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Chapitre III


En rentrant chez lui, Amaury trouva un de ses amis qui l'attendait.
C'était un jeune avocat, son camarade de collège à Sainte-Barbe, puis ensuite de droit et de baccalauréat. Il était du même âge à peu près qu'Amaury ; seulement, quoique jouissant d'une fortune indépendante c'est- à-dire d'une vingtaine de mille livres de rente à peu près, il était d'une famille plébéienne et sans aucune illustration dans les siècles passés.
On l'appelait Philippe Auvray.
Amaury avait été prévenu par son valet de chambre de cette visite intempestive, et un instant il avait pensé à monter directement à sa chambre et à laisser attendre Philippe jusqu'à ce qu'il se lassât d'attendre.
Mais Philippe était un si bon garçon, qu'Amaury pensa que ce serait pitié que de le traiter ainsi. Il entra donc dans le petit cabinet de travail où son ami avait été introduit.
En l'apercevant, Philippe se leva et vint à lui.
- Pardieu ! mon cher, lui dit le jeune avocat, je t'attends depuis près d'une heure. Je commençais à désespérer et j'allais quitter la place, ce que j'eusse fait, au reste, depuis longtemps, si je n'avais un service de la plus haute importance à te demander.
- Mon cher Philippe, dit Amaury, tu sais comme je t'aime, tu ne te blesseras donc pas de ce que je vais te dire. As-tu perdu au jeu, ou as-tu un duel ? les deux seules choses qui ne puissent se remettre ; faut-il que tu payes aujourd'hui ? faut-il que tu te battes demain ? Dans les deux cas, ma bourse et ma personne sont à ta disposition.
- Non, dit Philippe, c'est pour une chose beaucoup plus importante, mais évidemment moins pressée.
- En ce cas, mon ami, dit Amaury, il m'arrive dans ce moment une de ces choses qui bouleversent complètement un homme. A peine si j'ai l'esprit à moi. Ce que tu me diras, vois-tu, malgré toute l'amitié que je te porte, ce seraient autant de paroles perdues.
- Pauvre ami, dit Philippe ; mais, de mon côté, puis-je quelque chose pour toi ?
- Rien, que de remettre à deux ou trois jours la confidence que tu venais me faire ; rien, que de me laisser seul avec moi-même et l'événement qui m'arrive.
- Toi malheureux ! Amaury malheureux avec un des plus beaux noms et une des plus belles fortunes de France ! Malheureux, quand on est comte de Léoville et qu'on a cent mille livres de rente ! Ma foi ! je t'avoue qu'il faut que ce soit toi qui me le dises pour que je le croie.
- Eh bien, c'est cependant ainsi, mon cher ; oui... oui... malheureux... bien malheureux ! et il me semble que c'est lorsque nos amis sont malheureux qu'il faut les laisser seuls avec leur douleur. Philippe, tu n'as jamais été malheureux, si tu ne comprends pas cela.
- Que je comprenne ou non, quand tu me demandes quelque chose, Amaury, tu sais bien que mon habitude est de faire ce que tu me demandes. Tu veux être seul, pauvre ami, adieu, adieu !
- Adieu ! dit Amaury, en tombant dans un fauteuil.
Puis, comme Philippe sortait :
- Philippe, dit-il, préviens mon valet de chambre que je n'y suis pour personne, et que je lui défends d'entrer sans que je l'appelle. Je ne veux pas voir figure humaine.
Philippe fit signe à son ami qu'il allait s'acquitter de la commission, et, après l'avoir faite, s'éloigna, cherchant vainement dans son esprit quelle circonstance étrange avait pu faire tomber Amaury dans un si profond accès de misanthropie.
Quant à Amaury, dès qu'il fut seul, il laissa aller sa tête dans ses deux mains, tâchant de se rappeler en quoi il avait pu mériter la colère de son tuteur, mais sans rien retrouver dans sa mémoire, si scrupuleusement qu'il l'interrogeât, qui pût lui donner l'explication de cette colère inattendue qui tout à coup avait grondé sur lui, et cependant, en un instant, toute sa vie écoulée repassait jour par jour devant lui.
Amaury, nous l'avons dit, était un de ces hommes doués sous tous les rapports.
