bien fait, ma mère, répond le jeune homme. Et, sans se débotter, il reprend son chapeau, receint son épée, va trouver le chevalier de Griasque, un spadassin, un bretailleur, le provoque, s'enferme avec lui dans un jardin, jette les clefs par-dessus les murs, et le tue. C'était un Mirabeau, ce marquis Jean-Antoine qui avait six pieds, la beauté d'AntinoŸs, la force de Milon, à qui cependant sa grand-mère disait, dans son patois provençal : « Vous n'êtes plus des hommes, vous êtes des diminutifs d'hommes, » et qui, élevé par cette virago, avait, comme l'a dit depuis son petit-fils, le ressort et l'appétit de l'impossible ; qui, mousquetaire à dix-huit ans, toujours au feu, aimant le danger avec passion, comme d'autres aiment le plaisir, commandait une légion d'hommes terribles, acharnés, indomptables comme lui, si bien que les autres soldats disaient en les voyant passer : « Vois-tu ces parements rouges ? Ce sont les Mirainbaux, c'est-à-dire une légion de diables commandés par Satan. » Et ils se trompaient sur le commandant en l'appelant Satan, car c'était un homme fort pieux, si pieux qu'un jour, le feu ayant pris dans un de ses bois, au lieu de donner des ordres pour qu'on essayât de l'éteindre par les moyens ordinaires, il y fit porter le saint sacrement, et le feu s'éteignit. Il est vrai que cette piété était celle d'un vrai baron féodal, et que le capitaine trouvait parfois moyen de tirer le dévot d'un grand embarras, comme il lui arriva un jour que des déserteurs qu'il voulait faire fusiller s'étaient réfugiés dans l'église d'un couvent italien. Il ordonna à ses hommes d'enfoncer les portes ; et ils allaient obéir, quand les portes s'ouvrirent d'elles-mêmes, et quand l'abbé apparut sur le seuil, in pontificalibus, le saint sacrement entre les mains...
- Et bien ? demanda Louis XVI, évidemment captivé par ce récit plein de verve et de couleur.
- Eh bien, il demeura un instant pensif, car la position était embarrassante. Puis, illuminé d'une idée subite : « Dauphin, dit-il à son guidon, qu'on appelle l'aumônier du régiment et qu'il vienne retirer le bon Dieu des mains de ce drôle là. » Ce qui fut pieusement fait par l'aumônier du régiment, sire, appuyé des mousquets de ces diables à parements rouges.
- En effet, dit Louis XVI, oui, je me rappelle ce marquis Antoine. N'était- ce pas lui qui disait au lieutenant général Chamillard, qui, après une affaire où il s'était distingué, promettait de parler de lui à Chamillard le ministre : « Monsieur, votre frère est bien heureux de vous avoir, car, sans vous, il serait l'homme le plus sot du royaume ! »
- Oui, sire ; aussi fit-on une promotion de maréchaux de camp où le ministre Chamillard se garda bien de mettre le nom du marquis.
- Et comment finit ce héros, qui me paraît le Condé de la race des Riquetti ? demanda en riant le roi.
