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Chapitre LV
Comment Bussy trouva trois cents pistoles de son cheval et le donna pour rien

Le lendemain Bussy partit d'Angers avant que les plus matineux bourgeois de la ville eussent pris leurs repas du matin.
Il ne courait pas, il volait sur la route.
Diane était montée sur une terrasse du château d'où l'on voyait le chemin sinueux et blanchâtre qui ondulait dans les prés verts.
Elle vit ce point noir qui avançait comme un météore et laissait plus long derrière lui le ruban tordu de la route.
Aussitôt elle redescendit pour ne pas laisser à Bussy le temps d'attendre et pour se faire un mérite d'avoir attendu.
Le soleil atteignait à peine les cimes des grands chênes, l'herbe était perlée de rosée ; on entendait au loin, sur la montagne, le cor de Saint-Luc que Jeanne excitait à sonner pour rappeler à son amie le service qu'elle lui rendait en la laissant seule.
Il y avait une joie si grande, si poignante dans le coeur de Diane ; elle se sentait si enivrée de sa jeunesse, de sa beauté, de son amour, que parfois en courant, il lui semblait que son âme enlevait son corps sur des ailes comme pour le rapprocher de Dieu.
Mais le chemin de la maison au hallier était long, les petits pieds de la jeune femme se lassèrent de fouler l'herbe épaisse, et la respiration lui manqua plusieurs fois en route ; elle ne put donc arriver au rendez-vous qu'au moment où Bussy paraissait sur la crête du mur et s'élançait en bas.
Il la vit courir ; elle poussa un petit cri de joie ; il arriva vers elle les bras étendus ; elle se précipita vers lui en appuyant ses deux mains sur son coeur : leur salut du matin fut une longue, une ardente étreinte.
Qu'avaient-ils à se dire ? ils s'aimaient.
Qu'avaient-ils à penser ? ils se voyaient. Qu'avaient-ils à souhaiter ? ils étaient assis côte à côte, et se tenaient la main.
La journée passa comme une heure.
Bussy, lorsque Diane la première sortit de cette torpeur veloutée qui est le sommeil d'une âme lasse de félicité, Bussy serra la jeune femme rêveuse sur son coeur et lui dit :
- Diane, il me semble qu'aujourd'hui a commencé ma vie, il me semble que d'aujourd'hui je vois clair sur le chemin qui mène à l'éternité. Vous êtes, n'en doutez pas, la lumière qui me révèle tant de bonheur ; je ne savais rien de ce monde ni de la condition des hommes en ce monde ; aussi, je puis vous répéter ce que hier je vous disais : ayant commencé par vous à vivre, c'est avec vous que je mourrai.
- Et moi, lui répondit-elle, moi qui, un jour, me suis jetée sans regret dans les bras de la mort je tremble aujourd'hui de ne pas vivre assez longtemps pour épuiser tous les trésors que me promet votre amour. Mais pourquoi ne venez-vous pas au château, Louis ? mon père serait heureux de vous voir ; M. de Saint-Luc est votre ami, et il est discret... Songez qu'une heure de plus à nous voir, c'est inappréciable.
- Hélas ! Diane, si je vais une heure au château j'irai toujours ; si j'y vais, toute la province le saura ; si le bruit en vient aux oreilles de cet ogre, votre époux, il accourra... Vous m'avez défendu de vous en délivrer...
- A quoi bon ? dit-elle avec cette expression qu'on ne trouve jamais que dans la voix de la femme qu'on aime.
- Eh bien ! pour notre sûreté, c'est-à-dire pour la sécurité de notre bonheur, il importe que nous cachions notre secret à tout le monde : madame de Saint-Luc le sait déjà... Saint-Luc le saura aussi.
- Oh ! pourquoi...
- Me cacheriez-vous quelque chose ? dit Bussy, à moi, à présent.
- Non... c'est vrai.
- J'ai écrit ce matin un mot à Saint-Luc pour lui demander une entrevue à Angers : Il viendra, j'aurai sa parole de gentilhomme que jamais un mot de cette aventure ne lui échappera. C'est d'autant plus important, chère Diane, que partout certainement on me cherche. Les événements étaient graves lorsque nous avons quitté Paris.
- Vous avez raison... et puis mon père est un homme si scrupuleux, bien qu'il m'aime, qu'il serait capable de me dénoncer à M. de Monsoreau.
- Cachons-nous bien... et si Dieu nous livre à nos ennemis, au moins pourrons-nous dire que faire autrement était impossible.
- Dieu est bon, Louis ; ne doutez pas de lui en ce moment.