La nature, en le créant, l'avait fait beau, élégant et distingué, et son père, en mourant, lui avait laissé un vieux nom qui avait retrempé son lustre monarchique aux guerres de l’empire, une fortune de plus d'un million et demi confiée aux soins de M. d'Avrigny, un des médecins les plus distingués de l'époque, et qu'une ancienne amitié liait à son père.
De plus, il avait vu sa fortune, habilement dirigée par son tuteur, s'augmenter de près d'un tiers entre ses mains.
Mais ce n'était pas assez que M. d'Avrigny se fût occupé avec soin des intérêts pécuniaires de son pupille, il avait veillé lui-même sur son éducation, comme il eût veillé sur celle de son propre fils.
Il en résulta qu'Amaury, élevé près de Madeleine, de trois ou quatre ans seulement plus âgé qu'elle, s'était pris d'une tendresse profonde pour celle qui le regardait comme son frère, et d'un amour plus que fraternel pour celle qu'il avait longtemps appelée sa soeur.
Aussi, dès leur jeunesse, les deux enfants avaient formé, dans l'innocence de leur âme et dans la pureté de leur coeur, le beau projet de ne jamais se quitter.
L'amour immense que M. d'Avrigny avait reporté de sa femme, morte à vingt-deux ans de la poitrine, sur sa fille, son unique enfant, le sentiment presque paternel qu'Amaury sentait lui avoir inspiré, faisaient que les jeunes gens n'avaient pas douté un instant de l'assentiment de M. d'Avrigny.
Tout avait donc concouru à les bercer de l'espérance d'un seul et même avenir, et c'était l'objet éternel de leurs entretiens depuis que tous deux avaient vu clair dans leur propre coeur.
Les absences continuelles de M. d'Avrigny, qui était forcé de se donner presque en entier à sa clientèle, à l'hôpital dont il était le directeur, à l'Institut dont il était membre, leur laissaient, au reste, tout le temps de bâtir de charmants châteaux de cartes auxquels la mémoire du passé et l'espérance de l'avenir donnaient l'apparente solidité d'édifices de granit.
Ils en étaient donc à cet endroit de leur vie, Madeleine ayant atteint sa dix- septième et Amaury sa vingt-deuxième année, lorsque l'humeur ordinairement si douce et si sereine de M. d'Avrigny s'altéra.
D'abord on crut que ce changement de caractère était causé par la mort d'une soeur qu'il aimait beaucoup et qui laissait une fille de l'âge de Madeleine, son amie constante et la compagne de ses études et de ses jeux.
Mais les jours, mais les mois s'écoulèrent, et le temps, loin d'éclaircir le visage de M. d'Avrigny, le rembrunissait au contraire de plus en plus ; et, chose étrange, c'était sur Amaury que se portait presque toujours cette mauvaise humeur qui, de temps en temps, jaillissait, sans qu'on sût comment ni pourquoi, sur Madeleine, cette enfant adorée, pour la jeunesse de laquelle M. d'Avrigny avait répandu ce trésor d'amour que contient seul le coeur d'une mère ; puis, par une bizarrerie aussi étrange que celle que nous avons dite, c'était la folle et joyeuse Antoinette qui paraissait être devenue la favorite de M. d'Avrigny, et qui avait hérité de Madeleine du privilège de tout lui dire.
Il y avait plus, M. d'Avrigny vantait sans cesse Antoinette devant Amaury, et plus d'une fois il avait donné à entendre qu'Amaury entrerait dans ses intentions en abandonnant les projets que lui-même autrefois avait formés sur son pupille et sur Madeleine, pour tourner ses vues du côté de cette nièce qu'il avait fait venir chez lui et sur laquelle il semblait avoir concentré tout le côté visible de ses affections.
Cependant Amaury et Madeleine, aveuglés par l'habitude, n'avaient vu dans ces bizarreries de M. d'Avrigny que des contrariétés momentanées, et non une douleur réelle.
Ils étaient donc restés dans leur confiance presque entière, et un jour ils jouaient comme deux enfants qu'ils étaient encore, tournant autour du billard, Madeleine pour défendre, Amaury pour conquérir une fleur, quand tout à coup la porte s'ouvrit, et M. d'Avrigny parut.