- Sire, qui a belle vie a belle mort, répondit gravement Gilbert. Chargé, à la bataille de Cassano, de défendre un pont attaqué par des impériaux, il avait, suivant son habitude, fait coucher ses soldats ventre à terre, et lui, géant, se tenait debout, s'offrant comme un point de mire au feu de l'ennemi. Il en résulta que les balles commencèrent à siffler autour de lui comme grêle, mais il ne bougeait pas plus qu'un poteau à indiquer le chemin. Une de ces balles lui cassa le bras d'abord ; mais ce n'était rien que cela, vous comprenez, sire. Il prit son mouchoir, mit son bras en écharpe, et saisit de sa main gauche une hache, son arme ordinaire, méprisant le sabre et l'épée comme portant de trop petits coups ; mais à peine avait-il accompli cette manoeuvre, qu'un second coup de feu, l'atteignant à la gorge, lui coupa la jugulaire et les nerfs du cou. Cette fois, c'était plus grave. Cependant, malgré l'horrible blessure, le colosse resta debout ; puis, étouffé par le sang, il s'abattit sur le pont comme un arbre qu'on déracine. A cette vue, le régiment se décourage et s'enfuit ; avec son chef, il venait de perdre son âme. Un vieux sergent, qui espère qu'il n'est pas tout à fait mort, lui jette, en passant, une marmite sur le visage, et, à la suite de son régiment, tout l'armée du prince Eugène, cavalerie et infanterie, lui passe sur le corps. La bataille finie, il s'agit d'enterrer les cadavres. Le magnifique habit du marquis fait qu'on le remarque. Un de ses soldats le reconnaît. Le prince Eugène, voyant qu'il souffle ou plutôt qu'il râle encore, ordonne de le reporter au camp du duc de Vendôme. L'ordre est exécuté. On dépose le corps du marquis sous la tente du prince, où se trouve par hasard le fameux chirurgien Dumoulin. C'était un homme plein de fantaisies : il lui prend celle de rappeler ce cadavre à la vie ; la cure le tente d'autant plus qu'elle paraît impossible. Outre cette blessure qui, sauf l'épine dorsale et quelques lambeaux de chair, lui séparait à peu près la tête des épaules, tout son corps, sur lequel trois mille chevaux et six mille fantassins avaient passé, n'était qu'une plaie. Pendant trois jours, on doute s'il reprendra même connaissance. Au bout de trois jours, il ouvre un oeil ; deux jours après, il remue un bras ; enfin, il seconde l'acharnement de Dumoulin d'un acharnement égal, et, après trois mois, on voit reparaître le marquis Jean- Antoine avec un bras cassé, enveloppé d'une écharpe noire, vingt-sept blessures éparpillées sur tout son corps, cinq de plus que César, la tête soutenue par un collier d'argent. Sa première visite fut pour Versailles, où le conduisit M. le duc de Vendôme, et où il fut présenté au roi, qui lui demanda comment, ayant fait preuve d'un tel courage, il n'était pas encore maréchal de camp. « Sire, répondit le marquis Antoine, si au lieu de rester à défendre le pont de Cassano, j'étais venu à la cour payer quelque coquine, j'aurais eu mon avancement et moins de blessures. » Ce n'était pas ainsi que Louis XIV aimait qu'on lui répondît ; aussi tourna-t-il les talons au marquis. « Jean-Antoine, mon ami, lui dit en sortant M. de Vendôme, désormais je te présenterai à l'ennemi, mais jamais au roi. » Quelques mois après, le marquis avec ses vingt-sept blessures, son bras cassé et son collier d'argent, épousa Mlle de Castellane-Norante, à laquelle il fit sept enfants, entre sept nouvelles campagnes. Parfois, mais rarement, comme les vrais braves, il parlait de cette fameuse affaire de Cassano, et quand il en parlait, il avait l'habitude de dire :
« C'est la bataille où je fus tué. »
- Vous me dites bien, reprit Louis XVI, qui s'amusait visiblement à cette énumération des ancêtres de Mirabeau, vous me dites bien, mon cher docteur, comment le marquis Jean-Antoine fut tué, mais vous ne me dites pas comment il est mort.
- Il est mort dans le donjon de Mirabeau, âpre et dure retraite, située sur un roc escarpé, barrant une double gorge sans cesse battue du vent du nord ; il est mort avec cette écorce impérieuse et rude qui se fait sur la peau des Riquetti, au fur et à mesure qu'ils vieillissent, élevant ses enfants dans la soumission et le respect, et les tenant à une telle distance, que l'aîné de ses fils disait : « Je n'ai jamais eu l'honneur de toucher ni de la main ni des lèvres, la chair de cet homme respectable. » Cet aîné, sire, c'était le père du Mirabeau actuel, oiseau hagard dont le nid fut fait entre quatre tourelles, qui n'avait jamais voulu s'enversailler, comme il dit, ce qui fait sans doute que Votre Majesté, ne le connaissant pas, ne lui rend pas justice.
