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Chapitre II


- Quel supplice, chère Madeleine, dit tout bas Amaury, d'être maintenant si rarement seuls et libres ! Est-ce donc le hasard qui dispose les choses ainsi ? est-ce un ordre donné par votre père ?
- Hélas ! je n'en sais rien, mon ami, répondit la jeune fille, mais croyez bien que je souffre comme vous. Quand nous pouvions nous voir tous les jours et à chaque heure du jour, nous ne connaissions pas notre bonheur ; comme en toute chose, il nous a fallu l'ombre pour nous faire regretter le soleil.
- Mais ne pourriez-vous dire à Antoinette, ou du moins lui faire comprendre qu'elle nous rendrait un grand service en éloignant de temps en temps cette bonne mistress Brown, qui reste ici plutôt par habitude que par prudence, et qui, d'ailleurs, je le crois, n'a pas reçu l'ordre positif de nous garder à vue ?
- J'en ai eu vingt fois l'idée, Amaury ; mais je ne sais vraiment à quoi attribuer le sentiment qui me retient. Au moment où j'ouvre la bouche pour parler de vous à ma cousine, la voix me manque, et cependant que lui apprendrais-je de nouveau ? elle sait bien que je vous aime.
- Et moi aussi, Madeleine ; mais j'ai besoin de vous l'entendre dire à haute voix. Tenez, j'ai bien du bonheur à vous voir, mais, en vérité, je crois que j'aimerais mieux me priver de ce bonheur que de vous voir devant des étrangers, devant des gens froids et indifférents qui vous forcent à déguiser votre voix et à composer votre visage, et même dans ce moment-ci je ne puis vous dire ce que je souffre de cette contrainte.
Madeleine se leva en souriant.
- Amaury, dit-elle, voulez-vous m'aider à cueillir dans le jardin et dans la serre quelques fleurs ? J'ai commencé a peindre un bouquet, et comme celui d'hier est fané, je voudrais le renouveler.
Antoinette se leva vivement.
- Madeleine, dit-elle en échangeant avec la jeune fille un regard d'Intelligence, tu as tort de sortir par ce temps gris et froid. Laisse-moi me charger de ce soin, et je m'en acquitterai avec une intelligence qui me fera honneur. Ma chère mistress Brown, dit-elle, faites-moi le plaisir d'aller prendre dans la chambre de Madeleine le bouquet que vous trouverez sur la petite table ronde de Boule, dans un vase du Japon, et de me l'apporter dans le jardin ; ce n'est qu'en voyant celui-là que je puis composer l'autre exactement de la même façon.
A ces mots, Antoinette sortit par une des fenêtres du salon qui faisait porte, et descendit dans le jardin par le perron, tandis que mistress Brown, qui n'avait reçu aucun ordre à l'endroit des deux jeunes gens et qui connaissait les liens qui les unissaient l'un à l'autre depuis leur enfance, sortait par une porte latérale sans faire aucune objection.
Amaury suivit la bonne gouvernante des yeux, puis aussitôt qu'il se vit seul avec la jeune fille, il lui saisit la main.
- Enfin, chère Madeleine, lui dit-il avec l'expression du plus ardent amour, nous voilà donc seuls un instant ! Hâtez vous de me regarder, de me dire que vous m'aimez toujours ; car, en vérité, depuis le changement étrange de votre père à mon égard, je commence à douter de tout. Oh ! quant à moi, vous savez que je suis à vous corps et âme ; quant à moi enfin, vous savez si je vous aime !
- Oh ! oui, dit la jeune fille avec un de ces soupirs joyeux qui soulèvent une poitrine oppressée ; oui, dites-moi que vous m'aimez, car il me semble que, frêle créature que je suis, c'est votre amour seul qui me fait vivre. Voyez-vous, Amaury, quand vous êtes là, je respire et je me sens forte. Avant votre arrivée ou après votre départ, l'air me manque ; et vous êtes bien souvent absent depuis que vous n'habitez plus avec nous. Quand donc aurai-je le droit de ne plus vous quitter, vous mon souffle, vous mon âme !
