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Chapitre XCVI
La haine d'un homme du peuple

Les deux hommes, en se trouvant tête à tête, se regardèrent un instant sans que le regard du gentilhomme pût faire baisser les yeux à l'homme du peuple.
Il y a plus, ce fut Billot qui prit le premier la parole..
- Monsieur le comte m'a fait l'honneur de m'annoncer qu'il avait quelque chose à me dire. J'attends qu'il veuille bien parler.
- Billot, demanda Charny, d'où vient que je vous rencontre ici chargé d'une mission de vengeance ? Je vous croyais notre ami, à nous autres nobles, et, en outre, bon et fidèle sujet du roi.
- J'ai été bon et fidèle sujet du roi, monsieur le comte ; j'ai été, non pas votre ami, un pareil honneur n'était pas réservé à un pauvre fermier comme moi ; mais j'ai été votre humble serviteur.
- Eh bien ?
- Eh bien, monsieur le comte, vous le voyez, je ne suis plus rien de tout cela.
- Je ne vous comprends pas, Billot.
- Pourquoi vouloir me comprendre, monsieur le comte ? Est-ce que je vous demande, moi, les causes de votre fidélité au roi, les causes de votre dévouement à la reine ? Non, je présume que vous avez vos raisons pour agir ainsi, et que, comme vous êtes, vous, un homme honnête et sage, vos raisons sont bonnes, ou tout au moins selon votre conscience. Je n'ai pas votre haute position, monsieur le comte, je n'ai pas votre savoir ; cependant, vous me connaissez ou m'avez connu homme honnête et sage aussi ! Supposez donc que, comme vous, j'ai mes raisons, sinon bonnes, du moins selon ma conscience.
- Billot, dit Charny, qui ignorait complètement les motifs de haine que le fermier pouvait avoir contre la noblesse ou la royauté, je vous ai connu, et il n'y a pas longtemps de cela, bien autrement que vous n'êtes aujourd'hui.
- Oh ! certes, je ne le nie pas, dit Billot avec un sourire amer, oui, vous m'avez connu bien autrement que je ne suis ; je vais vous dire comme j'étais, monsieur le comte : J'étais un vrai patriote, dévoué à deux hommes et à une chose : ces deux hommes, c'étaient le roi et M. Gilbert ; cette chose c'était mon pays. Un jour, les agents du roi – et, je vous l'avoue, dit le fermier en secouant la tête, cela commença à me brouiller avec lui, – un jour, les agents du roi vinrent chez moi, et, moitié par force, moitié par surprise, m'enlevèrent une cassette, dépôt précieux qui m'avait été confié par M. Gilbert. Aussitôt libre, je partis pour Paris ; j'y arrivai le 13 juillet au soir ; c'était au milieu de l'émeute des bustes de M. le duc d'Orléans et de M. Necker ; on portait ces bustes par les rues en criant : « Vive le duc d'Orléans ! Vive M. Necker ! » Cela ne faisait pas grand mal au roi, et, cependant, tout à coup, les soldats du roi nous chargèrent. Je vis de pauvres diables qui n'avaient commis d'autre crime que de crier vivent deux hommes qu'ils ne connaissaient probablement pas, tomber, autour de moi, les uns la tête fendue par des coups de sabre, les autres, la poitrine trouée par des balles ; je vis M. de Lambesc, un ami du roi, poursuivre dans les Tuileries des femmes et des enfants qui n'avaient rien crié du tout, et fouler aux pieds de son cheval un vieillard de soixante et dix ans. Cela continua de me brouiller un peu plus encore avec le roi. Le lendemain, je me présentai à la pension du petit Sébastien, et j'appris par le pauvre enfant que son père était à la Bastille, sur un ordre du roi sollicité par une dame de la cour ! Et je continuai de me dire, à part moi, que le roi qu'on prétendait si bon avait, au milieu de cette bonté, de grands moments d'erreur, d'ignorance ou d'oubli, et, pour réformer, autant qu'il était en moi, une des fautes que le roi avait commises dans un de ces moments d'oubli, d'ignorance ou d'erreur, je contribuai de tout mon pouvoir à prendre la Bastille. Nous y arrivâmes – ce ne fut pas sans peine ; les soldats du roi tirèrent sur nous, nous tuèrent deux cents hommes, à peu près ; ce qui me donna de nouveau occasion de n'être pas de l'avis de tout le monde sur cette grande bonté du roi ; mais, enfin, la Bastille fut prise : dans un des cachots, je trouvai M. Gilbert, pour lequel je venais de risquer de me faire tuer vingt fois, et la joie de le retrouver me fit oublier bien des choses. D'ailleurs, M. Gilbert me dit tout le premier que le roi était bon, qu'il ignorait la plupart des indignités qui