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Chapitre XXXIX
Ce que c'est que le hasard

Maintenant, comment ce déballage s'est-il opéré, et comment maître Gamain était-il passé, de l'état presque cataleptique où nous l'avons laissé, à l'état presque naturel où nous le revoyons ?
L'hôte du cabaret du pont de Sèvres était couché, et pas le moindre filon de lumière ne filtrait par la gerçure de ses contrevents, lorsque les premiers coups de poing du philanthrope qui avait recueilli maître Gamain retentirent sur sa porte. Ces coups de poing étaient appliqués de telle façon qu'ils ne permettaient pas de croire que les hôtes de la maison, si adonnés qu'ils fussent au sommeil, dussent jouir d'un long repos en face d'une pareille attaque.
Aussi, tout endormi, tout trébuchant, tout grommelant, le cabaretier vint-il ouvrir lui-même à ceux qui le réveillaient ainsi, se promettant de leur administrer une récompense digne du dérangement, si, comme il le disait lui-même, le jeu n'en valait pas la chandelle.
Il paraît que le jeu contrebalança au moins la valeur de la chandelle ; car, au premier mot que l'homme qui frappait de si irrévérente manière glissa tout bas à l'hôte du cabaret du pont de Sèvres, celui-ci ôta son bonnet de coton, et, tirant des révérences que son costume rendait singulièrement grotesques, il introduisit maître Gamain et son conducteur dans le petit cabinet où nous l'avons déjà vu, dégustant le bourgogne, sa liqueur favorite.
Mais, cette fois-ci, pour en avoir trop dégusté, maître Gamain était à peu près sans connaissance.
D'abord, comme cocher et chevaux avaient fait chacun ce qu'ils avaient pu, l'un de son fouet, les autres de leurs jambes, l'inconnu commença par s'acquitter envers eux en ajoutant une pièce de vingt-quatre sous, à titre de pourboire, à celle de six livres déjà donnée à titre de paiement.
Puis, voyant maître Gamain carrément assis sur une chaise, la tête appuyée au lambris avec une table devant sa personne, il s'était hâté de faire apporter par l'hôte deux bouteilles de vin et une carafe d'eau, et d'ouvrir lui-même la croisée et les volets pour changer l'air méphitique que l'on respirait à l'intérieur du cabaret.
Cette dernière précaution, dans une autre circonstance, eût été assez compromettante. En effet, tout observateur sait qu'il n'y a que les gens d'un certain monde qui aient besoin de respirer l'air dans les conditions où la nature le fait, c'est-à-dire composé de soixante et dix parties d'oxygène, de vingt et une parties d'azote, et de deux parties d'eau – tandis que les gens du vulgaire, habitués à leurs habitations infectes, l'absorbent sans difficulté aucune, si chargé qu'il soit de carbone ou d'azote.
Par bonheur, personne n'était là pour faire une semblable observation. L'hôte lui-même, après avoir apporté avec assez d'empressement les deux bouteilles de vin et avec lenteur la carafe d'eau, l'hôte lui-même s'était respectueusement retiré, et avait laissé l'inconnu en tête à tête avec maître Gamain.
Le premier, comme nous l'avons vu, avait, tout d'abord, eu soin de renouveler l'air ; puis, avant même que la fenêtre fût refermée, il avait approché un flacon des narines dilatées et sifflantes du maître serrurier, en proie à ce dégoûtant sommeil de l'ivresse qui guérirait bien certainement les ivrognes de l'amour du vin, si, par un miracle de la puissance du Très-Haut, il était une seule fois donné aux ivrognes de se voir dormir.
En respirant l'odeur pénétrante de la liqueur contenue dans le flacon, maître Gamain avait rouvert les yeux tout grands, et avait immédiatement éternué avec fureur, puis il avait murmuré quelques paroles inintelligibles pour tout autre sans doute que le philosophe exercé qui, en les écoutant avec une profonde attention, parvint à distinguer ces trois ou quatre mots :
- Le malheureux... il m'a empoisonné... empoisonné !...
