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Chapitre II
La Cambria

Pendant dix ou quinze minutes, tous les yeux furent fixés sur le bâtiment en vue, que l'on sut plus tard être la Cambria, petit brick de 200 tonneaux, faisant voile pour la Véra-Cruz, sous le commandement du capitaine Cook, et ayant à bord vingt à trente mineurs de Cornouailles et d'autres employés de la compagnie anglo-mexicaine.
L'anxiété était grande, car on cherchait à s'assurer si, de son côté, il voyait ou ne voyait pas le Kent.
Ces dix minutes furent un siècle.
On n'avait point d'espoir que le bruit des canons eût été entendu ; ce bruit se perdait dans les clameurs de la tempête et dans les rugissements de la mer.
Mais il pouvait bien certainement voir la fumée qui enveloppait le bâtiment de son nuage sombre, et qui, pareille à une trombe, bondissait à la surface de la mer.
Après quelques minutes d'angoisse, on vit le brick hisser pavillon anglais et mettre toutes voiles dehors pour venir au secours du Kent.
Ce fut une joie universelle.
Cette lueur de salut, qui succédait à l'obscurité de la mort, illumina tous les coeurs, et cependant, en calculant l’espace qui restait à parcourir, la petitesse du bâtiment qui venait au secours du Kent, l'état effroyable de la mer, il y avait quatre-vingts chances encore sur cent que le bâtiment sautât, que celui qui était en vue pût en recueillir à peine la dixième partie, et, enfin, que le transbordement fût impossible.
En ce moment, et pendant que le capitaine Cobb, le colonel et le major Mac Grégor tenaient conseil sur les mesures les plus promptes et les plus sûres de mettre les embarcations à la mer, un lieutenant du 31e vint demander au major dans quel ordre les officiers devaient quitter le vaisseau.
- Dans l'ordre qu'on observe aux funérailles, répondit d'une voix calme le major Mac Grégor.
Alors, comme si l'officier eût pensé qu'un second ordre supérieur était nécessaire, il se retourna vers le colonel Fearon, l’interrogeant du regard.
- Eh bien ! dit celui-ci, n'avez-vous point entendu ? Les cadets les premiers ; mais d'abord, et avant tout, les femmes et les enfants.
- Vous passerez au fil de l'épée tout homme qui tenterait de descendre avant eux.
L'officier s'éloigna en faisant un signe de tête qui indiquait que l'ordre serait ponctuellement exécuté.
En effet, pour empêcher l'encombrement que l'on avait lieu de craindre d'après les signes d'impatience qui se manifestaient chez les soldats et même chez les marins, deux officiers, épée nue, se mirent en faction près de chaque embarcation ; mais, il faut le dire, en jetant les yeux sur leurs officiers et en voyant leur contenance calme et sévère à la fois, les soldats et les marins trop pressés à la fuite eurent honte d'eux-mêmes, et les premiers donnèrent l'exemple de la subordination et de la discipline.
Vers deux heures ou deux heures et demie, l'embarcation se trouva prête.
L'ordre fut à l'instant même donné par le capitaine Cobb d'y faire descendre autant de femmes d'officiers, de passagers et de soldats que le canot en pourrait contenir.
Alors on vit défiler sur le pont le lugubre cortège de ces malheureuses femmes, vêtues des premiers objets dont elles avaient pu s'emparer, et qui, traînant leurs enfants d'une main, tendaient l'autre vers celui, père, frère ou mari, qu'elles abandonnaient sur le bâtiment à une mort presque certaine.
Ce cortège s'avançait du gaillard d’arrière jusqu'au sabord, au-dessous duquel le canot était suspendu.
On n'entendait pas un cri, il ne se proférait pas une plainte, les petits enfants eux-mêmes, comme s'ils eussent compris la solennité de la situation, avaient cessé de pleurer.
Deux ou trois femmes seulement demandèrent en grâce à ne pas s'embarquer seules et à rester près de leur mari.
Mais la voix du major ou du colonel répondait : « Marchez », et la malheureuse reprenait son rang, silencieuse et obéissante.
Et quand on leur eut bien dit que chaque minute de retard apporté à l'embarquement pourrait être la perte de tout ce qui restait à bord, alors, sans plus rien demander, même cette sombre grâce de mourir avec leurs maris, elles s'arrachèrent aux embrassements, et, avec cette force d'âme qu'on ne trouve que chez elles, elles allèrent s'entasser sans un seul murmure dans le canot, qui descendit aussitôt à la mer.
Les plus croyants dans la miséricorde divine n'espéraient pas, tant la mer était grosse, que le canot pût tenir cinq minutes.
Les marins placés dans les haubans crièrent même deux fois que le canot faisait eau ; mais le major Mac Grégor étendit la main et d'une voix forte s'écria :
- Celui a fait marcher l'Apôtre sur les vagues saura bien soutenir nos femmes et nos enfants sur les flots ! Lâchez tout !
Le major Mac Grégor avait sa femme et son fils dans le canot.