se faisaient en son nom, et que ce n'était pas à lui qu'il fallait en vouloir, que c'était à ses ministres ; or, comme tout ce que me disait M. Gilbert à cette époque était pour moi parole d'évangile, je crus M. Gilbert, et, voyant la Bastille prise, M. Gilbert libre, et Pitou et moi sains et saufs, j'oubliai les fusillades de la rue Saint-Honoré, les charges des Tuileries, les cent cinquante ou deux cents hommes tués par la musette de M. le prince de Saxe, et l'emprisonnement de M. Gilbert sur la simple demande d'une dame de la cour... Mais pardon ! monsieur le comte, dit Billot en s'interrompant, tout cela ne vous regarde point, et vous ne m'avez pas demandé à me parler en tête à tête pour écouter les rabâchages d'un pauvre paysan sans éducation ; vous êtes à la fois un grand seigneur et un savant.
Et Billot fit un mouvement pour porter la main à la serrure, et rentrer dans la chambre du roi.
Mais Charny l'arrêta.
Pour l'arrêter, Charny avait deux raisons :
La première, c'est qu'il apprenait les causes de cette inimitié de Billot, qui, dans une pareille situation, n'était pas sans importance ; la seconde, c'est qu'il gagnait du temps.
- Non ! dit-il, racontez-moi tout, mon cher Billot ; vous savez l'amitié que nous vous portons, mes pauvres frères et moi, et ce que vous me dites m'intéresse au plus haut degré.
A ces mots : mes pauvres frères ! Billot sourit amèrement.
- Eh bien donc, reprit-il, je vais tout vous conter, monsieur de Charny, et je regrette que vos pauvres frères... un surtout..., M. Isidore, ne soient pas là pour m'entendre.
Billot avait prononcé ces paroles : un surtout, M. Isidore, avec une si singulière expression, que Charny comprima le mouvement de douleur que le nom de son frère bien-aimé éveillait dans son âme, et, sans rien répondre à Billot, qui ignorait visiblement le malheur arrivé à ce frère de Charny dont il désirait la présence, il lui fit signe de continuer.
Billot continua :
- Aussi, dit-il, quand le roi se mit en route pour Paris, je ne vis qu'un père revenant au milieu de ses enfants. Je marchais avec M. Gilbert près de la voiture royale, faisant à ceux qu'elle renfermait un rempart de mon corps, et criant : « Vive le roi ! » à tue-tête, C'était le premier voyage du roi, celui-là, il y avait tout autour de lui, devant, derrière, sur sa route, sous les pieds de ses chevaux, sous les roues de sa voiture, des bénédictions et des fleurs. En arrivant sur la place de l'Hôtel de Ville, on s'aperçut que le roi n'avait plus la cocarde blanche, mais qu'il n'avait pas encore la cocarde tricolore ; on cria : « La cocarde ! la cocarde ! » Je pris celle qui était à mon chapeau, et la lui donnai ; il me remercia, et la mit au sien aux grandes acclamations de la foule. J'étais ivre de joie de voir ma cocarde au chapeau de ce bon roi ; aussi je criai à moi seul « Vive le roi ! » plus fort que tout le monde ; j'en étais si enthousiaste, de ce bon roi, que je restai à Paris. Ma moisson était sur pied, et avait besoin de ma présence ; mais bah ! que m'importait ma moisson ? J'étais bien assez riche pour perdre une récolte, et, si ma présence était utile en quelque chose à ce bon roi, au père du peuple, au restaurateur de la liberté française, comme, nous autres niais, nous l'appelions à cette époque- là, mieux valait que je restasse à Paris, bien certainement, plutôt que de retourner à Pisseleu ; ma moisson, que j'avais confiée aux soins de Catherine, fut à peu près perdue ! – Catherine avait, à ce qu'il paraît, autre chose à faire que la moisson... N'en parlons plus ! – Cependant, on disait que ce n'était pas bien franchement que le roi acceptait la Révolution ; qu'il y marchait contraint et forcé ; que c'était, non pas la cocarde tricolore qu'il aurait voulu porter à son chapeau, mais la cocarde blanche. Ceux qui disaient cela étaient des calomniateurs, ce qui fut bien prouvé par le repas de MM. les gardes du corps, où la reine ne mit ni la cocarde tricolore, ni la cocarde blanche, ni la cocarde nationale, ni la cocarde française ! mais simplement la cocarde de son frère Joseph II, la cocarde autrichienne, la cocarde noire. Ah ! je l'avoue, cette fois, mon doute recommença ; mais, comme me le disait M. Gilbert : « Billot, ce n'est pas le roi qui a fait cela, c'est la reine ; or, la reine est une femme, et, pour les femmes, il faut être indulgent ! » Moi, je