L'armurier parut reconnaître avec satisfaction que maître Gamain était toujours sous l'empire de la même idée ; il approcha le flacon de ses narines ; ce qui, rendant quelque force au digne fils de Noé, lui permit de compléter le sens de sa phrase, en ajoutant aux paroles déjà prononcées ces deux dernières paroles, accusation d'autant plus terrible qu'elle dénotait à la fois un abus de confiance et un oubli de coeur.
- Empoisonner un ami !... un ami !...
- Le fait est que c'est horrible, observa l'armurier.
- Horrible !... balbutia Gamain.
- Infâme ! reprit le numéro 1.
- Infâme ! répéta le numéro 2.
- Par bonheur, dit l'armurier, j'étais là, moi, pour vous donner du contrepoison.
- Oui, par bonheur, murmura Gamain.
- Mais, comme une première dose ne suffit pas pour un pareil empoisonnement, continua l'inconnu, tenez, prenez encore cela.
Et, dans un demi-verre d'eau, il versa cinq ou six gouttes de la liqueur contenue dans le flacon, et qui n'était autre chose que de l'ammoniaque dissoute.
Puis il approcha le verre des lèvres de Gamain.
- Ah ! ah ! balbutia celui-ci, c'est à boire par la bouche ; j'aime mieux cela que par le nez.
Et il avala avidement le contenu du verre.
Mais à peine eut-il ingurgité la liqueur diabolique, qu'il ouvrit les yeux outre mesure, et s'écria entre deux éternuements :
- Ah ! brigand ! que m'as-tu donné là ? Pouah ! pouah !
- Mon cher, répondit l'inconnu, je vous ai donné une liqueur qui vous sauve tout bonnement la vie.
- Ah ! dit Gamain, si elle me sauve la vie, vous avez eu raison de me la donner ; mais, si vous appelez cela une liqueur, vous avez tort.
Et il éternua de nouveau, fronçant la bouche et écarquillant les yeux comme le masque de la tragédie antique.
L'inconnu profita de ce moment de pantomime pour aller fermer, non la fenêtre, mais les contrevents.
Ce n'était pas sans profit, au reste, que Gamain venait d'ouvrir les yeux une deuxième ou troisième fois. Pendant ce mouvement, si convulsif qu'il fût, le maître serrurier avait regardé autour de lui, et, avec ce sentiment de profonde reconnaissance qu'ont les ivrognes pour les murs d'un cabaret, il avait reconnu ceux-ci comme lui étant des plus familiers.
En effet, dans les fréquents voyages que son état l'obligeait de faire à Paris, il était rare que Gamain ne fît pas une halte au cabaret du pont de Sèvres. Cette halte, à un certain point de vue, pouvait même être regardée comme nécessaire, le cabaret en question marquant à peu près la moitié du chemin.
Cette reconnaissance produisit son effet : elle rendit, d'abord, une grande confiance au maître serrurier, en lui prouvant qu'il était en pays ami.
- Eh ! eh ! fit-il, bon ! j'ai déjà fait la moitié de la route, à ce qu'il paraît.
- Oui, grâce à moi, dit l'armurier.
- Comment, grâce à vous ? balbutia Gamain portant ses regards des objets inanimés aux objets vivants ; grâce à vous ! Qui est-ce, vous ?
- Mon cher monsieur Gamain, dit l'inconnu, voilà une question qui me prouve que vous avez la mémoire courte.
Gamain regarda son interlocuteur avec plus d'attention encore que la première fois.
- Attendez donc, attendez donc, dit-il ; il me semble, en effet, que je vous ai déjà vu, vous.
- Ah ! vraiment ? C'est bien heureux !
- Oui, oui, oui ; mais quand cela et où cela ? Voilà la chose.
- Où cela ? En regardant autour de vous, peut-être les objets qui frapperont vos yeux aideront-ils un peu vos souvenirs... Quand cela ? C'est autre chose ; peut-être serons-nous obligés de vous administrer une nouvelle dose de contrepoison pour que vous puissiez le dire.
