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Chapitre XCII
L'assassinat

Bussy, sans inquiétude et sans hésitation, avait été reçu sans crainte par Diane, qui croyait être sûre de l'absence de son mari.
Jamais la belle jeune femme n'avait été si joyeuse, jamais Bussy n'avait été si heureux ; dans certain moment, dont l'âme ou plutôt l'instinct conservateur sent toute la gravité, l'homme unit ses facultés morales à tout ce que ses sens peuvent lui fournir de ressources physiques ; il se concentre et se multiplie. Il aspire de toutes ses forces la vie, qui peut lui manquer d'un moment à l'autre, sans qu'il devine par quelle catastrophe elle lui manquerait.
Diane émue, et d'autant plus émue qu'elle cherchait à cacher son émotion, Diane, émue des craintes de ce lendemain menaçant, paraissait plus tendre, parce que la tristesse, tombant au fond de tout amour, donne à cet amour le parfum de poésie qui lui manquait ; la véritable passion n'est point folâtre, et l'oeil d'une femme sincèrement éprise est plus souvent humide que brillant.
Aussi débuta-t-elle par arrêter l'amoureux jeune homme. Ce qu'elle avait à lui dire ce soir-là, c'est que sa vie était sa vie ; ce qu'elle avait à débattre avec lui, c'étaient les plus sûrs moyens de fuir.
Car ce n'était pas le tout que de vaincre, il fallait, après avoir vaincu, fuir la colère du roi ; car jamais Henri, c'était probable, ne pardonnerait au vainqueur la défaite ou la mort de ses favoris.
- Et puis, disait Diane, le bras passé autour du cou de Bussy et dévorant des yeux le visage de son amant, n'es-tu pas le plus brave de France ? Pourquoi mettrais-tu un point d'honneur à augmenter ta gloire ? Tu es déjà si supérieur aux autres hommes, qu'il n'y aurait pas de générosité à toi de vouloir te grandir encore. Tu ne veux pas plaire aux autres femmes, car tu m'aimes et tu craindrais de me perdre à jamais, n'est-ce pas, Louis ? Louis, défends ta vie. Je ne te dis pas : songe à la mort, car il me semble qu'il n'existe pas au monde un homme assez fort, assez puissant pour tuer mon Louis autrement que par trahison ; mais songe aux blessures : on peut être blessé, tu le sais bien, puisque c'est à une blessure reçue en combattant contre ces mêmes hommes que je dois de te connaître.
- Sois tranquille, dit Bussy en riant, je garderai le visage ; je ne veux pas être défiguré.
- Oh ! garde ta personne tout entière. Qu'elle te soit sacrée, mon Bussy, comme si toi c'était moi. Songe à la douleur que tu éprouverais si tu me voyais revenir blessée et sanglante ; eh bien ! la même douleur que tu ressentirais je l'éprouverais en voyant ton sang. Sois prudent, mon lion trop courageux, voilà tout ce que je te recommande.
Fais comme ce Romain dont tu me lisais l'histoire pour me rassurer l'autre jour. Oh ! imite-le bien ; laisse tes trois amis faire leur combat, porte-toi au secours du plus menacé ; mais si deux hommes, si trois hommes t'attaquent à la fois, fuis ; tu te retourneras comme Horace, et tu les tueras les uns après les autres et à distance.
- Oui, ma chère Diane, dit Bussy.
- Oh ! tu me réponds sans m'entendre, Louis ; tu me regardes et tu ne m'écoutes pas.
- Oui, mais je te vois, et tu es bien belle !
- Ce n'est point de ma beauté qu'il s'agit en ce moment, mon Dieu ! il s'agit de toi, de ta vie, de notre vie ; tiens, c'est bien affreux ce que je vais te dire, mais je veux que tu le saches, cela te rendra non pas plus fort, mais plus prudent. Eh bien ! j'aurai le courage de voir ce duel !
- Toi ?
- J'y assisterai.
- Comment cela ? impossible, Diane.