le crus si bien, que, lorsqu'on vint de Paris pour attaquer le château, quoique je trouvasse, au fond du coeur, que ceux qui venaient pour attaquer le château n'avaient pas tout à fait tort, je me mis du côté de ceux qui le défendaient ; de sorte que ce fut moi qui allai éveiller M. de La Fayette, lequel dormait, pauvre cher homme ! que c'était une bénédiction, et qui l'amenai au château, juste à temps pour sauver le roi. Ah ! ce jour-là je vis Madame Elisabeth serrer dans ses bras M. de La Fayette ; je vis la reine lui donner sa main à baiser ; j'entendis le roi l'appeler son ami, et je me dis : « Par ma foi, il paraît que c'est M. Gilbert qui avait raison ! Certainement, ce n'est point par peur qu'un roi, une reine et une princesse royale font de telles démonstrations, et, si elles ne partageaient pas les opinions de cet homme, de quelque utilité que cet homme puisse leur être dans ce moment, trois personnages pareils ne s'abaisseraient pas à mentir. » Cette fois encore, j'en revins donc à plaindre cette pauvre reine, qui n'était qu'imprudente, et ce pauvre roi, qui n'était que faible ; seulement, je les laissai revenir à Paris sans moi... Moi, j'étais occupé à Versailles ; vous savez à quoi, monsieur de Charny ?
Charny poussa un soupir.
- On dit, continua Billot, que ce second voyage ne fut pas tout à fait aussi gai que le premier ; on dit qu'au lieu de bénédictions, il y eut des malédictions ! qu'au lieu de vivats, il y eut des cris de mort ! qu'au lieu de bouquets jetés sous les pieds des chevaux et sous les roues de la voiture, il y eut des têtes coupées et portées au bout des piques ! Je n'en sais rien, je n'y étais pas, j'étais resté à Versailles. Je laissais toujours la ferme sans maître ! Bah ! j'étais assez riche, après avoir perdu la moisson de 1789, pour perdre la moisson de 1790 ! Mais, un beau matin Pitou arriva et m'annonça que j'étais sur le point de perdre une chose qu'un père n'est jamais assez riche pour perdre : c'était ma fille !
Charny tressaillit.
Billot regarda fixement Charny, et continua :
- Il faut vous dire, monsieur le comte, qu'il y a, à une lieue de chez nous, à Boursonnes, une famille noble, une famille de grands seigneurs, une famille puissamment riche. Cette famille se composait de trois frères. Quand ils étaient enfants, et qu'ils allaient de Boursonnes à Villers-Cotterêts, les plus jeunes de ces trois frères me faisaient presque toujours l'honneur de s'arrêter à la ferme ; ils disaient qu'ils n'avaient jamais bu d'aussi bon lait que le lait de mes vaches, mangé d'aussi bon pain que le pain de la mère Billot, et, de temps en temps, ils ajoutaient – je croyais, pauvre niais, que c'était pour me payer mon hospitalité ! – de temps en temps, ils ajoutaient qu'ils n'avaient jamais vu d'aussi belle enfant que ma fille Catherine... Et, moi, je les remerciais de boire mon lait, de manger mon pain, et de trouver ma fille Catherine jolie ! Que voulez-vous ! je croyais bien au roi, qui est, à ce que l'on dit, moitié allemand par sa mère, je pouvais bien croire à eux. Aussi, quand le cadet, qui avait quitté le pays depuis longtemps, et qui se nommait Georges, fut tué à Versailles à la porte de la reine, dans la nuit du 5 au 6 octobre, en faisant bravement son devoir de gentilhomme, Dieu sait jusqu'où je fus blessé du coup qui le tua ! Ah ! monsieur le comte, son frère m'a vu – son frère aîné, celui qui ne venait pas à la maison, non pas parce qu'il était trop fier, je lui rends cette justice, mais parce qu'il avait quitté le pays plus jeune encore que son frère Georges, – il m'a vu à genoux devant le cadavre, versant autant de larmes qu'il avait versé de sang ! Je crois y être encore, là... au fond d'une petite cour, verte et humide, où je l'avais transporté dans mes bras pour qu'il ne fût pas mutilé, pauvre jeune homme ! comme avaient été mutilés ses compagnons, MM. de Varicourt et des Huttes, si bien que j'avais presque autant de sang à mes habits que vous en avez aux vôtres, monsieur le comte. Oh ! c'était un bien charmant enfant, que je vois toujours, allant au collège de Villers-Cotterêts, sur son petit cheval gris, avec son panier à la main... et c'est si vrai, qu'en pensant à celui-là, si je ne pensais qu'à lui, je crois que je pleurerais encore comme vous pleurez, monsieur le comte ! Mais je pense à l'autre, ajouta Billot, et je ne pleure pas.