- Non, merci, dit Gamain en étendant le bras, j'en ai assez, de votre contrepoison. Et, puisque je suis à peu près sauvé, je m'en tiendrai là... Où je vous ai vu... où je vous ai vu ?... Eh bien, c'est ici.
- A la bonne heure !
- Quand je vous ai vu ? Attendez donc, c'est le jour où je revenais de faire à Paris de l'ouvrage... secrète... Il paraît que décidément, ajouta Gamain en riant, j'ai l'entreprise de ces ouvrages-là.
- Très bien. Et, maintenant, qui suis-je ?
- Qui vous êtes ? Vous êtes un homme qui m'a payé à boire, par conséquent un brave homme ; touchez là !
- Avec d'autant plus de plaisir, dit l'inconnu, que, de maître serrurier à maître armurier, il n'y a que la main.
- Ah ! bon, bon, bon, je me souviens maintenant. Oui, c'était le 6 octobre, le jour où le roi revenait à Paris ; nous avons même un peu parlé de lui, ce jour-là.
- Et j'ai trouvé votre conversation des plus intéressantes, maître Gamain ; ce qui fait que, désirant en jouir encore, puisque la mémoire vous revient, je vous demanderai, si toutefois ce n'est pas une indiscrétion, ce que vous faisiez, il y a une heure, étendu tout de votre long en travers de la route, et à vingt pas d'une voiture de roulage qui allait vous couper en deux si je n'étais intervenu. Avez-vous des chagrins, maître Gamain, et aviez-vous pris la fatale résolution de vous suicider ?
- Me suicider, moi ? Ma foi, non. Ce que je faisais là, au milieu du chemin, couché sur le pavé ?... Etes-vous bien sûr que j'étais là ?
- Parbleu ! regardez-vous.
Gamain jeta un coup d'oeil sur lui-même.
- Oh ! oh ! fit-il, Mme Gamain va un peu crier, elle qui me disait hier : « Ne mets donc pas ton habit neuf ; mets donc ta vieille veste ; c'est assez bon pour aller aux Tuileries. »
- Comment ! pour aller aux Tuileries ? dit l'inconnu. Vous veniez des Tuileries, quand je vous ai rencontré ?
Gamain se gratta la tête, cherchant à rappeler ses souvenirs encore tout bouleversés.
- Oui, oui, c'est cela, dit-il ; certainement que je venais des Tuileries. Pourquoi pas ? Ce n'est pas un mystère que j'ai été maître serrurier de M. Veto.
- Comment, M. Veto ? Qui donc appelez-vous M. Veto ?
- Ah ! bon ! Vous ne savez pas que c'est le roi qu'on appelle comme cela ? Eh bien, mais d'où venez vous donc ? de la Chine ?
- Que voulez-vous ! moi, je fais mon état, et je ne m'occupe pas de politique.
- Vous êtes bien heureux ; moi, je m'en occupe malheureusement, ou plutôt on me force de m'en occuper ; c'est ce qui me perdra.
Et Gamain leva les yeux au ciel et poussa un soupir.
- Bah ! dit l'inconnu, est-ce que vous avez été appelé à Paris pour faire quelque ouvrage dans le genre de celui que vous veniez d'y faire la première fois que je vous ai vu ?
- Justement, si ce n'est qu'alors je ne savais pas où j'allais, et j'avais les yeux bandés, tandis que, cette fois-ci, je savais où j'allais, et j'avais les yeux ouverts.
- De sorte que vous n'avez pas eu de peine à reconnaître les Tuileries ?
- Les Tuileries ! fit Gamain répétant ; qui vous a dit que j'étais allé aux Tuileries ?
- Mais vous, tout à l'heure, pardieu ! Comment saurais-je, moi, que vous sortez des Tuileries, si vous ne me l'aviez pas dit ?
- C'est vrai, dit Gamain se parlant à lui-même ; comment saurait-il cela, au fait, si je ne le lui avais pas dit ?