- Non ! Ecoute : il y a, tu sais, dans la chambre à côté de celle-ci, une fenêtre qui donne sur une petite cour et qui regarde de biais l'enclos des Tournelles ?
- Oui, je me la rappelle, cette fenêtre élevée de vingt pieds à peu près, et qui domine un treillis de fer, aux pointes duquel, l'autre jour, je faisais tomber du pain que les oiseaux venaient prendre.
- De là, comprends-tu ? Bussy, je te verrai. Surtout place-toi de manière que je te voie ; tu sauras que je suis là, tu pourras me voir moi-même. Mais non, insensée que je suis, ne me regarde pas, car ton ennemi peut profiter de ta distraction.
- Et me tuer ! n'est-ce pas ? tandis que j'aurais les yeux fixés sur toi. Si j'étais condamné, et qu'on me laissât le choix de la mort, Diane, ce serait celle-là que je choisirais.
- Oui, mais tu n'es pas condamné, mais il ne s'agit pas de mourir, il s'agit de vivre au contraire.
- Et je vivrai, sois tranquille ; d'ailleurs je suis bien secondé, crois-moi ; tu ne connais pas mes amis ; mais je les connais : Antraguet tire l'épée comme moi ; Ribeirac est froid sur le terrain, et semble n'avoir de vivant que les yeux avec lesquels il dévore son adversaire, et le bras avec lequel il le frappe ; Livarot brille par une agilité de tigre. La partie est belle, crois-moi, Diane, trop belle. Je voudrais courir plus de danger pour avoir plus de mérite.
- Eh bien ! je te crois, cher ami, et je souris, car j'espère, mais écoute-moi, et promets-moi de m'obéir.
- Oui, pourvu que tu ne m'ordonnes pas de te quitter.
- Eh bien ! justement, j'en appelle à ta raison.
- Alors il ne fallait pas me rendre fou.
- Pas de concetti, mon beau gentilhomme, de l'obéissance ; c'est en obéissant que l'on prouve son amour.
- Ordonne alors.
- Cher ami, tes yeux sont fatigués ; il te faut une bonne nuit ; quitte-moi.
- Oh ! déjà !
- Je vais faire ma prière, et tu m'embrasseras.
- Mais c'est toi qu'on devrait prier comme on prie les anges.
- Et crois-tu donc que les anges ne prient pas Dieu ? dit Diane en s'agenouillant.
Et, du fond du coeur, avec des regards qui semblaient, à travers le plafond, aller chercher Dieu sous les voûtes azurées du ciel :
- Seigneur, dit-elle, si tu veux que ta servante vive heureuse et ne meure pas désespérée, protège celui que tu as poussé sur mon chemin, pour que je l'aime et que je n'aime que lui.
Elle achevait ces paroles, Bussy se baissait pour l'envelopper de son bras et ramener son visage à la hauteur de ses lèvres, quand tout à coup une vitre de la fenêtre vola en éclats, puis la fenêtre elle-même, et trois hommes armés parurent sur le balcon, tandis que le quatrième enfourchait la balustrade. Celui-là avait le visage couvert d'un masque et tenait dans la main gauche un pistolet, de l'autre une épée nue.
Bussy demeura un instant immobile et glacé par le cri épouvantable que poussa Diane en s'élançant à son cou.
L'homme au masque fit un signe, et ses trois compagnons avancèrent d'un pas ; un de ces trois hommes était armé d'une arquebuse.
Bussy, d'un même mouvement écarta Diane de la main gauche, tandis que de la droite il tirait son épée.
Puis, se repliant sur lui-même, il l'abaissa lentement et sans perdre de vue ses adversaires.
- Allez, allez, mes braves, dit une voix sépulcrale qui sortait de dessous le masque de velours ; il est à moitié mort, la peur l'a tué.
- Tu te trompes, dit Bussy, je n'ai jamais peur.
Diane fit un mouvement pour se rapprocher de lui.