- Ecoutez, Madeleine, quoi qu'il puisse arriver, ce soir même j'écrirai à votre père.
- Et que voulez-vous qui arrive, sinon que les projets de notre enfance se réalisent enfin ? Depuis que vous avez eu vingt ans et moi quinze, n'avons- nous pas été habitués à nous sentir destinés l'un à l'autre ? Ecrivez hardiment à mon père, Amaury, et vous verrez qu'il ne résistera pas, d'un côté à votre lettre, et de l'autre à ma prière.
- Je voudrais partager votre confiance, Madeleine ; mais, en vérité, depuis quelque temps votre père change singulièrement à mon égard. Après m'avoir traité quinze ans comme son fils, n'en est-il pas venu peu à peu à ne voir en moi qu'un étranger ? Après avoir été dans cette maison comme votre frère, n'en suis-je pas arrivé à vous faire pousser un cri lorsque j'entre maintenant sans être annoncé ?
- Ah ! ce cri, c'était un cri de joie, Amaury ; votre présence ne me surprend jamais, je l'attends toujours ; mais je suis si faible, si nerveuse, que toutes mes sensations se trahissent par des mouvements extrêmes. Il ne faut pas faire attention à cela, mon ami, il faut me traiter comme cette pauvre sensitive que nous nous amusions à tourmenter l'autre jour, sans songer qu'elle a sa vie à elle comme nous avons la nôtre, et que nous lui faisions bien mal peut être. Eh bien, moi je suis comme elle, votre présence me fait éprouver le bien-être qu'autrefois je ressentais, enfant, sur les genoux de ma mère. Dieu, en me la reprenant, vous a offert à moi pour la continuer. Je lui dois ma première vie, je vous dois la seconde. Elle m'a fait naître au jour du monde, vous au jour de l'âme ; Amaury, pour que je renaisse tout à vous, regardez-moi souvent.
- Oh ! toujours, toujours ! s'écria Amaury en saisissant la main de la jeune fille et en y appuyant ses lèvres ardentes. oh ! Madeleine, je t'aime, je t'aime !
Mais au contact de ce baiser la pauvre enfant se leva toute frémissante et fiévreuse, et posant la main sur son coeur :
- Oh ! pas ainsi, pas ainsi ! dit-elle, votre voix est trop passionnée et me bouleverse tout entière ; vos lèvres me brûlent. Ménagez-moi, je vous en prie. Rappelez-vous la pauvre sensitive ; j'ai été hier pour la revoir, elle était morte.
- Eh bien, Madeleine, eh bien, comme vous voudrez. Asseyez-vous, Madeleine, et laissez-moi me mettre sur ce coussin à vos pieds ; et puisque mon amour vous fait mal, eh bien, je me contenterai de causer fraternellement coeur à coeur avec vous. Oh ! merci, mon Dieu ! Voilà vos joues qui reprennent leur teinte ordinaire ; elles n'ont plus l'éclat étrange qui me frappait tout à l'heure, ni la morne pâleur qui les couvrait à mon arrivée. Vous êtes mieux, vous êtes bien, Madeleine, ma soeur, mon amie !
La jeune fille se laissa tomber sur le fauteuil plutôt qu'elle ne s'assit, appuyée sur son bras, inclinant en avant son visage voilé de ses longs cheveux blonds, dont l'extrémité des boucles venait se jouer au front du jeune homme.
Placée ainsi, son haleine se confondait avec celle de son amant.
- Oui, dit-elle, oui, Amaury, vous me faites rougir et pâlir à votre volonté ! Vous êtes pour moi ce qu'est le soleil aux fleurs.
- Oh ! quelle ivresse de vous vivifier ainsi avec un coup d'oeil ! de vous ranimer ainsi avec un mot ! Madeleine, je vous aime, je vous aime !
Il y eut entre les deux jeunes gens un moment de silence, pendant lequel leur âme tout entière semblait s'être concentrée dans leur regard.
Tout à coup un léger bruit se fit entendre dans le salon. Madeleine releva la tête, Amaury se retourna.
M. d'Avrigny, debout derrière eux, les examinait dans une attitude sévère.
- Mon père ! s'écria Madeleine en se rejetant en arrière.