Mais ce n'était point assez que de donner l'ordre, il fallait l'exécuter.
En effet, voici comment l'embarquement se devait faire.
Ne voulant négliger aucune précaution, le capitaine Cobb avait aposté à chaque extrémité du canot un homme armé d'une hache, afin de couper à l'instant même les palans, si l'on éprouvait la moindre peine à les décrocher.
Or, la difficultés d'une pareille opération, sur une mer furieuse et avec une chaloupe surchargée, ne peut être comprise que par un marin.
En effet, après que les hommes chargés de ce travail difficile eurent deux fois essayé de déposer doucement la chaloupe sur la vague, l'ordre fut donné de défaire les crochets ; le palan de poupe ne présenta aucune difficulté et fut dégagé à l'instant, mais au contraire les cordages de la proue s'embrouillèrent, et l'homme placé à ce poste ne put exécuter l'ordre donné.
En vain alors eut-on recours à la hache : la corde n'était point tendue, la hache ne mordit point ; mais, comme il arrivait alors que, retenu seulement par une de ses extrémités, le canot suivait tous les mouvements et qu'en ce moment la vague le soulevait, il fut un moment où l'on doit croire que l'embarcation suspendue verticalement par la proue allait verser à la mer tout ce qu'elle contenait.
Par miracle, en ce moment une vague passa sous la poupe de la chaloupe et la souleva, comme si la main de Dieu eut fait contrepoids au mouvement du vaisseau.
En ce moment on parvint à décrocher le palan, et la chaloupe se trouva lancée à la mer.
Aussitôt on poussa au large, et ceux qui étaient restés sur le bâtiment, oubliant leur propre danger, s'élancèrent vers les bastingages pour voir quel sort, attendait ceux qui venaient de les quitter.
Alors on put distinguer la chaloupe luttant contre les vagues, s'élevant comme un point noir à leur sommet, puis se replongeant dans l'abîme pour disparaître encore et reparaître de nouveau. Ce spectacle était d'autant plus effrayant, que la distance à parcourir du Kent à la Cambria était de près et un mille, la Cambria ayant mis en panne à cette distance afin d'échapper aux débris enflammés en cas d'explosion, et surtout pour se garantir du feu des canons, qui, chargés à boulet, tiraient au fur et à mesure que la flamme les atteignait.
Le succès ou l'insuccès de cette première tentative était donc la mesure des chances de salut ou de perte, de l'avenir.
Qu'on juge aussi de l'intérêt avec lequel les pères, les frères et les maris, mais encore ceux-là mêmes qui ne lui portaient qu'un intérêt tout égoïste, suivaient cette précieuse embarcation. Pour maintenir autant que possible Ie canot en équilibre, pour que les matelots pussent ramer sans trop de difficulté, on avait pêle-mêle, sous les bancs, entassé les enfants et les femmes.
Seulement cette précaution, qui était de toute nécessité les exposa à être noyés par l’écume qui, à chaque coup de mer, inondait le canot, et qui, se résolvant en eau, moulait au fur et à mesure que l'on avançait, de manière que, lorsqu'on approcha la Cambria, les femmes avaient de l'eau jusqu'à la ceinture et étaient obligées de tenir leurs enfants élevés dans leurs bras.
Enfin au bout de vingt-cinq minutes, pendant lesquelles les malheureux demeurèrent entre la vie et la mort, la chaloupe accosta le brick.
Du bâtiment en flammes on pouvait voir le brick et la chaloupe ; seulement on perdait les détails.
La première créature humaine qui passa du canot sur le brick fut le fils du major Mac Grégor âgé de trois semaines, qui, enlevé des bras de sa mère par M. Thomson, quatrième lieutenant du Kent et commandant l'embarcation, fut soulevé jusqu'à la hauteur des bras qui s'étendaient du brick pour le recevoir.
Ainsi fut récompensée la sainte confiance du capitaine en Dieu.
Puis il en fut fait ainsi de tous les enfants et de toutes les mères, qui furent sauvés, depuis le premier enfant jusqu'à la dernière mère.
Les femmes sans enfants vinrent ensuite et passèrent à leur tour sans accident de la chaloupe sur le brick.
Puis le canot reprit sa course vers le Kent avec les seuls matelots, qui faisaient force de rames pour aller au secours de leurs compagnons.
Quand tous ces hommes, marins, soldats, passagers, virent revenir les canots vides, lorsqu'ils eurent la certitude que leurs femmes et leurs enfants étaient arrivés sans accident, un instant ceux qui jouissaient du bonheur de savoir ces êtres bien-aimés en sûreté oublièrent la situation où ils étaient eux mêmes, et, suspendus entre deux abîmes, rendirent grâce à Dieu.
Mais au retour de ce premier voyage, les embarcations essayèrent inutilement d'accoster le Kent bord à bord.
C'était chose impossible à cause de la rage avec laquelle les vagues fouettaient le flanc du bâtiment ; force fut donc de tenir les embarcations au- dessous de la poupe, et de descendre les femmes et les enfants au moyen d'un cordage auquel on les attachait deux à deux.