- Rangez-vous, Diane, dit-il avec fermeté.
Mais Diane, au lieu d'obéir, se jeta une seconde fois à son cou.
- Vous allez me faire tuer, madame, dit-il.
Diane s'éloigna, le démasquant entièrement.
Elle comprenait qu'elle ne pouvait venir en aide à son amant que d'une seule manière : c'était en obéissant passivement.
- Ah ! ah !dit la voix sombre, c'est bien M. de Bussy, je ne le voulais pas croire, niais que je suis. Vraiment, quel ami, quel bon et excellent ami !
Bussy se taisait, tout en mordant ses lèvres et en examinant tout autour de lui quels seraient ses moyens de défense quand il faudrait en venir aux mains.
- Il apprend, continua la voix avec une intonation railleuse que rendait encore plus terrible sa vibration profonde et sombre, il apprend que le grand veneur est absent, qu'il a laissé sa femme seule, que cette femme peut avoir peur, et il vient lui tenir compagnie ; et quand cela ? la veille d'un duel. Je le répète, quel bon et excellent ami que le seigneur de Bussy !
- Ah ! c'est vous, monsieur de Monsoreau, dit Bussy. Bon, jetez votre masque. Maintenant, je sais à qui j'ai affaire.
- Ainsi ferai-je, répliqua le grand veneur.
Et il jeta loin de lui le loup de velours noir.
Diane poussa un faible cri.
La pâleur du comte était celle d'un cadavre, tandis que son sourire était celui d'un damné.
- 0à, finissons, monsieur, dit Bussy, je n'aime pas les façons bruyantes, et c'était bon pour les héros d'Homère, qui étaient des demi-dieux, de parler avant de se battre ; moi je suis un homme ; seulement je suis un homme qui n'a pas peur, attaquez-moi ou laissez-moi passer.
Monsoreau répondit par un rire sourd et strident qui fit tressaillir Diane, mais qui provoqua chez Bussy la plus bouillante colère.
- Passage, voyons ! répéta le jeune homme dont le sang, qui un instant avait reflué vers son coeur lui montait aux tempes.
- Oh ! oh ! fit Monsoreau, passage ; comment dites-vous cela, monsieur de Bussy ?
- Alors, croisez donc le fer et finissons-en, dit le jeune homme ; j'ai besoin de rentrer chez moi, et je demeure loin.
- Vous étiez venu pour coucher ici, monsieur, dit le grand veneur, et vous y coucherez.
Pendant ce temps, la tête de deux autres hommes apparaissait à travers les barres du balcon, et ces deux hommes, enjambant la balustrade, vinrent se placer près de leurs camarades.
- Quatre et deux font six, dit Bussy ; où sont les autres ?
- Ils sont à la porte et attendent, dit le grand veneur.
Diane tomba sur ses genoux, et, quelque effort qu'elle fît, Bussy entendit ses sanglots.
Il jeta un coup d'oeil rapide sur elle ; puis ramenant son regard vers le comte :
- Mon cher monsieur, dit-il après avoir réfléchi une seconde, vous savez que je suis un homme d'honneur ?
- Oui, dit Monsoreau, vous êtes homme d'honneur, comme madame est une femme chaste.
- Bien, monsieur, répondit Bussy en faisant un léger mouvement de tête de haut en bas ; c'est vif, mais c'est mérité, et tout cela se payera ensemble. Seulement, comme j'ai demain partie liée avec quatre gentilshommes que vous connaissez, et qu'ils ont la priorité sur vous, je réclame la grâce de me retirer ce soir en vous engageant ma parole de me retrouver où et quand vous voudrez.
Monsoreau haussa les épaules.
- Ecoutez, dit Bussy ; je jure Dieu, monsieur, que lorsque j'aurai satisfait MM. de Schomberg, d'Epernon, de Quélus et de Maugiron, je serai à vous, tout à vous, et rien qu'à vous. S'ils me tuent, eh bien ! vous serez payé par leurs mains : voilà tout si, au contraire, je me trouve en fonds pour vous payer moi-même...
