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Chapitre XXIV


Dix heures.

« Grondez-moi, Antoinette, car je viens de faire, j'en ai peur, une grande folie.
« J'ai trouvé Madeleine seule ; elle m'envoyait chercher pour me dire qu'elle comptait bien me voir en tête-à-tête avant mon départ. La chère enfant, dans l'innocence de son âme, me demande un rendez-vous qu'une autre me refuserait si je le lui demandais.
« Vous me croirez si vous voulez, Antoinette, mais, préoccupé de la promesse que j'avais faite à M. d’Avrigny, j'ai d'abord cherché à éloigner de moi cette heure de félicité, qu'en tout autre moment je payerais d'une année de ma vie.
« Je lui ai dit que sans doute mistress Brown avait reçu des instructions de M. d'Avrigny et ne se prêterait pas à un pareil désir.
« - Mais à quoi bon parler de cela à mistress Brown ? m'a répondu Madeleine.
« - Comment ferez-vous, alors ? Mistress Brown n'est séparée de vous que par une cloison, et au moindre bruit qu'elle entendra, elle croira que vous êtes indisposée, elle entrera et me trouvera près de vous.
« - Oui, sans doute, si vous venez ici, a répondu Madeleine.
« - Où voulez-vous que j'aille ?
« - Ne pouvez-vous descendre au jardin ? j'irai vous y joindre.
« - Au jardin ! y pensez-vous, chère Madeleine ? et la fraîcheur de la nuit !
« - N'avez-vous pas entendu, hier, mon père dire qu'elle n'était à craindre que de huit à neuf heures du soir, c'est-à-dire quand la nuit tombe ? mais quand cette première fraîcheur a disparu, véritablement nos nuits sont presque aussi chaudes que le jour ; d'ailleurs, je m'envelopperai de mon cachemire. »
« Je voulus résister encore, quoique je me sentisse entraîné malgré moi.
« - Mais, lui dis-je, est-il convenable que nous soyons seuls ainsi la nuit ?
« - Nous y sommes bien le jour, répondit-elle avec cette admirable naïveté que vous lui connaissez.
« - Mais le jour, le jour... repris-je.
« - Eh bien ! quelle différence cela fait-il ? demanda Madeleine.
« - Une grande, mon amie, repris-je en souriant.
« - Mais ne vous plaigniez-vous pas l'autre jour que, dans notre voyage, mon père serait là et nous gênerait ? Vous comptiez donc rester seul avec moi, le jour comme la nuit ?
« - Mais nous devions voyager après notre mariage seulement.
« - Oui, j'ai remarqué qu'on accorde à la femme beaucoup de privilèges qu'on nous refuse, à nous autres jeunes filles, comme si la cérémonie nuptiale avait le privilège de nous faire à l'instant même une personne raisonnable d'une folle enfant ; au reste, nous, ne sommes-nous pas comme mariés ? Chacun ne sait-il pas que nous devons être mari et femme ? et même ne le serions-nous point à cette heure, si je n'avais pas été si cruellement malade ? »
« J'étais véritablement embarrassé de lui répondre.
« - Allons donc, continua Madeleine, n'allez-vous pas me refuser, maintenant ?
« Eh bien, ce serait gracieux de votre part, quand vous allez partir, quand vous devez avoir des millions de choses à me dire, des promesses sans fin à me faire. Nous ne savez pas, vous parti, comme je vais être malheureuse ; c'est donc bien le moins que vous ne partiez qu'après m'avoir laissé quelques-unes de ces bonnes et douces paroles qui me font tant de plaisir venant de vous. »
« Je trouvai ma position ridicule et mon rigorisme impertinent ; je me promis à moi-même de veiller sur elle et sur moi, et je m’engageai à être au jardin à onze heures précises.
« En vérité, ma chère Antoinette, il aurait fallu être sage comme les sept sages de la Grèce à la fois pour tenir rigueur contre une si charmante demande.
« Je lui recommandai seulement de bien s'envelopper, ce qu'elle était en train de me promettre lorsque son père rentra.
« A dix heures, nous sortîmes ensemble.
« - Vous le voyez, Amaury, me dit-il, je m'en suis rapporté à votre parole et je vous ai laissé seul avec Madeleine.
« J'ai bien compris, pauvre enfant, que vous aviez mille choses à vous dire. Vous, de votre côté, et je vous en remercie, vous avez été raisonnable. Aussi, vous le voyez, ma pauvre Madeleine est calme ; elle va passer une bonne nuit.
« Demain matin, je vous laisserai encore une heure ensemble, et dans six semaines vous retrouverez à Nice votre future femme bien portante et bien heureuse de vous revoir. »
« J'avais comme un remords au fond du coeur, et j'étais prêt à lui tout avouer ; mais qu'aurait dit Madeleine ? Sans doute, la contrariété qu'elle eût éprouvée lui eût fait plus de mal que ne lui en fera notre entrevue.
« D'ailleurs, comme je me le suis promis, je veillerai sur moi.
« Voilà onze heures qui sonnent ; bonsoir, Antoinette ; je vous quitte pour Madeleine. »
Deux heures du matin.
« Aussitôt que vous aurez reçu cette lettre, Antoinette, quittez Ville-d'Avray et venez vite à Paris ; nous avons bien besoin de vous ici. Mon Dieu ! Madeleine se meurt !
« Oh ! misérable que je suis !
« Venez, venez.

                    « Amaury. »

M. d'Avrigny à Antoinette.

« Quelque besoin que nous ayons de toi, quelque inquiétude que tu éprouves en apprenant l'état de ma fille, ne viens pas, chère Antoinette, avant que Madeleine te demande.
« Hélas ! j'ai peur qu'elle ne te demande bientôt.
« Plains-moi, toi qui sais combien je l'aime !

                    « Ton oncle,
                    « Léopold d'Avrigny. »

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