- A l'autre ! que voulez-vous donc dire ? demanda Charny.
- Attendez, dit Billot, nous y arrivons. Pitou était donc venu à Paris, et il m'avait dit deux mots qui m'avaient prouvé que c'était, non plus ma moisson qui courait des risques, mais mon enfant ; que c'était, non pas ma fortune qui allait être détruite, mais mon bonheur ! Je laissai donc le roi à Paris. Puisqu'il était de bonne foi, à ce que me disait M. Gilbert, toutes choses ne pouvaient manquer d'aller au mieux, que je fusse là ou que je n'y fusse pas, et je revins à la ferme. Je crus d'abord que Catherine n'était qu'en danger de mort : elle avait le délire, une fièvre cérébrale, que sais-je, moi ? L'état dans lequel je la trouvai me rendit fort inquiet, d'autant plus inquiet que le docteur me dit qu'il m'était défendu d'entrer dans sa chambre qu'elle ne fût guérie. Mais, ne pouvant entrer dans sa chambre, pauvre père au désespoir ! je crus qu'il m'était bien permis d'écouter à sa porte. J'écoutai donc ! Alors, j'appris qu'elle avait failli mourir, qu'elle avait la fièvre cérébrale, qu'elle était presque folle, enfin, parce que son amant était parti ! Moi, j'étais parti aussi, un an auparavant, et, au lieu de devenir folle de ce que son père la quittait, elle avait souri à mon départ. Mon départ ne la laissait-il pas libre de voir son amant ?... Catherine revint à la santé, mais non pas à la joie ! Un mois, deux mois, trois mois, six mois se passèrent sans qu'un seul rayon de gaieté éclairât ce visage que mes yeux ne quittaient pas ; un matin, je la vis sourire, et je tremblai : son amant allait donc revenir, puisqu'elle avait souri ? En effet, le lendemain, un berger qui l'avait vu passer m'annonça que, le matin même, il était arrivé ! Je ne doutai point que, le soir de ce jour- là, il ne fût chez moi ou plutôt chez Catherine ! Aussi, le soir venu, je chargeai mon fusil à deux coups, et je me mis à l'affût...
- Billot ! s'écria Charny, vous avez fait cela ?
- Pourquoi pas ? dit Billot. Je me mets bien à l'affût pour tuer le sanglier qui vient retourner mes pommes de terre, le loup qui vient égorger mes brebis, le renard qui vient étrangler mes poules, et je ne me mettrais pas à l'affût pour tuer l'homme qui vient m'enlever mon bonheur, l'amant qui vient déshonorer ma fille ?
- Mais, arrivé là, le coeur vous faillit, n'est-ce pas, Billot ? dit vivement le comte.
- Non, dit Billot, pas le coeur, mais l'oeil et la main ; une trace de sang me prouva, cependant, que je ne l'avais pas manqué tout à fait ; seulement, vous le comprenez bien, ajouta Billot avec amertume, entre un amant et un père, ma fille n'avait pas hésité. Quand j'entrai dans la chambre de Catherine, Catherine avait disparu.
