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Chapitre LXIV
Où il est prouvé que la reconnaissance était une des vertus de M. de Saint-Luc

Le lendemain du jour où M. de Monsoreau avait fait à la table de M. le duc d'Anjou cette piteuse mine qui lui avait valu la permission de s'aller coucher avant la fin du repas, le gentilhomme se leva de grand matin et descendit dans la cour du palais.
Il s'agissait de retrouver le palefrenier à qui il avait déjà eu affaire, et, s'il était possible, de tirer de lui quelques renseignements sur les habitudes de Roland.
Le comte réussit à son gré : il entra sous un vaste hangar, où quarante chevaux magnifiques grugeaient à faire plaisir la paille et l'avoine des Angevins.
Le premier coup d'oeil du comte fut pour chercher Roland.
Roland était à sa place et faisait merveille parmi les plus beaux mangeurs.
Le second fut pour chercher le palefrenier.
Il le reconnut debout, les bras croisés, regardant, selon l'habitude de tout bon palefrenier, de quelle façon, plus ou moins avide, les chevaux de son maître mangeaient leur provende habituelle.
- Eh ! l'ami, dit le comte, est-ce donc l'habitude des chevaux de Monseigneur de revenir à l'écurie tout seuls, et les dresse-t-on à ce manège là ?
- Non, monsieur le comte, répondit le palefrenier ; à quel propos Votre Seigneurie me demande-t-elle cela ?
- A propos de Roland.
- Ah ! oui, qui est venu seul hier. Oh ! cela ne m'étonne pas de la part de Roland, c'est un cheval très intelligent.
- Oui, dit Monsoreau, je m'en suis aperçu ; la chose lui était-elle donc déjà arrivée ?
- Non, monsieur, d'ordinaire il est monté par Monseigneur le duc d'Anjou, qui est excellent cavalier et qu'on ne jette pas facilement à terre.
- Roland ne m'a point jeté à terre, mon ami, dit le comte, piqué qu'un homme, cet homme fût-il un palefrenier, pût croire que lui, le grand veneur de France, avait vidé les arçons, car, sans être de la force de M. le duc d'Anjou, je suis assez bon écuyer. Non, je l'avais attaché au pied d'un arbre pour entrer dans une maison. A mon retour il était disparu ; j'ai cru ou qu'on me l'avait volé, ou que quelque seigneur, passant par les chemins, m'avait fait la méchante plaisanterie de le ramener voilà pourquoi je vous demandais qui l'avait fait entrer à l'écurie.
- Il est rentré seul, comme le majordome a eu l'honneur de le dire hier à monsieur le comte.
- C'est étrange, dit Monsoreau.
Il resta un moment pensif, puis, changeant de conversation :
- Monseigneur monte souvent ce cheval, dis-tu ?
- Il le montait presque tous les jours, avant que ses équipages fussent arrivés.
- Son Altesse est rentrée tard hier ?
- Une heure avant vous, à peu près, monsieur le comte.
- Et quel cheval montait le duc ? n'était-ce pas un cheval bai brun, avec les quatre pieds blancs et une étoile au front ?
- Non, monsieur, dit le palefrenier, hier, Son Altesse montait Isolin, que voici.
- Et, dans l'escorte du prince, il n'y avait pas un gentilhomme montant un cheval tel que celui dont je te donne le signalement ?
- Je ne connais personne ayant un pareil cheval.
- C'est bien, dit Monsoreau avec une certaine impatience d'avancer si lentement dans ses recherches. C'est bien, merci ! Selle-moi Roland.
- Monsieur le comte désire Roland ?
- Oui. Le prince t'aurait-il donné l'ordre de me le refuser ?
- Non, monsieur, l'écuyer de Son Altesse m'a dit, au contraire, de mettre toutes les écuries à votre disposition.
Il n'y avait pas moyen de se fâcher contre un prince qui avait de pareilles prévenances.
M. de Monsoreau fit de la tête un signe au palefrenier, lequel se mit à seller le cheval.
Lorsque cette première opération fut finie, le palefrenier détacha Roland de la mangeoire, lui passa la bride et l'amena au comte.
- Ecoute, lui dit celui-ci en lui prenant la bride des mains, et réponds-moi.
- Je ne demande pas mieux, répondit le palefrenier.
- Combien gagnes-tu par an ?