Puis, revenant à l'inconnu :
- J'ai peut-être eu tort de vous le dire ; mais, ma foi tant pis ! Vous n'êtes pas tout le monde, vous. Eh bien, oui, puisque je vous l'ai dit, je ne m'en dédis pas, j'ai été aux Tuileries.
- Et, reprit l'inconnu, vous avez travaillé avec le roi, qui vous a donné les vingt-cinq louis que vous avez dans votre poche.
- Hein ! fit Gamain ; en effet, j'avais vingt-cinq louis dans ma poche.
- Et vous les avez toujours, mon ami.
Gamain plongea vivement sa main dans les profondeurs de son gousset, et en tira une poignée d'or mêlée à de la menue monnaie d'argent et à quelques gros sous.
- Attendez donc, attendez donc, dit-il ; cinq, six, sept... bon ! et moi qui avais oublié cela... douze, treize, quatorze... c'est que vingt-cinq louis, c'est une somme... dix-sept, dix-huit, dix-neuf... une somme qui, par le temps qui court, ne se trouve pas sous le pied d'un cheval...vingt-trois, vingt-quatre, vingt-cinq ! Ah ! continua Gamain en respirant avec plus de liberté, Dieu merci, le compte y est.
- Quand je vous le disais, vous pouviez bien vous en rapporter à moi, ce me semble.
- A vous ? Et comment saviez-vous que j'avais vingt-cinq louis sur moi ?
- Mon cher monsieur Gamain, j'ai déjà eu l'honneur de vous dire que je vous avais rencontré couché au beau travers de la grande route, à vingt pas d'une voiture de roulage qui allait vous couper en deux. J'ai crié au voiturier d'arrêter ; j'ai appelé un fiacre qui passait ; j'ai détaché une des lanternes de sa voiture, et, en vous regardant à la lueur de cette lanterne, j'ai aperçu deux ou trois louis d'or qui roulaient sur le pavé. Comme ces louis étaient à portée de votre poche, je présumai qu'ils venaient d'en sortir. J'y introduisis les doigts, et, à une vingtaine d'autres louis que contenait votre poche, je reconnus que je ne me trompais pas ; mais, alors, le cocher secoua la tête et dit : « Non, monsieur, non. – Comment, non ? – Non, je ne prends pas cet homme-là. – Et pourquoi ne le prends-tu pas ? – Parce qu'il est trop riche pour son habit... Vingt-cinq louis en or dans la poche d'un gilet de velours de coton, ça sent la potence d'une lieue, monsieur ! – Comment ! dis-je, vous croyez avoir affaire à un voleur ? » Il paraît que le mot vous frappa : « Voleur, dites-vous, voleur, moi ? – Sans doute, voleur, vous, reprit le cocher de fiacre ; si vous n'étiez pas un voleur, comment auriez-vous vingt- cinq louis dans votre poche ? – J'ai vingt-cinq louis dans ma poche, parce que mon élève, le roi de France, me les a donnés, » répondîtes-vous. En effet, à ces paroles, je crus vous reconnaître ; j'approchai la lanterne de votre visage : « Eh ! m'écriai-je, tout s'explique ! C'est M. Gamain, maître serrurier à Versailles. Il vient de travailler avec le roi, et le roi lui a donné vingt-cinq louis pour sa peine. Allons ! j'en réponds. » Du moment où je répondais de vous, le cocher ne fit plus de difficulté. Je réintégrai dans votre poche les louis qui s'en étaient échappés ; on vous coucha proprement dans la voiture ; je montai sur le siège ; nous vous descendîmes dans ce cabaret, et vous voilà, ne vous plaignant, Dieu merci, de rien, que de l'abandon de votre apprenti.
- Moi, j'ai parlé de mon apprenti ? moi, je me suis plaint de son abandon ? s'écria Gamain de plus en plus étonné.
- Allons, bon ! voilà qu'il ne se rappelle plus ce qu'il vient de dire.
- Moi ?
- Comment ! vous n'avez pas dit là, à l'instant même : « C'est la faute de ce drôle de... » Je ne me rappelle plus le nom que vous avez dit...
- Louis Lecomte.