Monsoreau se retourna vers ses gens.
- Allons, leur dit-il, sus ! mes braves.
- Ah ! dit Bussy, je me trompais ; ce n'est plus un duel, c'est un assassinat.
- Parbleu ! fit Monsoreau.
- Oui, je le vois : nous nous étions trompés tous deux l'un à l'égard de l'autre ; mais songez-y, monsieur, le duc d'Anjou prendra mal la chose.
- C'est lui qui m'envoie, dit Monsoreau.
Bussy frissonna. Diane leva les mains au ciel avec un gémissement.
- En ce cas, dit le jeune homme, j'en appelle à Bussy tout seul. Tenez-vous bien, mes braves !
Et d'un tour de main il renversa le prie-Dieu, attira à lui une table et jeta sur le tout une chaise ; de sorte qu'il avait en une seconde improvisé comme un rempart entre lui et ses ennemis.
Ce mouvement avait été si rapide que la balle partie de l'arquebuse ne frappa que le prie-Dieu, dans l'épaisseur duquel elle se logea en s'amortissant ; pendant ce temps, Bussy abattait une magnifique crédence du temps de François Ier et l'ajoutait à son retranchement.
Diane se trouva cachée par ce dernier meuble ; elle comprenait qu'elle ne pouvait aider Bussy que de ses prières, et elle priait. Bussy jeta un coup d'oeil sur elle, puis sur les assaillants, puis sur son rempart improvisé.
- Allez, maintenant, dit-il ; mais prenez garde, mon épée pique.
Les braves poussés par Monsoreau firent un mouvement vers le sanglier qui les attendait replié sur lui-même et les yeux ardents ; l'un d'eux allongea même la main vers le prie-Dieu pour l'attirer à lui ; mais, avant que sa main eût touché le meuble protecteur, l'épée de Bussy, passant par une meurtrière, avait pris le bras dans toute sa longueur, et l'avait percé depuis la saignée jusqu'à l'épaule.
L'homme poussa un cri et se recula jusqu'à la fenêtre.
Bussy entendit alors des pas rapides dans le corridor et se crut pris entre deux feux. Il s'élança vers la porte pour en pousser les verrous ; mais avant qu'il l'eût atteinte, elle s'ouvrit.
Le jeune homme fit un pas en arrière pour se mettre en défense à la fois contre ses anciens et contre ses nouveaux ennemis.
Deux hommes se précipitèrent par cette porte.
- Ah ! cher maître, cria une voix bien connue, arrivons-nous à temps ?
- Remy ! dit le comte.
- Et moi ! cria une seconde voix, il paraît que l'on assassine ici ?
Bussy reconnut cette voix, et poussa un rugissement de joie.
- Saint-Luc ! dit-il.
- Moi-même.
- Ah ! ah ! dit Bussy, je crois maintenant, cher monsieur de Monsoreau, que vous ferez bien de nous laisser passer, car maintenant, si vous ne vous rangez pas, nous passerons sur vous.
- Trois hommes à moi ! cria Monsoreau.
Et l'on vit trois nouveaux assaillants apparaître au-dessus de la balustrade.
- Ah çà ! mais ils sont donc une armée ? dit Saint-Luc.
- Mon Dieu Seigneur, protégez-le, priait Diane.
- Infâme ! cria Monsoreau.
Et il s'avança pour frapper Diane.
Bussy vit le mouvement. Agile comme un tigre, il sauta d'un bond par- dessus le retranchement ; son épée rencontra celle de Monsoreau, puis il se fendit et le toucha à la gorge ; mais la distance était trop grande ; il en fut quitte pour une écorchure.
Cinq ou six hommes fondirent à la fois sur Bussy Un de ces hommes tomba sous l'épée de Saint-Luc.
- En avant ! cria Remy.
- Non pas en avant, dit Bussy ; au contraire, Remy, prends et emporte Diane.