- Vingt écus, monsieur.
- Veux-tu gagner dix années de tes gages d'un seul coup ?
- Pardieu ! fit l'homme. Mais comment les gagnerai-je ?
- Informe-toi qui montait hier un cheval bai brun, avec les quatre pieds blancs et une étoile au milieu du front.
- Ah ! monsieur, dit le palefrenier, ce que vous me demandez là est bien difficile ; il y a tant de seigneurs qui viennent rendre visite à Son Altesse.
- Oui, mais deux cents écus, c'est un assez joli denier pour qu'on risque de prendre quelque peine à les gagner.
- Sans doute, monsieur le comte, aussi je ne refuse pas de chercher, tant s'en faut.
- Allons, dit le comte, ta bonne volonté me plaît. Voici d'abord dix écus pour te mettre en train ; tu vois que tu n'auras point tout perdu.
- Merci, mon gentilhomme.
- C'est bien, tu diras au prince que je suis allé reconnaître le bois pour la chasse qu'il m'a commandée.
Le comte achevait à peine ces mots, que la paille cria derrière lui sous les pas d'un nouvel arrivant.
Il se retourna.
- Monsieur de Bussy ! s'écria le comte.
- Eh ! bonjour, monsieur de Monsoreau, dit Bussy ; vous à Angers, quel miracle !
- Et vous, monsieur, qu'on disait malade !
- Je le suis en effet, dit Bussy ; aussi mon médecin m'ordonne-t-il un repos absolu ; il y a huit jours que je ne suis sorti de la ville. Ah ! ah ! vous allez monter Roland, à ce qu'il paraît ? C'est une bête que j'ai vendue à M. le duc d'Anjou, et dont il est si content qu'il la monte presque tous les jours.
Monsoreau pâlit.
- Oui, dit-il, je comprends cela, c'est un excellent animal.
- Vous n'avez pas eu la main malheureuse de le choisir ainsi du premier coup, dit Bussy.
- Oh ! ce n'est point d'aujourd'hui que nous faisons connaissance, répliqua le comte, je l'ai monté hier.
- Ce qui vous a donné l'envie de le monter encore aujourd'hui.
- Oui, dit le comte.
- Pardon, reprit Bussy, vous parliez de nous préparer une chasse.
- Le prince désire courir un cerf.
- Il y en a beaucoup, à ce que je me suis laissé dire, dans les environs ?
- Beaucoup.
- Et de quel côté allez-vous détourner l'animal ?
- Du côté de Méridor.
- Ah ! très bien, dit Bussy en pâlissant à son tour malgré lui.
- Voulez-vous m'accompagner ? demanda Monsoreau.
- Non, mille grâces, répondit Bussy. Je vais me coucher. Je sens la fièvre qui me reprend.
- Allons, bien ! s'écria du seuil de l'écurie une voix sonore, voilà encore M. de Bussy levé sans ma permission.
- Le Haudouin, dit Bussy ; bon, me voilà sûr d'être grondé. Adieu, comte. Je vous recommande Roland.
- Soyez tranquille.
Bussy s'éloigna, et M. de Monsoreau sauta en selle.
- Qu'avez-vous donc ? demanda le Haudouin vous êtes si pâle que je crois presque moi-même que vous êtes malade.
- Sais-tu où il va ? demanda Bussy.
- Non.
- Il va à Méridor.
- Eh bien ! aviez-vous espéré qu'il passerait à côté ?
- Que va-t-il arriver, mon Dieu ! après ce qui s'est passé hier ?
- Madame de Monsoreau niera.
- Mais il a vu.
- Elle lui soutiendra qu'il avait la berlue.
- Diane n'aura pas cette force-là.
- Oh ! monsieur de Bussy, est-il possible que vous ne connaissiez pas mieux les femmes !
- Remy, je me sens très mal.
- Je crois bien. Rentrez chez vous. Je vous prescris pour ce matin...
- Quoi ?
- Une daube de poularde, une tranche de jambon et une bisque aux écrevisses.
- Eh ! je n'ai pas faim.
- Raison de plus pour que je vous ordonne de manger.
- Remy, j'ai le pressentiment que ce bourreau va faire quelque scène tragique à Méridor. En vérité, j'eusse dû accepter de l'accompagner quand il me l'a proposé.
- Pourquoi faire ?
- Pour soutenir Diane.