Si fait, monsieur, dit le roi, si fait, je le connais au contraire : c'est un des chefs de l'école-économiste. Il a eu sa part dans la révolution qui s'accomplit, : en donnant le signal des réformes sociales, et en popularisant beaucoup d'erreurs et quelques vérités, ce qui est d'autant plus coupable de sa part qu'il prévoyait la situation, lui qui a dit : « Il n'est aujourd'hui ventre de femme qui ne porte un Arteveld ou un Masaniello. » Il ne se trompait pas, et le ventre de la sienne a porté pis que tout cela.
- Sire, s'il y a dans Mirabeau quelque chose qui répugne à Votre Majesté ou qui l'effraye, laissez-moi lui dire que c'est le despotisme personnel et le despotisme royal qui ont fait cela.
- Le despotisme royal ! s'écria Louis XVI.
- Sans doute sire ! sans le roi, le père ne pouvait rien ; car, enfin, quel crime si grave avait donc commis le descendant de cette grande race, pour qu'à quatorze ans, son père l'envoyât dans une école de correction où on l'inscrit, pour l'humilier, non pas sous son nom de Riquetti de Mirabeau, mais sous le nom de Buffières ? Qu'avait-il fait pour qu'à dix-huit ans son père obtînt une lettre de cachet contre lui et l'enfermât dans l'île de Ré ? Qu'avait-il fait pour qu'à vingt ans il l'envoyât dans les rangs d'un bataillon disciplinaire, faire la guerre en Corse avec cette prédiction de son père : « Il s'embarquera le 16 avril prochain, sur la plaine qui se sillonne toute seule ; Dieu veuille qu'il n'y rame pas un jour ! » Qu'avait-il fait pour qu'au bout d'un an de mariage son père l'exilât à Manosque ? Qu'avait-il fait pour qu'au bout de six mois d'exil à Manosque son père le fît transférer au fort de Joux ? Qu'avait-il fait, enfin, pour être, après son évasion, arrêté à Amsterdam, et enfermé dans le donjon de Vincennes, où, pour tout espace – à lui qui étouffe dans le monde, – la clémence paternelle, réunie à la clémence royale, lui donne un cachot de dix pieds carrés, où cinq ans s'agite sa jeunesse, rugit sa passion, mais où en même temps s'agrandit son esprit et se fortifie son coeur ?... Ce qu'il avait fait, je vais le dire à Votre Majesté. Il avait séduit son professeur Poisson, par sa facilité à tout apprendre et à tout comprendre, il avait mordu de travers à la science économique ; il avait, ayant pris la carrière militaire, désir de la continuer ; il avait réduit à six mille livres de rente, lui, sa femme et un enfant, fait pour une. trentaine de mille francs de dettes ; il avait rompu son ban de Manosque pour venir bâtonner un insolent gentilhomme qui avait insulté sa soeur ; il avait, enfin – et c'est là son plus grand crime, sire, – cédant aux séductions d'une jeune et jolie femme, enlevé cette femme à un vieux mari caduc, morose et jaloux.
- Oui, monsieur, et pour l'abandonner ensuite, dit le roi ; de sorte que la malheureuse Mme de Monnier, restée seule avec son crime, se donna la mort.
Gilbert leva les yeux au ciel et poussa un soupir.
- Voyons, dites, qu'avez-vous à répondre à cela, monsieur, et comment défendrez-vous votre Mirabeau ?