Monsoreau poussa un rugissement, et arracha une épée des mains d'un des nouveaux venus.
Remy hésitait.
- Mais vous ? dit-il.
- Enlève ! enlève ! cria Bussy. Je te la confie.
- Mon Dieu ! murmura Diane, mon Dieu ! secourez-le.
- Venez, madame, dit Remy.
- Jamais ; non, jamais je ne l'abandonnerai.
Remy l'enleva entre ses bras.
- Bussy ! cria Diane ; Bussy, à moi ! au secours !
La pauvre femme était folle, elle ne distinguait plus ses amis de ses ennemis ; tout ce qui l'écartait de Bussy lui était fatal et mortel.
- Va, va, dit Bussy, je te rejoins.
- Oui, hurla Monsoreau ; oui, tu la rejoindras, je l'espère.
Bussy vit le Haudouin osciller, puis s'affaisser sur lui-même et presque aussitôt tomber en entraînant Diane.
Bussy jeta un cri, et se retournant :
- Ce n'est rien, maître, dit Remy ; c'est moi qui ai reçu la balle. elle est sauve.
Trois hommes se jetèrent sur Bussy. au moment où il se retournait, Saint Luc passa entre Bussy et les trois hommes ; un des trois tomba.
Les deux autres reculèrent.
- Saint-Luc, dit Bussy, Saint-Luc, par celle que tu aimes ! sauve Diane.
- Mais toi ?
- Moi, je suis un homme.
Saint-Luc s'élança vers Diane, déjà relevée sur ses genoux, la prit entre ses bras et disparut avec elle par la porte.
- A moi ! cria Monsoreau ; à moi ceux de l'escalier !
- Ah ! scélérat ! cria Bussy. Ah ! lâche !
Monsoreau se retira derrière ses hommes.
Bussy tira un revers et poussa un coup de pointe ; du premier il fendit une tête par la tempe ; du second il troua une poitrine.
- Cela déblayé, dit-il.
Puis il revint dans son retranchement.
- Fuyez ! maître, fuyez ! murmura Remy.
- Moi ! fuir... fuir devant des assassins !
Puis se penchant vers le jeune homme :
- Il faut que Diane se sauve, lui dit-il ; mais toi, qu'as-tu ?
- Prenez garde ! dit Remy, prenez garde !
En effet, quatre hommes venaient de s'élancer par la porte de l'escalier.
Bussy se trouvait pris entre deux troupes.
Mais il n'eut qu'une pensée.
- Et Diane ! cria-t-il, Diane !
Alors, sans perdre une seconde, il s'élança sur ces quatre hommes ; pris au dépourvu, deux tombèrent, un blessé, un mort.
Puis, comme Monsoreau avançait, il fit un pas de retraite et se retrouva derrière son rempart.
- Poussez les verrous, cria Monsoreau, tournez la clef : nous le tenons, nous le tenons.
Pendant ce temps, par un dernier effort, Remy s'était traîné jusque devant Bussy ; il venait ajouter son corps à la masse du retranchement.
Il y eut une pause d'un instant.
Bussy, les jambes fléchies, le corps collé contre la muraille, le bras plié, la pointe en arrêt, jeta un rapide regard autour de lui.
Sept hommes étaient couchés à terre, neuf restaient debout. Bussy les compta des yeux.
Mais en voyant reluire neuf épées, en entendant Monsoreau encourager ses hommes, en sentant ses pieds clapoter dans le sang, ce vaillant, qui n'avait jamais connu la peur, vit comme l'image de la mort se dresser au fond de la chambre et l'appeler avec son morne sourire.
- Sur neuf, dit-il, j'en tuerai bien cinq encore, mais les quatre autres me tueront. Il me reste des forces pour dix minutes de combat ; eh bien ! faisons pendant les dix minutes ce que jamais homme ne fit ni ne fera.
Alors, détachant son manteau dont il enveloppa son bras gauche comme d'un bouclier, il fit un bond jusqu'au milieu de la chambre, comme s'il eût été indigne de sa renommée de combattre plus longtemps à couvert.