- Et vous ne l'avez pas revue depuis ? demanda Charny.
- Non, répondit Billot ; mais pourquoi la reverrais-je ? Elle sait bien que, si je la revoyais, je la tuerais.
Charny fit un mouvement, tout en regardant avec un sentiment d'admiration mêlé de terreur la puissante nature qui posait devant lui.
- Je me remis aux travaux de ma ferme, continua Billot. Qu'importait mon malheur à moi, pourvu que la France fût heureuse ? Le roi ne marchait-il pas franchement dans la voie de la Révolution ? Ne devait-il pas prendre part à la fête de la Fédération ? N'allais-je pas le revoir là, ce bon roi à qui j'avais donné ma cocarde tricolore le 16 juillet, et à qui j'avais à peu près sauvé la vie le 6 octobre ? Quelle joie ce devait être pour lui que de voir la France tout entière réunie au Champ-de-Mars, jurant comme un seul homme l'unité de la patrie ! Aussi, un instant, quand je le vis, j'oubliai tout, jusqu'à Catherine. Non, je mens, un père n'oublie pas sa fille !... Lui aussi jura à son tour ! Il me sembla bien qu'il jurait mal, qu'il jurait du bout des lèvres, qu'il jurait de sa place, au lieu de jurer sur l'autel de la Patrie ! Mais bah ! il avait juré, c'était l'essentiel : un serment est un serment ! Ce n'est pas l'endroit où on le prononce qui le rend plus ou moins sacré, et, quand il a fait un serment, un honnête homme le tient ! Le roi tiendrait donc son serment. Il est vrai qu'une fois revenu à Villers-Cotterêts – comme je n'avais plus rien à faire qu'à m'occuper de politique, n'ayant plus mon enfant, – j'entendais dire que le roi avait voulu se faire enlever par M. de Favras, mais que la chose avait échoué ; que le roi avait voulu s'enfuir avec ses tantes, mais que le projet n'avait pas réussi ; que le roi avait voulu aller à Saint-Cloud, et, de là, gagner Rouen, mais que le peuple s'y était opposé ; il est vrai que j'entendais dire tout cela, mais je n'y croyais pas : n'avais-je pas de mes yeux, au Champ-de-Mars, vu le roi étendre la main ? Ne l'avais-je pas de mes oreilles entendu faire serment à la nation ? Le moyen de croire qu'un roi, parce qu'il avait juré en face de trois cent mille citoyens, tiendrait son serment pour moins sacré que celui que font les autres hommes. Ce n'était pas probable ! Aussi, comme j'avais été au marché de Meaux avant-hier, je fus bien étonné, quand, au jour – il faut vous dire que j'avais couché chez le maître de poste, un de mes amis, avec lequel j'avais terminé un grand marché de grains, – aussi, dis-je, je fus bien étonné quand, dans une voiture qui relayait je vis et je reconnus le roi, la reine et le dauphin ! Il n'y avait pas à s'y tromper, j'avais habitude de les voir en voiture, moi ! puisque, le 16 juillet, je les avais accompagnés de Versailles à Paris ; alors, j'entendis un de ces messieurs habillés en jaune qui disait : « Route de Châlons ! » La voix me frappa ; je me retournai et je reconnus, qui ? Celui qui m'avait enlevé Catherine, un noble gentilhomme qui faisait son devoir de laquais en courant devant la voiture du roi...
A ces mots, Billot regarda fixement le comte pour voir si celui-ci comprenait qu'il s'agissait de son frère Isidore ; mais Charny se contenta d'essuyer avec son mouchoir la sueur qui coulait sur son front, et se tut.