- C'est cela... Comment ! vous n'avez pas dit à l'instant même : « C'est la faute de ce drôle de Louis Lecomte, qui avait promis de revenir avec moi à Versailles, et qui, au moment de partir, m'a brûlé la politesse ? »
- Le fait est que j'ai bien pu dire tout cela, puisque c'est la vérité.
- Eh bien, alors, puisque c'est la vérité, pourquoi niez-vous ? Savez-vous qu'avec un autre que moi, toutes ces cachotteries-là, dans le temps où nous vivons, ce serait dangereux, mon cher ?
- Oui, mais avec vous..., dit Gamain câlinant l'inconnu.
- Avec moi ! qu'est-ce que ça veut dire ?
- 0a veut dire avec un ami.
- Ah ! oui, vous lui marquez grande confiance à votre ami. Vous lui dites oui et puis vous lui dites non ; vous lui dites : « C'est vrai, » et puis : « Ca n'est pas vrai. » C'est comme, l'autre fois, ici, parole d'honneur ! vous m'avez conté une histoire... il fallait être de Pézenas pour y croire un seul instant !
- Quelle histoire ?
- L'histoire de la porte secrète que vous avez été ferrer chez ce grand seigneur dont vous n'avez seulement pas pu me dire l'adresse.
- Eh bien, vous me croirez si vous voulez, cette fois-ci, il était encore question d'une porte.
- Chez le roi ?
- Chez le roi. Seulement, au lieu d'une porte d'escalier, c'était une porte d'armoire.
- Et vous me ferez entendre que le roi, qui se mêle de serrurerie, aura été vous chercher pour lui ferrer une porte ? Allons donc !
- C'est pourtant comme cela. Ah ! le pauvre homme ! Il est vrai qu'il se croyait assez fort pour se passer de moi. Il avait commencé sa serrure dare- dare. « A quoi bon Gamain ? Pour quoi faire Gamain ? Est-ce qu'on a besoin de Gamain ? » Oui, mais on s'emberlificote dans les barbes, et il faut en revenir à ce pauvre Gamain !
- Alors, il vous a envoyé chercher par quelque valet de chambre de confiance : par Hue, par Durey ou par Weber ?
- Eh bien, justement voilà ce qui vous trompe. Il avait pris, pour l'aider, un compagnon qui en savait encore moins que lui ; de sorte qu'un beau matin, le compagnon est venu à Versailles, et m'a dit : « Voilà, père Gamain : nous avons voulu faire une serrure, le roi et moi, et bonsoir ! la sacrée serrure ne marche pas ! – Que voulez-vous que j'y fasse ? ai-je répondu. – Que vous veniez la mettre en état, parbleu ! » Et, comme je lui disais : « Ce n'est pas vrai, vous ne venez pas de la part du roi ; vous voulez m'attirer dans quelque piège, » il m'a dit : « Bon ! A preuve que le roi m'a chargé de vous remettre vingt-cinq louis, afin que vous ne doutiez pas. – Vingt-cinq louis ! ai-je dit ; où sont-ils ? – Les voici. » Et il me les a donnés.
- Alors, ce sont les vingt-cinq louis que vous avez sur vous ? demanda l'armurier.
- Non ; ceux-là, c'en est d'autres. Les vingt-cinq premiers, ça n'était qu'un acompte.
- Peste ! cinquante louis pour retoucher une serrure ! Il y a du micmac là dessous, maître Gamain.
- C'est aussi ce que je me dis ; d'autant plus, voyez-vous, que le compagnon...
- Eh bien, le compagnon ?
- Eh bien, ca m'a l'air d'un faux compagnon. J'aurais dû le questionner, lui demander des détails sur son tour de France, et comment s'appelle la mère à tous.
- Cependant, vous n'êtes pas homme à vous tromper, quand vous voyez un apprenti à l'ouvrage.