- Madame Diane se soutiendra bien toute seule, je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, et comme il faut que nous en fassions autant, venez, je vous prie. D'ailleurs, il ne faut pas qu'on vous voie debout. Pourquoi êtes-vous sorti malgré mon ordonnance ?
- J'étais trop inquiet, je n'ai pu y tenir.
Remy haussa les épaules, emmena Bussy et l'installa portes closes devant une bonne table, tandis que M. de Monsoreau sortait d'Angers par la même porte que la veille.
Le comte avait eu ses raisons pour redemander Roland : il avait voulu s'assurer si c'était par hasard ou par habitude que cet animal, dont chacun vantait l'intelligence, l'avait conduit au pied du mur du parc.
En conséquence, en sortant du palais, il lui avait mis la bride sur le cou.
Roland n'avait pas manqué à ce que son cavalier attendait de lui.
A peine hors de la porte, il avait pris à gauche. M. de Monsoreau l'avait laissé faire ; puis à droite, et M. de Monsoreau l'avait laissé faire encore.
Tous deux s'étaient donc engagés dans le charmant sentier fleuri, puis dans les taillis, puis dans les hautes futaies.
Comme la veille, à mesure que Roland approchait de Méridor, son trot s'allongeait ; enfin son trot se changea en galop, et, au bout de quarante ou cinquante minutes, M. de Monsoreau se trouva en vue du mur juste au même endroit que la veille.
Seulement le lieu était solitaire et silencieux ; aucun hennissement ne s'était fait entendre, aucun cheval n'apparaissait attaché ni errant.
M. de Monsoreau mit pied à terre ; mais cette fois, pour ne pas courir la chance de revenir à pied, il passa la bride de Roland dans son bras et se mit à escalader la muraille.
Mais tout était solitaire au dedans comme au dehors du parc.
Les longues allées se déroulaient à perte de vue et quelques chevreuils bondissants animaient seuls le gazon désert des vastes pelouses.
Le comte jugea qu'il était inutile de perdre son temps à guetter des gens prévenus, qui, sans doute effrayés par son apparition de la veille, avaient interrompu leurs rendez-vous ou choisi un autre endroit : il remonta à cheval, longea un petit sentier, et après un quart d'heure de marche, dans laquelle il avait été obligé de retenir Roland, il était arrivé à la grille.
Le baron était occupé à faire fouetter ses chiens pour les tenir en haleine, lorsque le comte passa le pont-levis.
Il aperçut son gendre et vint cérémonieusement au-devant de lui.
Diane, assise sous un magnifique sycomore, lisait les poésies de Marot. Gertrude, sa fidèle suivante, brodait à ses côtés.
Le comte, après avoir salué le baron, aperçut les deux femmes.
Il mit pied à terre et s'approcha d'elles.
Diane se leva, s'avança de trois pas au-devant du comte et lui fit une grave révérence.
- Quel calme, ou plutôt quelle perfidie ! murmura le comte ; comme je vais faire lever la tempête du sein de ces eaux dormantes !
Un laquais s'approcha ; le grand veneur lui jeta la bride de son cheval, puis se retournant vers Diane :
- Madame, dit-il, veuillez, je vous prie, m'accorder un moment d'entretien.
- Volontiers, monsieur, répondit Diane.
- Nous faites-vous l'honneur de demeurer au château, monsieur le comte ? demanda le baron.
- Oui, monsieur ; jusqu'à demain, du moins.
Le baron s'éloigna pour veiller lui-même à ce que la chambre de son gendre fût préparée selon toutes les lois de l'hospitalité.
Monsoreau indiqua à Diane la chaise qu'elle venait de quitter, et lui-même s'assit sur celle de Gertrude en couvant Diane d'un regard qui eût intimidé l'homme le plus résolu.
- Madame, dit-il, qui donc était avec vous dans le parc hier soir ?
Diane leva sur son mari un clair et limpide regard.
- A quelle heure, monsieur ? demanda-t-elle d'une voix dont, à force de volonté sur elle-même, elle était parvenue à chasser toute émotion.
- A six heures.
- De quel côté ?
- Du côté du vieux taillis.
- Ce devait être quelque femme de mes amies, et non moi, qui se promenait de ce côté-là.
- C'était vous, madame, affirma Monsoreau.
- Qu'en savez-vous ? dit Diane.
