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Chapitre XLI


Antoinette à Amaury.

« 5 novembre.

« J'ai encore revu mon oncle, Amaury, j'ai encore passé avec lui une journée semblable à la première, observé les mêmes symptômes de dépérissement, et dit et entendu presque les mêmes paroles. Je n'ai donc absolument rien de nouveau à vous apprendre sur lui.
« Ni sur moi non plus, Amaury.
« Vous souhaitez, avec votre bonté accoutumée, que je vous parle de moi. Que vous dirai-je sur ce point, mon Dieu !... Mes pensées, Dieu seul en est le témoin et le juge ; mes actions, elles se répètent bien monotones et bien simples, je vous le jure.
« Toutes mes journées sont prises par les soins du ménage et mes travaux de jeune fille, le métier à broder ou le piano.
« Quelques visites des anciens amis de M. d’Avrigny viennent parfois interrompre ces occupations si peu variées.
« Mais je n'entends réellement prononcer avec plaisir que deux noms, d'abord celui de M. de Mengis, car le comte et sa femme sont excellents pour moi, et me traitent comme leur fille.
« En vérité, l'autre nom, vous l'avouerai-je, Amaury, est celui de votre ami Philippe Auvray.
« Oui, M. Philippe Auvray est le seul visiteur au-dessous de soixante ans que j'admette en présence de mistress Brown, bien entendu ; et à qui doit-il ce privilège ?... non pas, certes, à sa traînante conversation, qui se meurt de langueur et vous tue d'ennui.
« Mais, s'il le faut dire, à son amitié pour vous, mon frère.
« Il ne me parle cependant pas beaucoup de vous ; mais je puis en parler, moi, à qui vous connaît, et je ne m'en fais pas faute avec lui.
« Il arrive, il salue, il s'assied, et s'il y a là quelqu'un, il observe, pendant tout le temps que cette personne reste, un silence méditatif et se contente de me regarder avec une persévérance un peu gênante a la longue.
« Si je suis seule avec mistress Brown, il s'enhardit ; mais, je dois vous l'avouer, sa hardiesse ne va que jusqu'à l'émission périodique de quelques paroles qui me laissent à peu près supporter toute seule le poids de la conversation, qui, je vous le répète, Amaury, ne roule guère que sur Madeleine ou sur vous.
« Car pourquoi, à un coeur aussi délicat, aussi noble que le vôtre, m'en cacherais-je, Amaury ?... L'âme a besoin d'affection comme la poitrine a besoin d'air, et vous êtes une des affections de mon passé, et la seule affection à peu près de mon avenir.
« Tenez, au bout du compte, j'en conviendrai avec vous, Amaury, l'isolement où je vis m'accable, et je m'en plains à vous naïvement, parce que je n'ai jamais su dissimuler ni avec les autres, ni avec moi-même ; ce que je sens est peut-être mal, mais je voudrais me distraire, sortir à l'air, marcher au soleil, voir du monde... vivre, enfin...
« J'ai froid et un peu peur dans ces grands appartements, et lorsque je me trouve en tête-à-tête avec ces bustes blancs et ces portraits immobiles, l'ancienne Antoinette reparaît, je le crains, hélas !
« Aussi le taciturne et contemplatif Philippe offre du moins cet avantage que je le raille in petto, et que je ris de lui en moi-même quand il est là, et avec mistress Brown, quand il est parti... Je n'ai pas à le respecter : c'est beaucoup...
« Grondez-moi, mon ami, grondez-moi bien fort de ces dispositions moqueuses que je me reproche surtout vis-à-vis de quelqu'un auquel vous êtes peut-être attaché...
« Grondez-moi, Amaury ; car vous êtes le seul, je le crois qui pourriez, si vous vouliez en prendre la peine, me corriger de mes défauts.
« Mais ce n'est pas lui que je voudrais entendre parler de vous, Amaury, c'est vous-même : dans quelles dispositions êtes-vous donc, grand Dieu ! que pensez-vous ? que sentez-vous ?...
« Entre vous et mon oncle, c'est une triste position que la mienne... Je suis épouvantée et anéantie entre ces deux désespoirs...
« Ayez un peu de confiance en moi, je vous en prie, mon frère, ne laissez pas mon âme seule ainsi : il faut avoir quelque condescendance pour un faible esprit qui s'effraye et qui pleure.
« Vraiment, il y a des jours où je me surprends à envier Madeleine ; elle est morte aimée, elle est heureuse au ciel, et moi je suis ensevelie toute vivante dans la solitude et dans l'oubli...

                    « Antoinette de Valgenceuse. »

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