Mais, comme le tangage était terrible, comme bien souvent, au moment où femmes et enfants allaient être déposés dans le canot, le canot se dérobait sous eux, alors ces malheureux étaient plongés à plusieurs reprises dans la mer.
Pas une femme ne périt cependant, mais il n'en fut pas de même des enfants, frêles créatures de la poitrine desquelles le souffle était chassé plus aisément, et plus d'une fois, après ces terribles immersions, la mère vivante et l'enfant mort furent déposés dans la chaloupe.
Ce fut alors le commencement des épisodes terribles.
Deux ou trois soldats, pour soulager leurs femmes ou pour arriver à sauver plus promptement leurs enfants, sautèrent à la mer après se les être fait attacher autour du corps, et périrent avec eux submergés par ces vagues gigantesques.
Une jeune femme refusait de quitter son père, vieux soldat enchaîné à son poste ; il fallut l'arracher de ses genoux, où elle s'était cramponnée, la lier à extrémité de la corde et la descendre malgré ses cris. Cinq fois les vagues les étouffèrent ; la sixième fois elle fut déposée évanouie dans le bateau ; on la croyait morte, on allait la rejeter à la mer, lorsqu'elle donna signe d'existence : elle fut sauvée.
Un homme se trouvait placé entre l’alternative de perdre sa femme ou ses enfants ; sans hésitation il se prononça pour sa femme ; la femme fut sauvée, les quatre enfants périrent.
Un soldat, grand, fort, excellent nageur, n'ayant ni femmes ni enfants, se chargea de trois enfants de ses camarades, se fit attacher sur les épaules, et chargé de ce précieux fardeau, se jeta à la mer.
Mais ce fut vainement qu'il essaya d'atteindre le canot ; alors ses compagnons, témoins des efforts inouïs qu'il faisait, lui jetèrent une corde ; il la saisit et fut hissé à bord.
Un matelot tomba dans l’écoutille, et, comme s'il fût tombé dans le cratère d'un volcan, fut en quelques secondes dévoré par les flammes.
Un autre eut l'épine du dos brisée, et cela si complètement qu'il tomba plié en deux et ne se releva point.
Un autre, en arrivant à la Cambria, eut la tête prise et écrasée entre le canot et le brick.
Cependant les précautions à prendre pour embarquer les femmes et les enfants dévoraient un temps précieux.
Le capitaine Cobb donna alors l'ordre d'admettre quelques soldats dans le bateau avec les femmes seulement.
Ceux-ci atteindraient le bateau comme ils l'entendraient.
C'était leur affaire.
Cette permission devint fatale à plusieurs.
Sur une douzaine qui sauta immédiatement à la mer, cinq ou six furent engloutis !
Un de ces hommes... il y a d'étranges destinées, disons la sienne avec quelques détails.
Il avait une femme, une femme qu'il aimait tendrement, et qui, étant de celles qui n'avaient pu obtenir de suivre le régiment, était condamnée à rester en Angleterre. Elle résolut d'éluder la défense.
Elle suivit le régiment à Gravesend.
Là, par l'aide de son mari et des compagnons de son mari, elle trouva moyen d'échapper à la vigilance des sentinelles et se glissa dans le bâtiment. Pendant plusieurs jours elle resta cachée et personne ne s’aperçut de sa présence à bord.
A Deal elle fut découverte et on la renvoya à terre ; mais, avec cette persévérance dont les femmes sont seules capables, elle rejoignit le bâtiment, se glissa de nouveau dans l’entrepont et y demeura cachée parmi les autres femmes jusqu'au jour du désastre.
Au milieu du sinistre on ne fit plus attention à elle et, son tour étant venu d'être attachée à la corde, elle y fut attachée et descendue dans la chaloupe.
A peine son mari l'y vit-il en sûreté que, profitant de la permission que venait de donner le capitaine, il sauta à l'eau, et, excellent nageur, eut bientôt gagné la chaloupe.
Ils allaient donc être réunis.
Déjà sa femme lui tendait les bras lorsque, au moment où il avançait la main pour s'appuyer sur le plat-bord un tangage subit fit heurter sa tête contre le bossoir.
Etourdi du coup il disparut à l'instant et ne reparut plus.
Nous avons dit qu'au moment où l'on avait crié : Au feu ! les plus résolus entre les matelots et les soldats étaient allés se placer au-dessus de la sainte barbe pour sauter les premiers, et, en sautant, être plus sûrement pulvérisés.
Un des matelots, voyant qu'il avait vainement attendu l'explosion près de cinq heures, s'impatienta.
- Eh bien ! dit-il, puisque le feu ne veut pas de moi, voyons ce qu'en dira l'eau !
Et, sur ces paroles, il sauta à la mer, gagna le canot et fut sauvé.
Et. en effet, depuis sept heures le navire brûlait sans que, par un miracle, la flamme eût encore atteint la sainte-barbe.

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