- Par la vérité, sire, par la vérité qui pénètre si difficilement jusqu'aux rois, que vous qui la cherchez, qui la demandez, qui l'appelez, vous l'ignorez presque toujours. Non, Mme de Monnier, sire, n'est point morte de l'abandon de Mirabeau, car, en sortant de Vincennes, la première visite de Mirabeau est pour elle. Il entre, déguisé en colporteur dans le couvent de Gien où elle a été demander un asile ; il trouve Sophie froide, contrainte. Une explication a lieu ; Mirabeau s'aperçoit que, non seulement Mme de Monnier ne l'aime plus, mais encore qu'elle en aime un autre : le chevalier de Raucourt. Cet autre, devenue libre par la mort de son mari, elle va l'épouser. Mirabeau est sorti trop tôt de prison ; on comptait sur sa captivité, il faudra se contenter de tuer son honneur. Mirabeau cède la place à son heureux rival, Mirabeau se retire ; Mme de Monnier va épouser M. de Raucourt ; M. de Raucourt meurt subitement ! Elle avait mis, la pauvre créature, tout son coeur et toute sa vie dans ce dernier amour. Il y a un mois, le 9 septembre, elle s'enferme dans son cabinet, et s'asphyxie. Alors les ennemis de Mirabeau de crier qu'elle meurt de l'abandon de son premier amant, ; quand elle meurt d'amour pour un second... Oh ! l'histoire ! l'histoire ! voilà cependant comme on l'écrit !
- Ah ! dit le roi, c'est donc pour cela qu'il a reçu cette nouvelle avec une si grande indifférence ?
- Comment il l'a reçue, je puis encore dire cela à Votre Majesté, sire, car je connais celui qui la lui a annoncée : c'est un des membres de l'Assemblée. Interrogez-le lui-même, il n'osera pas mentir, car c'est un prêtre, c'est le curé de Gien, l'abbé Vallet ; il siège sur les bancs opposés à ceux où siège Mirabeau. Il traversa la salle, et au grand étonnement du comte, il vint s'asseoir près de lui. « Que diable faites-vous ici ? » lui demanda Mirabeau. Sans répondre, l'abbé Vallet lui remit la lettre qui annonçait dans tous ses détails la fatale nouvelle. Il l'ouvrit et fut longtemps à la lire, car sans doute il ne pouvait pas y croire.. Puis il la relut une seconde fois, et, pendant cette seconde lecture, son visage pâlissait, se décomposait de temps en temps ; il passait ses mains sur son front, s'essuyant les yeux du même coup, toussant, crachant, essayant de redevenir maître de lui-même. Enfin, il lui fallut céder. Il se leva, sortit précipitamment, et de trois jours ne parut pas à l'Assemblée... Oh ! sire, sire, pardonnez-moi d'entrer dans tous ces détails ; mais il suffit d'être un homme de génie ordinaire pour être calomnié en tous points et sur toute chose ; à plus forte raison, quand un homme de génie est un géant !
- Pourquoi donc en est-il ainsi, docteur ? et quel intérêt a-t-on près de moi à calomnier M. de Mirabeau ?
- L'intérêt qu'on a, sire ? L'intérêt qu'a toute médiocrité à garder sa place près du trône Mirabeau n'est point un de ces hommes qui puissent entrer dans le temple sans en chasser tous les vendeurs. Mirabeau près de vous, sire, c'est la mort des petites intrigues ; Mirabeau près de vous, c'est l'exil des petits intrigants, c'est le génie traçant le chemin à la probité. Et que vous importe, sire, que Mirabeau ait mal vécu avec sa femme ? Que vous importe que Mirabeau ait enlevé Mme de Monnier ? Que vous importe que Mirabeau ait un demi-million de dettes ! Payez ce demi-million de dettes, sire ; ajoutez à ces cinq cent mille francs un million, deux millions, dix millions, s'il le faut : ! Mirabeau est libre, ne laissez pas échapper Mirabeau ; prenez-le, faites-en un conseiller, faites-en un ministre ; écoutez ce que vous dira sa voix puissante ; et, ce qu'elle vous aura dit, redites-le à votre peuple, à l'Europe, au monde !
- M. de Mirabeau, qui s'est fait marchand de drap à Aix, pour être nommé par le peuple ; M. de Mirabeau ne peut pas mentir à ses commettants en quittant le parti du peuple pour celui de la cour.
