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Chapitre XXXVI


Amaury alla faire signer son passeport, prit chez son banquier des traites et de l'argent, ordonna que sa calèche de voyage, attelée de chevaux de poste, le vint prendre à six heures et demie dans la cour de M. d'Avrigny, et consuma enfin dans les soins nécessaires tout le reste de sa journée.
Il arriva néanmoins avec exactitude à l'heure du rendez-vous.
Il y eut encore un moment terrible : ce fut celui où, en se mettant a table, chacun porta les yeux sur la place où s'asseyait Madeleine. Là, le triple regard du père, de la soeur et de l'amant se rencontra.
Amaury sentit qu'il allait éclater de nouveau ; il se leva, s'élança hors de l'appartement, traversa le salon et descendit au jardin.
Dix minutes après, M. d'Avrigny dit à Antoinette :
- Antoinette, va chercher ton frère.
La jeune fille se leva, traversa le salon à son tour, et descendit au jardin comme avait fait Amaury.
Elle trouva le jeune homme sous le berceau de lilas, de chèvrefeuilles et de rosiers, dépouillé de toutes ses fleurs, comme si lui aussi eût été en deuil ; il était assis sur le banc où il avait donné à Madeleine le baiser qui l'avait tuée.
Une de ses mains était enfoncée dans ses cheveux, de l'autre il tenait son mouchoir, qu'il mordait à pleines dents.
- Amaury, dit la jeune fille en lui tendant la main, vous nous faites bien de la peine à mon oncle et à moi.
Amaury se leva sans rien dite, suivit Antoinette et rentra dans la salle à manger, ramené par elle comme un enfant.
Tous deux se remirent à table ; mais Amaury refusa de prendre toute nourriture. M. d'Avrigny insista pour qu'il bût au moins un bouillon, comme il venait de le faire lui-même, mais Amaury déclara que la chose lui était tout à fait impossible.
M. d'Avrigny, qui avait fait un effort sur lui-même pour sortir de ses pensées, y retomba aussitôt.
Un profond silence succéda alors aux quelques paroles qui venaient d'être prononcées. M. d'Avrigny avait laissé tomber sa tête dans ses deux mains, et ne voyait plus rien de ce qui l'entourait, sans doute tout entier avec sa fille.
Mais les deux jeunes gens, coeurs plus riches de tendresse sans doute, en même temps qu'à la morte chérie, pensaient aux deux affections vivantes qu'ils allaient aussi quitter tout à l'heure. Sans doute ils lurent dans l'âme l'un de l'autre, outre le regret de la mort, la douleur de l'absence ; car Amaury, rompant le premier le silence :
- Je n'en vais pas moins être, dit-il, le plus abandonné des trois. Une fois par mois vous pourrez vous voir, vous ; mais moi, mon Dieu ! qui me donnera de vos nouvelles, qui vous donnera des miennes ?
- Ne m'écrivez pas, Amaury, dit M. d'Avrigny, que le cri de détresse du jeune homme avait été éveiller au fond de sa douleur, car je ferai, je vous en préviens, refuser toutes les lettres qui m'arriveront.
- Vous le voyez bien, dit Amaury avec un profond abattement.
- Mais ne pouvez-vous écrire à Antoinette, poursuivit M. d'Avrigny, et Antoinette ne peut-elle pas vous répondre ?
- Le permettez-vous, cher tuteur ? demanda Amaury, tandis qu'Antoinette regardait M. d'Avrigny avec anxiété.
- Et de quel droit empêcherais-je un frère et une soeur de verser leur tristesse dans le coeur l'un de l'autre, et de mêler les larmes qu'ils répandent sur la même tombe ?
- Et vous, Antoinette, le voulez-vous bien ? demanda Amaury.
- Si cela peut vous consoler un peu, Amaury... balbutia Antoinette les yeux baissés et la rougeur sur les joues.
- Oh ! merci, merci, Antoinette, dit Amaury ; je vais, grâce à vous, partir, non pas moins triste, mais plus tranquille.
Durant tout le reste du dîner, on ne prononça plus une parole, tant les âmes se sentaient oppressées.
A six heures et demie, la chaise de poste d'Amaury entrait dans la cour du docteur. La calèche de M. d'Avrigny attendait déjà tout attelée. Joseph annonça que les deux voitures étaient prêtes. M. d'Avrigny sourit, Amaury soupira, Antoinette pâlit.
M. d'Avrigny se leva, les deux enfants s'élancèrent vers lui ; il retomba assis, et tous deux se trouvèrent à ses genoux.
- Cher tuteur, embrassez-moi, embrassez-moi bien, s'écria Amaury.
- Cher oncle, bénissez-moi encore, dit Antoinette.
M. d'Avrigny les larmes aux yeux, les réunit dans ses bras.
- Soyez heureux et calmes, mes derniers aimés, leur dit-il ; calmes en ce moment, heureux dans l'éternité.
Et tandis qu'il les baisait l'un et l'autre au front, les mains des deux jeunes gens se touchèrent et tressaillirent. Ils se regardèrent un instant troubles et attendris.
- Embrassez-la donc, Amaury, dit le docteur.
Et il poussa le front d'Antoinette contre les lèvres du jeune homme.
- Adieu ! Antoinette.
- Au revoir ! Amaury.
Leurs voix tremblaient comme leurs coeurs.
M. d’Avrigny, qui restait le plus ferme des trois, se leva pour mettre fin à la douleur de celte séparation suprême ; ils en firent autant, se contemplèrent encore un instant en silence, et se serrèrent une dernière fois la main.
- Allons, dit M. d'Avrigny, partons, Amaury, et adieu.
- Partons, répéta machinalement Amaury. N'oubliez pas de m'écrire, Antoinette.
Antoinette ne trouva point en elle la force de leur répondre, ni celle de les suivre. Ils lui firent, chacun de son côté, un signe de la main, puis la porte se referma sur eux.
Mais, par un effet de réaction étrange, a peine eurent-ils disparu que les forces lui revinrent ; elle courut à la fenêtre de sa chambre qui donnait dans la cour, et l'ouvrit pour les revoir une fois encore.
Là, elle les vit s'embrasser et échanger quelques paroles qu'elle n'entendit qu'imparfaitement.
- A Ville-d'Avray avec ma fille, dit le docteur.
- En Allemagne avec ma fiancée, disait Amaury.
- Et moi, leur cria Antoinette, moi dans cet hôtel désert. avec ma soeur... et avec le remords de mon amour, ajouta-t-elle tout en s'éloignant de la croisée pour ne pas voir partir les deux voitures, et en mettant la main sur son coeur pour le faire taire.

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