Là, il rencontra un fouillis dans lequel son épée glissa comme une vipère dans sa couvée, trois fois il vit le jour et allongea le bras dans ce jour ; trois fois il entendit crier le cuir des baudriers ou le buffle des justaucorps, et trois fois un filet de sang tiède coula jusque sur sa main droite par la rainure de sa lame.
Pendant ce temps, il avait paré vingt coups de taille ou de pointe avec son bras gauche.
Le manteau était haché.
La tactique des assassins changea en voyant tomber deux hommes et se retirer le troisième ; ils renoncèrent à faire usage de l'épée : les uns tombèrent sur lui à coups de crosse de mousquet, les autres tirèrent sur lui leurs pistolets dont ils ne s'étaient pas servis encore, et dont il eut l'adresse d'éviter les balles, soit en se jetant de côté, soit en se baissant. Dans cette heure suprême tout son être se multipliait ; car, non seulement il voyait, entendait et agissait, mais encore il devinait presque la plus subite et la plus secrète pensée de ses ennemis ; Bussy enfin était dans un de ces moments ou la créature atteint l'apogée de la perfection : il était moins qu'un Dieu, parce qu'il était mortel, mais il était certes plus qu'un homme.
Alors il pensa que tuer Monsoreau ce serait mettre fin au combat ; il le chercha donc des yeux parmi ses assassins. Mais celui-ci, aussi calme que Bussy était animé, chargeait les pistolets de ses gens, ou, les prenant tout chargés de leurs mains, tirait tout en se tenant masqué derrière ses spadassins.
Mais c'était chose facile pour Bussy que de faire une trouée ; il se jeta au milieu des sbires, qui s'écartèrent, et se trouva face à face avec Monsoreau.
En ce moment, celui-ci, qui tenait un pistolet tout armé, ajusta Bussy et fit feu.
La balle rencontra la lame de l'épée, et la brisa à six pouces au-dessus de la poignée.
- Désarmé ! cria Monsoreau ; désarmé !
Bussy fit un pas de retraite, et, en reculant, ramassa sa lame brisée.
En une seconde, elle fut soudée à son poignet avec son mouchoir.
Et la bataille recommença, présentant ce spectacle prodigieux d'un homme presque sans armes, mais aussi presque sans blessures, épouvantant six hommes bien armés et se faisant un rempart de dix cadavres.
La lutte recommença et redevint plus terrible que jamais ; tandis que les gens de Monsoreau se ruaient sur Bussy, Monsoreau, qui avait deviné que le jeune homme cherchait une arme par terre, tirait à lui toutes celles qui pouvaient être à sa portée.
Bussy était entouré. Le tronçon de sa lame, ébréché, tordu, émoussé, vacillait dans sa main ; la fatigue commençait à engourdir son bras ; il regardait autour de lui, quand un des cadavres, ranimé, se relève sur ses genoux, lui met aux mains une longue et forte rapière.
Ce cadavre, c'était Remy, dont le dernier effort était un dévouement.
Bussy poussa un cri de joie, et bondit en arrière, afin de dégager sa main de son mouchoir, et de se débarrasser du tronçon devenu inutile.
Pendant ce temps, Monsoreau s'approcha de Remy, et lui déchargea à bout portant son pistolet dans la tête.
Remy tomba le front fracassé, et cette fois pour ne plus se relever. Bussy jeta un cri, ou plutôt poussa un rugissement.
Les forces lui étaient revenues avec les moyens de défense ; il fit siffler son épée en cercle, abattit un poignet à droite et ouvrit une joue à gauche.
La porte se trouvait dégagée par ce double coup.
Agile et nerveux, il s'élança contre elle et essaya de l'enfoncer avec une secousse qui ébranla le mur. Mais les verrous lui résistèrent.
Epuisé de l'effort, Bussy laissa retomber son bras droit, tandis que du gauche il essayait de tirer les verrous derrière lui, tout en faisant face à ses adversaires.