- Eh bien ! dit-il avec cette amertume que l'on commençait à remarquer dans ses paroles, qu'est-ce donc que tous ces enfantillages ? Avez-vous encore dix ans, Madeleine ? N'en avez-vous plus que quinze, Amaury ? Croyez-vous courir sur la pelouse du château de Léoville ? Pourquoi voulez- vous prendre cette fleur que Madeleine a raison de vous refuser ? Je croyais que ce n'étaient plus que les bergers et les bergères de l'opéra qui faisaient de ces passes chorégraphiques ; il paraît que je m'étais trompé.
- Mais, mon père, hasarda Madeleine, qui avait cru d'abord que M. d'Avrigny plaisantait et qui venait de s'apercevoir seulement qu'il n'avait, au contraire, jamais été plus sérieux ; mais, mon père, hier encore...
- Hier n'engage pas aujourd'hui, Madeleine, reprit sèchement M. d'Avrigny ; obéir ainsi au passé, c'est abdiquer l'avenir. Et puisque vous refaites si volontiers ce que vous avez fait, en vérité, je vous demanderai pourquoi vous avez renoncé à vos joujoux et à vos poupées ; si vous ne voyez pas qu'avec l'âge les devoirs et les convenances changent, je me chargerai, moi, de vous le rappeler.
- Mais, mon bon tuteur, reprit Amaury, il me semble que vous êtes bien sévère pour nous. Vous nous trouvez trop enfants ? eh ! mon Dieu, vous m'avez dit si souvent qu'une des plaies de notre siècle était que les enfants voulussent faire les hommes !
- Vous ai-je dit cela, Monsieur ? c'était peut-être vrai pour les échappés de collège qui font de la politique humanitaire, pour ces Richelieux de vingt ans qui font les hommes blasés, pour ces poètes en herbe qui font du désenchantement une dixième muse. Mais vous, mon cher Amaury, sinon par l'âge, du moins par la position, vous devez avoir des prétentions au sérieux. Si vous n'en avez pas la réalité, gardez-en donc au moins les apparences ; d'ailleurs je venais pour vous parler de choses graves. Retirez vous, Madeleine.
Madeleine sortit en jetant sur son père un de ces beaux regards suppliants qui, autrefois, faisaient tomber à l'instant même toute la colère de M. d'Avrigny.
Mais sans doute M. d'Avrigny se rappela pour qui ces beaux yeux suppliaient, et il demeura froid et irrité.
Resté seul avec Amaury, M. d'Avrigny se promena quelque temps de long en large sans rien dire, tandis qu'Amaury le suivait des yeux avec anxiété.
Enfin il s'arrêta devant le jeune homme, et sans que son visage perdît rien de sa sévérité :
- Amaury, lui dit-il, il y a peut-être longtemps que j'aurais du vous annoncer ce que vous allez entendre et que j'ai trop tardé à vous dire, c'est que vous ne pouvez, vous, jeune homme de vingt et un ans, rester dans la même maison que deux jeunes filles, dont vous n'êtes le parent à aucun degré. Il m'en coûte sans doute de me séparer de vous, et voilà pourquoi j'ai si longtemps tardé à vous dire que cette séparation était nécessaire. Mais, aujourd'hui, hésiter plus longtemps à prendre cette mesure serait, de ma part, une faute impardonnable. Ne faites donc pas de réflexions, elles seraient inutiles ; ne préparez pas d'objections, vos dilemmes ne me convaincraient pas ; ma résolution est prise à cet égard, et rien ne m'en fera changer.
- Mais, mon bon et cher tuteur, dit Amaury d'une voix tremblante, il m'avait semblé que vous étiez si bien habitué à me voir près de vous et à m'appeler votre fils, que vous aviez fini par me considérer comme étant de votre famille, ou, du moins, comme pouvant avoir un jour espoir d'y entrer. Vous ai-je offensé sans le savoir ? et, pour me condamner à cet exil, ne m'aimez-vous donc plus ?
- Mon cher pupille, dit M. d'Avrigny, il me semblait que je n'avais d'autres comptes a vous rendre que vos comptes de tutelle, et que ceux-là étant réglés, nous étions quittes l'un envers l'autre.