- Je ne doute pas de Dieu, j'ai peur de quelque démon, jaloux de voir notre joie.
- Dites-moi adieu, mon seigneur, et ne retournez pas si vite, votre cheval me fait peur.
- Ne craignez rien, il connaît déjà la route ; c'est le plus doux, le plus sûr coursier que j'aie encore monté. Quand je retourne à la ville, abîmé dans mes douces pensées, il me conduit sans que je touche à la bride.
Les deux amants échangèrent mille propos de ce genre, entrecoupés de mille baisers.
Enfin la trompe de chasse, rapprochée du château, fit entendre l'air dont Jeanne était convenue avec son amie, et Bussy partit.
Comme il approchait de la ville, rêvant à cette enivrante journée, et tout fier d'être libre, lui que les honneurs, les soins de la richesse et les faveurs d'un prince du sang tenaient toujours embrassé dans des chaînes d'or, il remarqua que l'heure approchait où l'on allait fermer les portes de la ville. Le cheval, qui avait brouté tout le jour sous les feuillages et l'herbe, avait continué en chemin, et la nuit venait.
Bussy se préparait à piquer pour réparer le temps perdu, quand il entendit derrière lui le galop de quelques chevaux.
Pour un homme qui se cache, et surtout pour un amant, tout semble une menace.
Les amants heureux ont cela de commun avec les voleurs.
Bussy se demandait s'il valait mieux prendre le galop pour gagner de l'avance, ou se jeter de côté pour laisser passer les cavaliers ; mais leur course était si rapide qu'ils furent sur lui en un moment.
Ils étaient deux.
Bussy, jugeant qu'il n'y avait pas lâcheté à éviter deux hommes lorsqu'on en vaut quatre, se rangea et aperçut un des cavaliers dont les talons entraient dans les flancs de sa monture, stimulée d'ailleurs par bon nombre de coups d'étrivières que lui détachait son compagnon.
- Allons, voici la ville, disait cet homme avec un accent gascon des plus prononcés : encore trois cents coups de fouet et cent coups d'éperon, du courage et de la vigueur.
- La bête n'a plus le souffle, elle frissonne elle faiblit, elle refuse de marcher..., répondit celui qui précédait. Je donnerais pourtant cent chevaux pour être dans ma ville.
- C'est quelque Angevin attardé..., se dit Bussy. Cependant... comme la peur rend les gens stupides ! j'avais cru reconnaître cette voix. Mais voilà le cheval de ce brave homme qui chancelle...
En ce moment les cavaliers étaient au niveau de Bussy sur la route.
- Eh ! prenez garde, s'écria-t-il, monsieur, quittez l'étrier, quittez vite, la bête va choir.
En effet, le cheval tomba lourdement sur le flanc, remua convulsivement une jambe comme s'il labourait la terre, et tout d'un coup son souffle bruyant s'arrêta, ses yeux s'obscurcirent : l'écume l'étouffait ; il expira.
- Monsieur, cria le cavalier démonté à Bussy, trois cents pistoles du cheval qui vous porte.
- Ah ! mon Dieu ! s'écria Bussy en se rapprochant.
- M'entendez-vous ? monsieur, je suis pressé...
- Eh ! mon prince, prenez-le pour rien, dit avec le tremblement d'une émotion indicible Bussy, qui venait de reconnaître le duc d'Anjou.
En même temps on entendit le bruit sec d'un pistolet qu'armait le compagnon du prince.
- Arrêtez ! cria le duc d'Anjou à ce défenseur impitoyable ; arrêtez ! monsieur d'Aubigné, c'est Bussy, ou le diable m'emporte !
- Eh oui, mon prince, c'est moi ! Mais que diable faites-vous à crever des chevaux à l'heure qu'il est, et sur ce chemin ?
- Ah ! c'est M. de Bussy, dit d'Aubigné ; alors, Monseigneur, vous n'avez plus besoin de moi... Permettez-moi de m'en retourner vers celui qui m'a envoyé, comme dit la sainte Ecriture.
- Non pas sans recevoir mes remerciements bien sincères et la promesse d'une solide amitié, dit le prince.
- J'accepte tout, Monseigneur, et vous rappellerai vos paroles quelque jour.
- M. d'Aubigné !... Monseigneur !... Ah ! mais je tombe des nues, fit Bussy.
- Ne le savais-tu pas ?... dit le prince avec une expression de mécontentement et de défiance qui n'échappa point au gentilhomme. Si tu es ici n'est-ce pas que tu m'y attendais ?