Pendant cette seconde, il reçut un coup de feu qui lui perça la cuisse, et deux coups d'épée lui entamèrent les flancs.
Mais il avait tiré les verrous et tourna la clef.
Hurlant et sublime de fureur, il foudroya d'un revers le plus acharné des bandits, et, se fendant sur Monsoreau, il le toucha à la poitrine.
Le grand veneur vociféra une malédiction.
- Ah ! dit Bussy en tirant la porte, je commence à croire que j'échapperai.
Les quatre hommes jetèrent leurs armes et s'accrochèrent à Bussy ; ils ne pouvaient l'atteindre avec le fer, tant sa merveilleuse adresse le faisait invulnérable. Ils tentèrent de l'étouffer.
Mais à coups de pommeau d'épée, mais à coups de taille, Bussy les assommait, les hachait sans relâche. Monsoreau s'approcha deux fois du jeune homme et fut touché deux fois encore.
Mais trois hommes s'attachèrent à la poignée de son épée et la lui arrachèrent des mains.
Bussy ramassa un trépied de bois sculpté qui servait de tabouret, frappa trois coups, abattit trois hommes ; mais le trépied se brisa sur l'épaule du dernier, qui resta debout.
Celui-là lui enfonça sa dague dans la poitrine.
Bussy le saisit au poignet, arracha la dague, et, la retournant contre son adversaire, il le força de se poignarder lui-même.
Le dernier sauta par la fenêtre.
Bussy fit deux pas pour le poursuivre, mais Monsoreau, étendu parmi les cadavres, se releva à son tour, et lui ouvrit le jarret d'un coup de couteau.
Le jeune homme poussa un cri, chercha des yeux une épée, ramassa la première venue, et la plongea si vigoureusement dans la poitrine du grand veneur qu'il le cloua au parquet.
- Ah ! s'écria Bussy, je ne sais pas si je mourrai ; mais du moins je t'aurai vu mourir.
Monsoreau voulut répondre ; mais ce fut son dernier soupir qui passa par sa bouche entrouverte.
Bussy alors se traîna vers le corridor ; il perdait tout son sang par sa blessure de la cuisse, et surtout par celle du jarret.
Il jeta un dernier regard derrière lui.
La lune venait de sortir brillante d'un nuage ; sa lumière entrait dans cette chambre inondée de sang, elle vint se mirer aux vitres et illuminer les murailles hachées par les coups d'épées, trouées par les balles, effleurant au passage les pâles visages des morts qui, pour la plupart, avaient conservé, en expirant, le regard féroce et menaçant de l'assassin.
Bussy, à la vue de ce champ de bataille peuplé par lui, tout blessé, tout mourant qu'il était, se sentit pris d'un orgueil sublime.
Comme il l'avait dit, il avait fait ce qu'aucun homme n'aurait pu faire.
Il lui restait maintenant à fuir, à se sauver ; mais il pouvait fuir, car il fuyait devant les morts.
Mais tout n'était pas fini pour le malheureux jeune homme.
En arrivant sur l'escalier, il vit reluire des armes dans la cour ; un coup de feu partit ; la balle lui traversa l'épaule.
La cour était gardée.
Alors il songea à cette petite fenêtre par laquelle Diane lui promettait de regarder le combat du lendemain, et aussi rapidement qu'il put il se traîna de ce côté.
Elle était ouverte, en encadrant un beau ciel parsemé d'étoiles.
Bussy referma et verrouilla la porte derrière lui ; puis il monta sur la fenêtre à grand-peine, enjamba la rampe, et mesura des yeux la grille de fer, afin de sauter de l'autre côté.
- Oh ! je n'aurai jamais la force, murmura-t-il.
Mais en ce moment il entendit des pas dans l'escalier ; c'était la seconde troupe qui montait.
Bussy était hors de défense ; il rappela toutes ses forces. S'aidant de la seule main et du seul pied dont il put se servir encore, il s'élança.