- Mon cher tuteur !... dit avec embarras Amaury en se relevant et en saluant.
M. d'Avrigny, sans répondre, ôta lentement ses gants, posa on chapeau sur un fauteuil, et de la même place et après un instant de silence qui fut une heure de supplice pour les deux jeunes gens :
- Vous encore, Amaury ! dit-il d'une voix brève et saccadée ; savez-vous que vous deviendrez un très habile diplomate si vous continuez ainsi à étudier la politique dans les boudoirs, et à vous rendre compte des besoins et des intérêts des peuples en regardant faire de la tapisserie ! Vous ne resterez pas longtemps simple attaché, et vous passerez immédiatement premier secrétaire à Londres ou à Saint-Pétersbourg, si vous approfondissez si à propos les ressources de la pensée des Talleyrand et des Metternich dans la compagnie d'une pensionnaire.
- Monsieur, répondit Amaury avec un mélange d'amour filial et de fierté blessée, il se peut qu'à vos yeux je néglige un peu les études de la carrière à laquelle vous avez bien voulu me destiner, mais le ministre ne s'est jamais aperçu de cette négligence, et hier, sur la lecture d'un travail qu'il m'avait demandé...
- Le ministre vous a fait demander un travail, à vous ! et sur quoi ? sur la formation d'un second jockey-club, sur les éléments de la boxe ou de l'escrime, sur les règles du sport en général, ou du steeple-chase en particulier. Oh ! alors je ne m'étonne plus de sa satisfaction.
- Mais, mon cher tuteur, reprit Amaury avec un léger sourire, oserai-je vous faire observer que tous ces talents d'agrément auxquels vous me reprochez de me livrer, c'est à votre sollicitude presque paternelle que je les dois ? Les armes et l'équitation, vous me l'avez toujours dit, sont, avec les quelques langues étrangères que je parle, le complément de l'éducation d'un gentilhomme au dix-neuvième siècle.
- Oui, je le sais bien, Monsieur, quand il fait de ces talents une distraction à des travaux sérieux, mais non des travaux sérieux une espèce d'ombre au plaisir. Ah ! que vous êtes bien le type des hommes de notre époque, qui se figurent savoir tout de science infuse sans avoir rien appris ; qui, parce qu'ils ont été une heure à la Chambre le matin, une heure à la Sorbonne l'après- midi, une heure au spectacle le soir, se posent en Mirabeau, en Cuvier et en Geoffroy, jugeant tout du haut de leur génie, et laissant tomber dédaigneusement leurs arrêts de salon dans la balance où se pèsent les destinées du monde ! Le ministre vous a fait des compliments hier, dites- vous ? eh bien ! allez vivre sur ces glorieuses espérances, escomptez ces éloges pompeux, et au jour de l'échéance le sort vous fera banqueroute. Parce qu'à vingt-trois ans, piloté par un tuteur commode, vous vous êtes trouvé docteur en droit, bachelier ès lettres, attaché d'ambassade ; parce que vous allez aux galas de la cour avec un habit brodé d'or au collet ; parce qu'on vous a promis la croix de la Légion d'honneur peut-être, comme à tous ceux qui ne l'ont pas encore, il vous semble que tout est fait et que vous n'avez plus qu'à attendre la fortune. Je suis riche, dites-vous, donc je puis rester inutile ; et, d'après ce beau raisonnement, votre titre de gentilhomme vous devient un brevet d'oisiveté.
- Mais, cher père, s'écria Madeleine, effrayée de la chaleur croissante des paroles de M. d'Avrigny, que dites-vous donc là ? je ne vous ai jamais entendu parler ainsi à Amaury.
- Monsieur ! Monsieur ! balbutiait le jeune homme.