- Je ne dis pas... Celui-ci maniait assez bien la lime et le ciseau. Je l'ai vu couper à chaud une barre de fer d'un seul coup, et percer un oeillet avec une queue de rat, comme il eût fait avec une vrille dans une latte. Mais, voyez- vous, il y avait dans tout cela plus de théorie que de pratique : il n'avait pas plutôt fini son ouvrage, qu'il se lavait les mains, et il ne se lavait pas plutôt les mains, qu'elles devenaient blanches. Est-ce que ça blanchit comme ; ça, des vraies mains de serrurier ? Ah bien, bon ! j'aurais beau laver les miennes, moi !...
Et Gamain montra avec orgueil ses mains noires et calleuses, qui, en effet, semblaient défier toutes les pâtes d'amande et tous les savons de la terre.
- Mais, enfin, reprit l'inconnu ramenant le serrurier au fait qui lui paraissait le plus intéressant, arrivés chez le roi, qu'avez-vous fait ?
- Il paraît d'abord que nous y étions attendus. On nous a fait entrer dans la forge : là, le roi m'a donné une serrure pas mal commencée, ma foi ! mais il restait embrouillé dans les barbes. Une serrure à trois barbes, voyez-vous, il n'y a pas beaucoup de serruriers capables de faire cela, et des rois à plus forte raison, comme vous comprenez bien. Je l'ai regardée ; j'ai vu le joint ; j'ai dit : « C'est bon : laissez-moi seul une heure, et, dans une heure, ça marchera sur des roulettes. » Alors, le roi m'a répondu : « Va, Gamain, mon ami, tu es chez toi ; voilà les limes, voilà les étaux : travaille, mon garçon, travaille ; nous, nous allons préparer l'armoire. » Sur quoi, il est sorti avec ce diable de compagnon.
- Par le grand escalier ? demanda négligemment l'armurier.
- Non ; par le petit escalier secret qui donne dans son cabinet de travail. Moi, quand j'ai eu fini, je me suis dit : « L'armoire est une frime ; ils sont enfermés ensemble à manigancer quelque complot. Je vais descendre tout doucement ; j'ouvrirai la porte du cabinet, vlan ! et je verrai un peu ce qu'ils font. »
- Et que faisaient-ils ? demanda l'inconnu.
- Ah bien, oui ! ils écoutaient probablement. Moi, je n'ai pas le pas d'un danseur, vous comprenez ! J'avais beau me faire le plus léger possible, l'escalier craquait sous mes pieds : ils m'ont entendu ; ils ont fait comme s'ils venaient au-devant de moi, et, au moment où j'allais mettre la main sur le bouton de la porte, crac ! la porte s'est ouverte. Qui est-ce qui a été enfoncé ? Gamain.
- De sorte que vous ne savez rien ?
- Attendez donc ! « Ah ! ah ! Gamain, a dit le roi, c'est toi ? Oui, sire, ai-je répondu ; j'ai fini. – Et, nous aussi, nous avons fini ; a-t-il dit ; viens, je vais te donner, maintenant, une autre besogne. » Et il m'a fait traverser rapidement le cabinet, mais pas si rapidement, cependant, que je n'aie vu, étendue tout au long sur une table, une grande carte que je crois une carte de France, attendu qu'elle avait trois fleurs de lis à un de ses coins.
- Et vous n'avez rien remarqué de particulier à cette carte de France ?
- Si fait : trois longues files d'épingles qui partaient du centre, et qui, en se côtoyant à quelque distance les unes des autres, s'avançaient vers l'extrémité : on aurait dit des soldats marchant à la frontière par trois routes différentes.
- En vérité, mon cher Gamain, dit l'inconnu jouant l'admiration, vous êtes d'une perspicacité à laquelle rien n'échappe... Et vous croyez qu'au lieu de s'occuper de leur armoire, le roi et votre compagnon venaient de s'occuper de cette carte ?
- J'en suis sûr, dit Gamain.
- Vous ne pouvez pas être sûr de cela.
- Si fait.
- Comment ?
- C'est bien simple : les épingles avaient des têtes en cire – les unes en cire noire, les autres en cire bleue, les autres en cire rouge, – eh bien, le roi tenait à la main et se nettoyait les dents, sans y faire attention, avec une épingle à tête rouge.