- Sire ! sire ! je vous le répète, vous ne connaissez pas Mirabeau : Mirabeau est un aristocrate, un noble, un royaliste avant tout. Il s'est fait élire par le peuple, parce que la noblesse le dédaignait ; parce qu'il y avait dans Mirabeau ce sublime besoin d'arriver au but par quelque moyen que ce soit qui tourmente les hommes de génie. Il n'eût été nommé ni par la noblesse ni par le peuple, qu'il fût entré au parlement comme Louis XIV, botté et éperonné, arguant du droit divin. Il ne quittera point le parti du peuple pour le parti de la cour, dites-vous ? Eh ! sire, pourquoi y a-t-il un parti du peuple et un parti de la cour ? pourquoi ces deux partis n'en font-ils pas un seul ? Eh bien, c'est ce que Mirabeau fera, lui. Prenez Mirabeau, sire ! Demain, Mirabeau, rebuté par vos dédains, se tournera peut-être contre vous, et alors, sire, alors – c'est moi qui vous le dis, et c'est ce tableau de Charles Ier qui vous le dira après moi comme il vous l'a dit avant moi – alors tout sera perdu !
- Mirabeau se tournera contre moi, dites-vous ? N'est-ce point déjà fait, monsieur ?
- Oui, en apparence peut-être ; mais au fond, Mirabeau est à vous, sire. Demandez au comte de La Marck ce qu'il lui a dit, après cette fameuse séance du 21 juin, car Mirabeau seul lit dans l'avenir avec une effrayante sagacité.
- Eh bien, que dit-il ?
- Il se tord les mains de douleur, sire, et s'écrie : « C'est ainsi que l'on mène les rois à l'échafaud ! » et, trois jours après, il ajoute : « Ces gens ne voient pas les abîmes qu'ils creusent sous les pas de la monarchie ! Le roi et la reine y périront, et le peuple battra des mains sur leurs cadavres ! »
Le roi frissonna, pâlit, regarda le portrait de Charles Ier, parut un instant prêt à se décider ; mais, tout à coup :
- Je causerai de cela avec la reine, dit-il, peut-être se décidera-t-elle à parler à M. de Mirabeau ; mais, moi ; je ne lui parlerai pas. J'aime à pouvoir serrer la main des gens à qui je parle, monsieur Gilbert, et je ne voudrais pas, au prix de mon trône, de ma liberté, de ma vie, serrer la main à M. de Mirabeau.
Gilbert allait répliquer ; peut-être allait-il insister encore, mais, en ce moment, un huissier entra.
- Sire ! dit-il, la personne que Votre Majesté doit recevoir ce matin est arrivée, et attend dans les antichambres.
Louis XVI fit un mouvement d'inquiétude en regardant Gilbert.
- Sire, dit celui-ci, si je ne dois pas voir la personne qui attend Votre Majesté, je passerai par une autre porte.
- Non, monsieur, dit Louis XVI, passez par celle-ci ; vous savez que je vous tiens pour mon ami, et que je n'ai point de secret pour vous : d'ailleurs, la personne que j'attends est un simple gentilhomme qui a autrefois été attaché à la maison de mon frère, et qui m'est recommandé par lui. C'est un fidèle serviteur, et je vais voir s'il est possible de faire quelque chose, sinon pour lui, du moins pour sa femme et ses enfants. Allez, monsieur Gilbert, vous savez que vous serez toujours bienvenu à me venir voir, quand même vous viendriez pour me parler de M. Riquetti de Mirabeau.
- Sire, demanda Gilbert, dois-je donc me regarder comme complètement battu ?
- Je vous ai dit, monsieur, que j'en parlerais à la reine, que j'y réfléchirais ; plus tard nous verrons.
- Plus tard, sire ! d'ici à ce moment, je prierai Dieu qu'il soit encore assez tôt.
- Oh ! oh ; ! croyez-vous donc le péril si imminent ?
- Sire, dit Gilbert, ne faites jamais enlever de votre chambre le portrait de Charles Stuart, c'est un bon conseiller.
Et, s'inclinant, il sortit au moment où la personne attendue par le roi se présentait à la porte pour entrer.
Gilbert ne put retenir un cri de surprise. – Ce gentilhomme était le marquis de Favras, que, huit ou dix jours auparavant, il avait rencontré chez Cagliostro, et dont celui-ci avait annoncé la mort fatale et prochaine.

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