- Diable ! se dit Bussy en réfléchissant à tout ce que son séjour caché dans l'Anjou pouvait offrir d'équivoque à l'esprit soupçonneux de François ne nous compromettons pas ! Je faisais mieux que de vous attendre, dit-il, et tenez, puisque vous voulez entrer en ville avant la fermeture des portes, en selle, Monseigneur.
Il offrit son cheval au prince, qui s'était occupé de débarrasser le sien de quelques papiers importants cachés entre la selle et la housse.
- Adieu donc, Monseigneur, dit d'Aubigné qui fit volte-face. Monsieur de Bussy, serviteur.
Et il partit.
Bussy sauta légèrement en croupe derrière son maître et dirigea le cheval vers la ville, en se demandant tout bas si ce prince habillé de noir n'était pas le sombre démon que lui suscitait l'enfer, jaloux de son bonheur.
Ils entrèrent dans Angers au premier son des trompettes de l'échevinage.
- Que faire maintenant, Monseigneur ?
- Au château ! qu'on arbore ma bannière, qu'on vienne me reconnaître, que l'on convoque la noblesse de la province.
- Rien de plus facile, dit Bussy décidé à faire de la docilité pour gagner du temps, et d'ailleurs trop surpris lui-même pour être autre chose que passif.
- Cà, messieurs de la trompette ! cria-t-il aux hérauts qui revenaient après le premier son.
Ceux-ci regardèrent et ne prêtèrent pas grande attention, parce qu'ils voyaient deux hommes poudreux, suants, et en assez mince équipage.
- Ho ! ho !... dit Bussy en marchant à eux, est-ce que le maître n'est pas connu dans sa maison ?... Qu'on fasse venir l'échevin de service !
Ce ton arrogant imposa aux hérauts ; l'un d'eux s'approcha.
- Jésus-Dieu !... s'écria-t-il avec effroi en regardant attentivement le duc, n'est-ce pas là notre seigneur et maître ?
Le duc était fort reconnaissable à la difformité de son nez partagé en deux, comme le disait la chanson de Chicot.
- Monseigneur le duc ! ajouta-t-il en saisissant le bras de l'autre héraut qui bondit d'une surprise pareille.
- Vous en savez aussi long que moi maintenant, dit Bussy ; enflez-moi votre haleine, faites suer sang et eau à vos trompettes, et que toute la ville sache dans un quart d'heure que Monseigneur est arrivé chez lui. Nous, Monseigneur, allons lentement au château. Quand nous y arriverons, la broche sera déjà mise pour nous recevoir.
En effet, au premier cri des hérauts les groupes se formèrent, au second les enfants et les commères coururent tous les quartiers en criant :
- Monseigneur est dans la ville !... Nol à Monseigneur !
Les échevins, le gouverneur, les principaux gentilshommes, se précipitèrent vers le palais, suivis d'une foule qui devenait de plus en plus compacte.
Ainsi que l'avait prévu Bussy, les autorités de la ville étaient au château avant le prince pour le recevoir dignement.
Lorsqu'il traversa le quai, à peine put-il fendre la presse ; mais Bussy avait retrouvé un des hérauts, qui, frappant à coups de trompette sur le populaire empressé, fraya un passage à son prince jusqu'aux degrés de la maison de ville.
Bussy formait l'arrière-garde.
- Messieurs et très féaux amés, dit le prince, je suis venu me jeter dans ma bonne ville d'Angers. A Paris, les dangers les plus terribles ont menacé ma vie ; j'avais perdu même ma liberté. J'ai réussi à fuir grâce à de bons amis.
Bussy se mordit les lèvres, il devinait le sens du regard ironique de François.
- Et depuis que je me sens dans votre ville, ma tranquillité, ma vie sont assurées.
Les magistrats, stupéfaits, crièrent faiblement :
- Vive notre seigneur !
Le peuple, qui espérait les aubaines usitées à chaque voyage du prince, cria vigoureusement :
- Nol !
- Soupons, dit le prince, je n'ai rien pris depuis ce matin.
Le duc fut entouré en un moment de toute la maison qu'il entretenait à Angers en qualité de duc d'Anjou, et dont les principaux serviteurs seuls connaissaient leur maître.
Puis ce fut le tour des gentilshommes et des dames de la ville.
La réception dura jusqu'à minuit.
La ville fut illuminée, les coups de mousquet retentirent dans les rues et sur les places, la cloche de la cathédrale fut mise en branle, et le vent porta jusqu'à Méridor les bouffées bruyantes de la joie traditionnelle des bons Angevins.

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