- Ah ! Gamain, mon ami, dit l'inconnu, si je découvre quelque nouveau système d'armurerie, je ne vous ferai pas entrer dans mon cabinet, ne fût-ce que pour le traverser, je vous en réponds ! ou je vous banderai les yeux, comme le jour où l'on vous a conduit chez le grand seigneur en question ; et encore, malgré vos yeux bandés, vous êtes-vous aperçu que le perron avait dix marches, et que la maison donnait sur le boulevard.
- Attendez donc ! dit Gamain enchanté des éloges qu'il recevait, vous n'êtes pas au bout ; il y avait réellement une armoire !
- Ah ! ah ! Et où cela ?
- Ah ! oui, où cela ? devinez un peu !... Creusée dans la muraille, mon cher ami !
- Dans quelle muraille ?
- Dans la muraille du corridor intérieur qui communique de l'alcôve du roi à la chambre du dauphin.
- Savez-vous que c'est très curieux, ce que vous me dites là ?... Et cette armoire était comme cela tout ouverte ?
- Je vous en souhaite !... C'est-à-dire que j'avais beau regarder de tous mes yeux, je ne voyais rien et je disais : « Eh bien, cette armoire, où est-elle donc ? » Alors, le roi jeta un coup d'oeil autour de lui, et me dit : « Gamain, j'ai toujours eu confiance en toi : aussi je n'ai pas voulu qu'un autre que toi connût mon secret ; tiens ! » Et, en disant ces mots, tandis que l'apprenti nous éclairait – car le jour ne pénètre pas dans ce corridor, – le roi leva un panneau de la boiserie, et j'aperçus un trou rond, ayant deux pieds de diamètre à peu près à son ouverture. Puis, comme il voyait mon étonnement : « Mon ami, dit-il en clignant de l'oeil à notre compagnon, tu vois bien ce trou ? Je l'ai fait pour y cacher de l'argent ; ce jeune homme m'a aidé pendant les quatre ou cinq jours qu'il a passés au château. Maintenant, il faut appliquer la serrure à cette porte de fer, laquelle doit clore de manière à ce que le panneau reprenne sa place, et la dissimule comme il dissimulait le trou... As-tu besoin d'un aide ? ce jeune homme t'aidera ; peux-tu te passer de lui ? alors, je l'emploierai ailleurs, mais toujours pour mon service. – Oh ! répondis-je, vous savez bien que, quand je puis faire une besogne tout seul, je ne demande pas d'aide. Il y a ici quatre heures d'ouvrage pour un bon ouvrier, et moi, je suis maître, ce qui veut dire que, dans trois heures, tout sera fini. Allez donc à vos affaires, jeune homme, et, vous, aux vôtres, sire ; et, si vous avez quelque chose à cacher là, revenez dans trois heures. » Il faut croire, comme le disait le roi, qu'il avait pour notre compagnon de l'emploi ailleurs, car je ne l'ai pas revu ; le roi seul, au bout de trois heures, est venu me demander : « Eh bien, Gamain, où en sommes-nous ? – N,i, ni, c'est fini, sire, lui ai-je répondu. » Et je lui ai fait voir la porte, qui marchait que c'était un plaisir, sans jeter le plus petit cri, et la serrure, qui jouait comme un automate de M. Vaucanson. « Bon ! m'a-t-il dit ; alors, Gamain, tu vas m'aider à compter l'argent que je veux cacher là-dedans. » Et il a fait apporter quatre sacs de doubles louis par le valet de chambre, et il m'a dit : « Comptons. » Alors, j'en ai compté pour un million et lui pour un million ; après quoi, comme il en restait vingt-cinq de mécompte : « Tiens, Gamain, a-t-il dit, ces vingt-cinq louis-là, c'est pour ta peine ; » comme si ce n'était pas une honte de faire compter un million de louis à un pauvre homme qui a cinq enfants, et de lui en donner vingt-cinq en récompense !... Hein, qu'en dites-vous ?
L'inconnu fit un mouvement des lèvres.