Mais en s'élançant, la semelle de sa botte glissa sur la pierre.
Il avait tant de sang aux pieds !
Il tomba sur les pointes de fer : les unes pénétrèrent dans son corps, les autres s'accrochèrent à ses habits, et il demeura suspendu.
En ce moment il pensa au seul ami qui lui restât au monde.
- Saint-Luc ! cria-t-il, à moi ! Saint-Luc ! à moi !
- Ah ! c'est vous, monsieur de Bussy, dit tout à coup une voix sortant d'un massif d'arbres.
Bussy tressaillit. Cette voix n'était pas celle de Saint-Luc.
- Saint-Luc ! s'écria-t-il de nouveau, à moi ! à moi ! ne crains rien pour Diane. J'ai tué le Monsoreau !
Il espérait que Saint-Luc était caché aux environs, et viendrait à cette nouvelle.
- Ah ! le Monsoreau est tué ? dit une autre voix.
- Oui.
- Bien.
Et Bussy vit sortir deux hommes du massif ; ils étaient masqués tous deux.
- Messieurs, dit Bussy, messieurs, au nom du ciel secourez un pauvre gentilhomme qui peut échapper encore, si vous le secourez !
- Qu'en pensez-vous, Monseigneur ? demanda à demi-voix un des deux inconnus.
- Imprudent ! dit l'autre.
- Monseigneur ! s'écria Bussy qui avait entendu, tant l'acuité de ses sens s'était augmentée du désespoir de sa situation ; Monseigneur ! délivrez-moi, et je vous pardonnerai de m'avoir trahi.
- Entends-tu ? dit l'homme masqué.
- Qu'ordonnez-vous ?
- Eh bien ! que tu le délivres.
Puis il ajouta avec un rire que cacha son masque :
- De ses souffrances...
Bussy tourna la tête du côté par où venait la voix qui osait parler avec un accent railleur dans un pareil moment.
- Oh ! je suis perdu, murmura-t-il.
En effet, au même moment le canon d'une arquebuse se posa sur sa poitrine et le coup partit. La tête de Bussy retomba sur son épaule, ses mains se raidirent.
- Assassin ! dit-il, sois maudit !
Et il expira en prononçant le nom de Diane.
Les gouttes de son sang tombèrent du treillis sur celui qu'on avait appelé Monseigneur.
- Est-il mort ? crièrent plusieurs hommes qui, après avoir enfoncé la porte, apparaissaient à la fenêtre.
- Oui, cria Aurilly ; mais fuyez ; songez que Monseigneur le duc d'Anjou était le protecteur et l'ami de M. de Bussy.
Les hommes n'en demandèrent pas davantage ; ils disparurent.
Le duc entendit le bruit de leurs pas s'éloigner, décroître et se perdre.
- Maintenant, Aurilly, dit l'autre homme masqué, monte dans cette chambre, et jette-moi par la fenêtre le corps du Monsoreau.
Aurilly monta, reconnut parmi ce nombre inouï de cadavres le corps du grand veneur, le chargea sur ses épaules, et, comme le lui avait ordonné son compagnon, il jeta par la fenêtre le corps qui, en tombant, vint à son tour éclabousser de son sang les habits du duc d'Anjou.
François fouilla sous le justaucorps du grand veneur et en tira l'acte d'alliance signé de sa royale main.
- Voilà ce que je cherchais, dit-il ; nous n'avons plus rien à faire ici.
- Et Diane ? demanda Aurilly de la fenêtre.
- Ma foi ! je ne suis plus amoureux, et comme elle ne nous a pas reconnus, détache-la, détache aussi Saint-Luc, et que tous deux s'en aillent où ils voudront.
Aurilly disparut.
- Je ne serai pas roi de France de ce coup-ci encore, dit le duc en déchirant l'acte en morceaux. Mais de ce coup-ci non plus je ne serai pas encore décapité pour crime de haute trahison.

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