- Vous vous trompez, Monsieur, répondit Amaury, car, moi du moins, je ne me regarderai jamais comme quitte envers vous : vous avez été pour moi plus qu'un tuteur fidèle, vous avez été un père prévenant et tendre ; vous m'avez élevé, vous m'avez fait ce que je suis, vous m'avez mis ce que j'ai dans le coeur et dans l'âme ; vous avez été pour moi tout ce qu'un homme peut être pour un autre homme : tuteur, père, gouverneur, guide et ami. Je dois donc, avant toutes choses, vous obéir avec respect, et c’est ce que je fais en me retirant. Adieu, mon père, j'espère qu'un jour vous rappellerez votre fils !
A ces mots, Amaury s'approcha de M. d'Avrigny, prit, presque malgré lui, sa main qu'il baisa, et sortit.
Le lendemain, il se fit annoncer chez M. d'Avrigny comme s'il eût déjà été étranger, et lui apprit avec une fermeté de voix que démentaient ses yeux humides qu'il avait loué un petit hôtel dans la rue des Mathurins, qu'on y transportait ses effets et qu'il venait lui présenter ses adieux.
Madeleine était là ; elle penchait la tête, pauvre lis ployé par le vent glacé du caprice paternel, et lorsqu'elle releva les yeux pour jeter un regard à la dérobée sur Amaury, son père la vit si pâle qu'il tressaillit.
Alors, sans doute, M. d'Avrigny pensa que son inexplicable fantaisie devait paraître odieuse à sa fille, car sa sévérité sembla se relâcher un peu, et, tendant la main au jeune homme :
- Amaury, lui dit-il, vous vous êtes trompé à mes intentions ; votre départ n'est point un bannissement. Loin de là, cette maison demeure toujours la vôtre, et tant que vous y voudrez venir, vous serez le bienvenu.
Un rayon de joie qui passa dans les beaux yeux languissants de Madeleine, un sourire qui erra sur ses lèvres blanches furent la récompense de M. d'Avrigny.
Mais, comme si Amaury eût deviné que c'était pour sa fille seulement que M. d'Avrigny avait fait cette concession, il salua humblement son tuteur, baisa la main de Madeleine avec un sentiment de si profonde tristesse que, dans cette action, la douleur semblait exclure l'amour.
Puis il sortit.
Ce fut de cette heure seulement, et lorsqu'ils furent séparés l'un de l'autre, que les deux jeunes gens comprirent combien ils s'aimaient véritablement, et jusqu'à quel point ils étaient devenus nécessaires à l'existence l'un de l'autre.
Tous ces désirs de se revoir quand on s'est quitté, tous ces tressaillements soudains en se revoyant, ces tristesses sans sujet, ces joies sans cause qui sont les symptômes de cette maladie de l'âme qu'on nomme amour, furent successivement éprouvés par eux sans qu'aucun de ces symptômes, au reste, échappât à l'oeil pénétrant de M. d'Avrigny, qui, plus d'une fois déjà, avait paru se repentir de la concession faite à Amaury en lui permettant de revenir chez lui, lorsque arriva la scène que nous venons de raconter.
Tous ces événements venaient donc de repasser devant les yeux d'Amaury comme nous venons de les mettre sous le regard du lecteur, sans que le jeune homme, en sondant ses souvenirs les plus secrets, y eût trouvé une cause au changement qui s'était opéré tout à coup.
Il pensa à cette idée, la seule qui pût raisonnablement lui expliquer la conduite de son tuteur : c'est que, regardant son mariage avec Madeleine comme arrêté naturellement, il n'en avait jamais parlé à M. d'Avrigny. Or, M. d'Avrigny aurait peut-être pu croire que son pupille, tout en demeurant chez lui, tout en continuant d'y venir depuis qu'il n'y demeurait plus, avait d'autres projets d'avenir que ceux qu'il lui avait supposés d'abord.
Il s'arrêta donc à cette idée que son oubli avait blessé la sollicitude paternelle, et se décida à écrire officiellement à M. d'Avrigny pour lui demander la main de sa fille.
Cette décision prise, il la mit aussitôt à exécution, et, prenant la plume, il écrivit la lettre suivante :

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