Billot reprit :
- Je voulus le poursuivre, il était déjà loin ; il avait un bon cheval, il était armé, et je ne l'étais pas... Un instant, je grinçai des dents, à l'idée de ce roi qui échappait à la France et de ce ravisseur qui m'échappait ; mais, tout à coup, une idée me vient : « Tiens, dis-je, moi aussi, j'ai fait serment à la nation, et, puisque le roi rompt le sien, si je tenais le mien, moi ? Ma foi, oui ! tenons-le ! Je ne suis qu'à dix lieues de Paris ; il est trois heures du matin ; sur un bon cheval, c'est l'affaire de deux heures ! Je causerai de cela avec M. Bailly, un honnête homme qui me parait être du parti de ceux qui tiennent leur serment, contre ceux qui ne le tiennent pas. » Ce point arrêté, pour ne pas perdre de temps, je priai mon ami, le maître de poste de Meaux – sans lui rien dire de ce que j'allais faire, bien entendu – de me prêter son uniforme de garde national, son sabre et ses pistolets. Je pris le meilleur cheval de son écurie, et, au lieu de partir au petit trot pour Villers-Cotterêts, je partis au grand galop pour Paris ! Ma foi ! j'arrivai juste : on savait déjà la fuite du roi, mais l'on ne savait pas de quel côté il s'était enfui. M. de Romeuf avait été envoyé par M. de La Fayette sur la route de Valenciennes ! Mais, voyez donc ce que c'est que le hasard ! à la barrière, il avait été arrêté, avait obtenu qu'on le ramenât à l'Assemblée nationale, et il y rentrait juste au moment où M. Bailly, renseigné par moi, donnait sur l'itinéraire de Sa Majesté les détails les plus précis ; il n'y avait qu'un ordre bien en règle à écrire, et la route à changer. La chose fut faite en un instant !
M. de Romeuf fut lancé sur la route de Châlons, et, moi, je reçus mission de l'accompagner, mission que je remplis ainsi que vous voyez. Maintenant, ajouta Billot d'un air sombre, j'ai rejoint le roi, qui m'a trompé comme Français, et je suis tranquille, il ne m'échappera pas ! Il me reste à rejoindre à cette heure celui qui m'a trompé comme père ! et, je vous le jure, monsieur le comte, il ne m'échappera pas non plus.
- Hélas ! mon cher Billot, dit Charny avec un soupir, vous vous trompez !
- Comment cela ?
- Je dis que le malheureux dont vous parlez vous a échappé !
- Il a fui ? s'écria Billot avec une indescriptible expression de rage.
- Non, dit Charny, il est mort !
- Mort ? s'écria Billot en tressaillant malgré lui, et en essuyant son front, qui s'était instantanément couvert de sueur.
- Mort ! répéta Charny, et ce sang que vous voyez, et auquel tout à l'heure vous aviez raison de comparer celui dont vous étiez couvert dans la petite cour de Versailles, ce sang, c'était le sien. Et, si vous en doutez, descendez, mon cher Billot, et vous trouverez le corps couché dans une petite cour à peu près pareille à celle de Versailles, et frappé pour la même cause que celui qui a été frappé là-bas !
Billot regardait Charny, qui lui parlait d'une voix douce, tandis que deux grosses larmes coulaient sur ses joues, avec des yeux hagards et un visage effaré ; puis, tout à coup, jetant un cri :
- Ah ! s'écria-t-il, il y a donc une justice au ciel !
Et, s'élançant hors de la chambre :
- Monsieur le comte, dit-il, je crois à vos paroles ; mais n'importe, je vais m'assurer de mes yeux que justice est faite...
Charny le regarda s'éloigner en étouffant un soupir, et en essuyant ses larmes.
Puis, comprenant qu'il n'y avait pas une minute à perdre, ii s'élança de son côté dans la chambre de la reine, et, marchant droit à elle :
- M. de Romeuf ? dit-il tout bas.
- Il est à nous, répondit la reine.
- Tant mieux, dit Charny, car, de l'autre côté, il n'y a rien à espérer !
- Que faire, alors ? demanda la reine.
- Gagner du temps, jusqu'à ce que M. de Bouillé arrive !
- Mais arrivera-t-il ?
- Oui, car c'est moi qui vais aller le chercher.
- Oh ! s'écria la reine, les rues sont encombrées, vous êtes signalé, vous ne passerez pas, ils vous massacreront ! Olivier ! Olivier !
Mais Charny, souriant, ouvrit, sans répondre, la fenêtre qui donnait sur le jardin, envoya une dernière promesse au roi, un dernier salut à la reine, et franchit les quinze pieds qui le séparaient du sol.
La reine jeta un cri de terreur, et cacha sa tête dans ses mains ; mais les jeunes gens coururent à la fenêtre, et, par un cri de joie, répondirent au cri de terreur de la reine.
Charny venait d'escalader le mur du jardin, et de disparaître de l'autre côté de ce mur.
Il était temps : en ce moment, Billot reparut au seuil de la chambre.

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