- Oui, reprit M. d'Avrigny avec un accent plus calme mais plus amer, mes reproches vous blessent d'autant plus qu'ils sont mérités, n'est-ce pas ? Il faut vous y habituer cependant, si vous continuez à mener cette vie sans but que vous menez, ou bien il faut renoncer à voir un tuteur maussade et exigeant. Oh ! vous n'êtes émancipé que d'hier, mon pupille. Les droits que mon vieil ami le comte de Léoville m'a légués sur vous n'existent plus selon la loi, mais n'ont pas cessé selon la morale, et je dois vous avertir que dans nos temps de troubles, où biens et honneurs dépendent d'un caprice de la foule ou d'une émeute populaire, il ne faut compter que sur soi-même, et que tout millionnaire et tout comte que vous êtes, un père de famille haut placé ferait prudemment en vous refusant sa fille, et en considérant vos triomphes aux courses et vos grades au jockey-club comme des garanties fort peu solides.
M. d'Avrigny s'exaltait de sa parole, il marchait à grands pas sans regarder ni sa fille tremblante comme la feuille, ni Amaury debout et les sourcils froncés.
Les yeux du jeune homme, que le respect avait peine à contenir, erraient de M. d'Avrigny irrité, sans qu'il pût comprendre la cause de cette irritation, à Madeleine stupéfaite comme lui.
- Mais vous n'avez donc pas compris, continua M. d'Avrigny en s'arrêtant devant les deux jeunes gens, devenus muets devant cette colère inattendue, vous n'avez donc pas compris, mon cher Amaury, pourquoi je vous avais prié de ne pas demeurer plus longtemps avec nous ? C'est qu'il ne sied pas à un jeune homme de nom et de fortune de consumer son temps à des papotages avec de petites filles ; c'est que ce qui convient à douze ans devient ridicule à vingt-trois ; c'est qu'après tout, l'avenir de ma fille, quoiqu'il n'ait rien à démêler avec le vôtre, peut souffrir comme le vôtre de ces perpétuelles visites.
- Oh ! Monsieur, Monsieur ! s'écria Amaury, mais ayez donc pitié de Madeleine ; vous voyez bien que vous la tuez !
En effet, plus blanche qu'une statue, Madeleine était tombée sans mouvement sur son fauteuil, frappée au coeur par les terribles paroles de son père.
- Ma fille ! ma fille ! s'écria M. d'Avrigny en devenant aussi pâle qu'elle, ma fille ! Ah ! c'est vous qui la ferez mourir, Amaury.
Et, s'élançant vers Madeleine, il la prit dans ses bras comme il eût fait d'un enfant, et l'emporta dans la chambre voisine.
Amaury voulut le suivre.
- Restez, Monsieur, dit-il en l'arrêtant sur la porte, restez, je vous l'ordonne.
- Mais, s'écria Amaury les mains jointes, mais elle a besoin de secours !
- Eh bien ! dit M. d'Avrigny, ne suis-je pas médecin ?
- Pardon, Monsieur, balbutia Amaury ; c'est que je croyais... c'est que je n'aurais pas voulu m'éloigner avant de savoir...
- Grand merci, mon cher... grand merci de votre intérêt. Mais, soyez tranquille, Madeleine reste avec son père, et mes soins ne lui manqueront pas. Ainsi donc, portez-vous bien, et adieu !
- Au revoir ! dit le jeune homme.
- Adieu ! reprit M. d'Avrigny avec un regard glace, et, du pied, il poussa la porte, qui se referma sur lui et sur Madeleine.
Amaury demeura à la place où il était, immobile, anéanti.
En ce moment, on entendit retentir la sonnette qui appelait la femme de chambre ; en même temps, Antoinette rentra avec mistress Brown.
- Mon Dieu ! s'écria Antoinette, qu'avez-vous donc, Amaury, et d'où vient que vous êtes si pâle et si défait ? Où est Madeleine ?
- Mourante ! mourante ! s'écria le jeune homme. Allez, mistress Brown, allez près d'elle, elle a besoin de vos secours.
Mistress Brown s'élança dans la chambre qu'Amaury lui montrait de la main.
- Mais vous, lui dit Antoinette, pourquoi n'entrez-vous pas ?
- Parce qu'il m'a chassé, Antoinette ! s'écria Amaury.
- Qui cela ?
- Lui, M. d'Avrigny, le père de Madeleine.
Et, prenant son chapeau et ses gants, le jeune homme s'élança comme un fou hors de l'appartement.

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