Monsoreau, stupéfait, ne trouva pas un mot à répondre ; mais la colère prit bientôt la place de cette stupéfaction :
- Le nom de cet homme, dites-le-moi ?
- De quel homme ?
- De celui qui se promenait avec vous.
Je ne puis vous le dire, si ce n'était pas moi qui me promenais.
- C'était vous, vous dis-je, s'écria Monsoreau en frappant la terre du pied.
- Vous vous trompez, monsieur, répondit froidement Diane.
- Comment osez-vous nier que je vous aie vu ?
- Ah ! c'est vous-même, monsieur ?
- Oui, madame, c'est moi-même. Comment donc osez-vous nier que ce soit vous, puisqu'il n'y a pas d'autre femme que vous à Méridor.
- Voilà encore une erreur, monsieur, car Jeanne de Brissac est ici.
- Madame de Saint-Luc ?
- Oui, madame de Saint-Luc, mon amie.
- Et M. de Saint-Luc ?
- Ne quitte pas sa femme, comme vous savez ; leur mariage à eux est un mariage d'amour ; c'est M. et madame de Saint-Luc que vous avez vus.
- Ce n'était pas M. de Saint-Luc ; ce n'était pas madame de Saint-Luc. C'était vous, que j'ai parfaitement reconnue, avec un homme que je ne connais pas, lui, mais que je connaîtrai, je vous le jure.
- Vous persistez donc à dire que c'était moi, monsieur ?
- Mais je vous dis que je vous ai reconnue, je vous dis que j'ai entendu le cri que vous avez poussé.
- Quand vous serez dans votre bon sens, monsieur dit Diane, je consentirai à vous entendre ; mais dans ce moment, je crois qu'il vaut mieux que je me retire.
- Non, madame, dit Monsoreau en retenant Diane par le bras, vous resterez.
Monsieur, dit Diane, voici M. et madame de Saint-Luc. J'espère que vous vous contiendrez devant eux.
En effet, Saint-Luc et sa femme venaient d'apparaître au bout d'une allée, appelés par la cloche du dîner qui venait d'entrer en branle, comme si l'on n'eût attendu que M. de Monsoreau pour se mettre à table.
Tous deux reconnurent le comte ; et devinant qu'ils allaient sans doute par leur présence tirer Diane d'un grand embarras, ils s'approchèrent vivement.
Madame de Saint-Luc fit une grande révérence à M. de Monsoreau.
Saint-Luc lui tendit cordialement la main.
Tous trois échangèrent quelques compliments ; puis Saint-Luc, poussant sa femme au bras du comte, prit celui de Diane.
On s'achemina vers la maison.
On dînait à neuf heures au manoir de Méridor ; c'était une vieille coutume du temps du bon roi Louis XII, qu'avait conservée le baron dans toute son intégrité.
M. de Monsoreau se trouva placé entre Saint-Luc et sa femme.
Diane, éloignée de son mari par une habile manoeuvre de son amie, était placée, elle, entre Saint-Luc et le baron.
La conversation fut générale : elle roula tout naturellement sur l'arrivée du frère du roi à Angers et sur le mouvement que cette arrivée allait opérer dans la province.
Monsoreau eût bien voulu la conduire sur d'autres sujets, mais il avait affaire à des convives rétifs ; il en fut pour ses frais.
Ce n'est pas que Saint-Luc refusât le moins du monde de lui répondre, tout au contraire : il cajolait le mari furieux avec un charmant esprit, et Diane qui, grâce au bavardage de Saint-Luc, pouvait garder le silence, remerciait son ami par des regards éloquents.
- Ce Saint-Luc est un sot qui bavarde comme un geai, se dit le comte ; voilà l'homme duquel j'extirperai le secret que je désire savoir, et cela par un moyen ou par un autre.
M. de Monsoreau ne connaissait pas Saint-Luc étant entré à la cour juste comme celui-ci en sortait.
Et, sur cette conviction, il se mit à répondre au jeune homme de façon à doubler la joie de Diane et à ramener la tranquillité sur tous les points.
D'ailleurs Saint-Luc faisait de l'oeil des signes à madame de Monsoreau, et ces signes voulaient visiblement dire :
- Soyez tranquille, madame, je mûris un projet.
Nous verrons dans le chapitre suivant quel était le projet de M. de Saint Luc.

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