- Le fait est que c'est mesquin, dit-il.
- Attendez donc, ce n'est pas le tout. Je prends les vingt-cinq louis, je les mets dans ma poche et je dis : « Merci bien, sire ! mais, avec tout cela, je n'ai ni bu ni mangé depuis le matin et je crève de soif, moi ! » Je n'avais pas achevé, que le reine entre par une porte masquée, de sorte que, tout d'un coup, comme cela ; sans dire gare, elle se trouve devant moi : elle tenait à la main une assiette sur laquelle il y avait un verre de vin et une brioche. « Mon cher Gamain, me dit-elle, vous avez soif, buvez ce verre de vin ; vous avez faim, mangez cette brioche. – Ah ! je lui dis en la saluant, madame la reine, il ne fallait pas vous déranger pour moi, ce n'était pas la peine. » Dites donc, que pensez-vous de cela ? un verre de vin à un homme qui dit qu'il a soif, et une brioche à un homme qui dit qu'il a faim !... Qu'est- ce qu'elle veut qu'on fasse de ça, la reine ?... On voit bien que ça n'a jamais eu faim et jamais eu soif !... Un verre de vin !... si cela ne fait pas pitié !...
- Alors, vous l'avez refusé ?
- J'aurais mieux fait de le refuser... non, je l'ai bu. Quant à la brioche, je l'ai entortillée dans mon mouchoir, et je me suis dit : « Ce qui n'est pas bon pour le père est bon pour les enfants ! » Puis j'ai remercié Sa Majesté, comme cela en valait la peine, et je me suis mis en route en jurant qu'ils ne m'y reprendraient plus, aux Tuileries !...
- Et pourquoi dites-vous que vous eussiez mieux fait de refuser le vin ?
- Parce qu'il faut qu'ils aient mis du poison dedans ! A peine ai-je eu dépassé le pont Tournant, que j'ai été pris d'une soif... mais d'une soif !... c'est au point qu'ayant la rivière à ma gauche et les marchands de vin à ma droite, j'ai hésité un instant si je n'irais pas à la rivière... Ah ! c'est là que j'ai vu la mauvaise qualité du vin qu'ils m'avaient donné : plus je buvais, plus j'avais soif ! 0a a duré comme cela jusqu'à ce que j'aie perdu connaissance. Aussi ils peuvent être tranquilles ; si jamais je suis appelé en témoignage contre eux, je dirai qu'ils m'ont donné vingt-cinq louis pour m'avoir fait travailler quatre heures et compter un million, et que, de peur que je ne dénonce l'endroit où ils cachent leur trésor, ils m'ont empoisonné comme un chien.
- Et moi, mon cher Gamain, dit en se levant l'armurier, qui savait sans doute tout ce qu'il voulait savoir, j'appuierai votre témoignage, en disant que c'est moi qui vous ai donné le contrepoison grâce auquel vous avez été rappelé à la vie.
- Aussi, dit Gamain en prenant les mains de l'inconnu, entre nous deux, désormais, c'est à la vie, à la mort !
Et, refusant avec une sobriété toute spartiate le verre de vin que, pour la troisième ou quatrième fois, lui présentait cet ami inconnu auquel il venait de jurer une tendresse éternelle, Gamain, sur lequel l'ammoniaque avait fait son double effet en le dégrisant instantanément et en le dégoûtant pour vingt-quatre heures du vin, Gamain reprit la route de Versailles, où il arriva sain et sauf à deux heures du matin, avec les vingt-cinq louis du roi dans la poche de sa veste, et la brioche de la reine dans la poche de son habit.
Resté derrière lui dans le cabaret, le faux armurier avait tiré de son gousset des tablettes d'écaille incrustées d'or, et y avait crayonné cette double note :
Derrière l'alcôve du roi, dans le corridor noir, conduisant à la chambre du dauphin – armoire de fer.
S'assurer si ce Louis Lecomte, garçon serrurier, ne serait pas tout simplement le comte Louis, fils du marquis de Bouillé, arrivé de Metz depuis onze jours.

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1998-2010
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