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Chapitre XLVIII


Nous avons fait, si nous nous en souvenons bien, dans le dernier chapitre, un éloge de l'égalité de l'humeur d'Antoinette.
ou l'éloge était anticipé, ou l'arrivée des nouveaux venus porta une grave atteinte à ce calme et a cette sérénité d'esprit dont nous avons parlé, et qui se changea bientôt ou parut se changer en coquetterie, en versatilité et en caprices.
En tout cas, comme nous sommes ici un simple historien, un enregistreur de faits, voilà tout, nous consignerons un fait certain, c'est que les attentions, les prévenances et les grâces d'Antoinette se portèrent, trois fois dans le courant du mois, sur un objet différent.
Amaury, Raoul et Philippe eurent chacun leur tour, et furent un peu comme les empereurs du Bas-Empire, dont l'histoire se divise en période de succès, période de décadence, et période de revers.
Amaury, arrivé le premier, régna du 1er au 10, Raoul du 11 au 20, et Philippe du 21 au 30.
Racontons avec quelques détails ces revirements étranges et ces révolutions surprenantes : qu'un plus pénétrant que nous, le profond lecteur par exemple, ou l'intelligente lectrice, les explique s'il peut ; nous dirons seulement, et dans l'ingénuité de notre âme, les événements qui se succédèrent.
Durant les quatre premières soirées qui suivirent celle que nous venons de raconter, Amaury eut tout le succès. Raoul, qui était d'ailleurs un homme fort distingué, fut cependant aimable et spirituel. Quant à Philippe, il resta fort terne au milieu de la lumière projetée par les deux jeunes gens.
Antoinette se montra charmante avec le premier, gracieuse vis-à-vis du second, polie, mais froide, à l'endroit du troisième.
Quand les parties s'étaient formées, quand les causeurs s'étaient installés sur leurs chaises, il se trouvait toujours qu'Amaury occupait le fauteuil le plus voisin de celui d'Antoinette, et que souvent, au milieu de la conversation générale, un entretien intime s'engageait entre eux à voix basse.
Ce n'était pas tout : comme Antoinette avait par hasard parlé d'un livre italien qu'elle désirait lire, le Ultime Lettere di Jacopo Ortis, Amaury, qui avait ce livre et qui en faisait un cas extrême, s'était présenté le lendemain, dans la journée, pour remettre à mistress Brown ce livre ; mais le hasard avait fait qu'au moment où il entrait dans l'antichambre, Antoinette y entrait aussi.
Il avait bien fallu échanger quelques mots.
Puis il s'était agi d'un album à faire noircir par quelques célèbres autographes, puis d'un bracelet que Froment Meurice, le ciseleur minutieux, le Benvenuto du dix-neuvième siècle, ne trouvait jamais achevé et qu'Amaury lui enleva triomphalement et rapporta à la jeune fille.
Enfin, un soir Amaury, en faisant tourner entre ses doigts une petite clef d'acier, la mit machinalement dans sa poche, et il fut obligé le lendemain de la venir restituer au plus vite : Antoinette ne pouvait-elle pas en avoir besoin ?
Ce n'était pas le tout encore.
Pendant son voyage en Allemagne, Amaury, qui n'avait pas fait une seule connaissance par tous les pays où il avait passé, n'avait pas eu une seule fois l'occasion de monter à cheval, ou plutôt de monter sur un bon cheval ; Amaury était un des cavaliers élégants de Paris, et il aimait l'équitation comme on aime tout exercice dont on s'acquitte bien.
Aussi Amaury sortait-il tous les matins sur son fidèle Sturm ; puis, comme il avait pris autrefois l'habitude du chemin, Amaury, ou plutôt Sturm, oh ! mon Dieu, il n'y avait qu'à laisser faire Sturm, Sturm prenait le chemin d'autrefois.
Antoinette, seulement, était plus matinale que la pauvre Madeleine.
Il en résultait que, presque tous les matins, Amaury apercevait Antoinette à sa fenêtre, cette même fenêtre d'où elle les avait vus partir, M. d'Avrigny et lui.
Alors Amaury et elle échangeaient un salut, un sourire, un signe ; puis Sturm, qui avait dès longtemps sa leçon faite, continuait d'aller au pas jusqu'au bout de la rue d'Angoulême.
Arrivé là, il n'y avait besoin ni de cravache ni d'éperon : Sturm partait au galop, tout seul ; les mêmes phénomènes se renouvelaient au retour ; Amaury laissait aller son cheval : c'était un animal si intelligent que Sturm !
Le fait est qu'Amaury, après ce long hiver passé en Allemagne, se sentait maintenant le coeur tout ranimé et tout chaleureux, et croyait en quelque sorte revivre et naître au monde pour la seconde fois.
Il n'aurait pu assurément rendre compte de sa joie, mais il était certainement heureux ; il relevait son front longtemps courbé par la douleur et le dégoût. Il avait maintenant pour la vie une indulgence étrange et pour les hommes une bienveillance infinie..
Mais le dernier jour son ivresse s'évanouit.
Amaury, ce soir-là, avait été plus galant et plus affectueux que jamais avec Antoinette ; leurs apartés s'étaient renouvelés plus souvent que d'habitude et prolongés plus longtemps que de coutume.
M. de Mengis, tout en paraissant suivre sa partie, n'avait rien perdu de vue, et quand on se retira il dit tout bas à Antoinette en la poussant dans un coin et en la baisant au front :
- Pourquoi donc nous avez-vous caché, petite hypocrite, que l'inconsolable Amaury, avec ses allures de tuteur, était amoureux de sa pupille, et qu'en lui le frère n'était que l'enveloppe de l'amant ?
Que diable ! il n'est pas assez vieux pour craindre d'être pris pour un Bartholo, et je ne suis pas assez niais pour jouer le rôle d'un Géronte... Allons, allons, voilà que vous vous troublez, maintenant ! Eh ! pardieu ! il a raison, puisqu'il vous aime !
- Il aurait tort, si vous disiez vrai, monsieur le comte, répondit Antoinette d'une voix ferme, malgré la pâleur qui avait soudain couvert son visage ; il aurait tort, car moi je ne l'aime pas.
M. de Mengis fit un geste de surprise et de doute ; mais on s'approchait d'eux, et il dut s'éloigner sans en dire et sans en apprendre davantage.
A partir de ce jour commença pour Amaury la période de la décadence, et pour Raoul celle du triomphe.
En effet, comme le vicomte de Mengis était, après Amaury, le voisin le plus proche et le plus assidu d'Antoinette, ce fut à lui dorénavant qu'elle adressa la parole, à lui que furent réservés sourires et regards.
Amaury s'étonnait. Il apporta le lendemain une romance qu'Antoinette lui avait expressément demandée la semaine précédente ; il fut reçu par mistress Brown. Il revint tous les jours suivants sous divers prétextes et à des heures différentes, et ne trouva jamais à la place de la gracieuse jeune fille que le visage desséché de la gouvernante.
Il y avait plus : il avait beau passer le matin devant l'hôtel à l'heure habituelle, la fenêtre aux apparitions était impitoyablement fermée, et les rideaux, tirés avec une exactitude linéaire, indiquaient un parti pris de ne pas laisser pénétrer dans l'intérieur le plus petit regard.
Amaury était désespéré.
Philippe demeurait toujours le même, muet, passif et terne.
Amaury se rapprocha de lui et fit une mine moins glacée au pauvre garçon, qui accepta avec un empressement marqué ces légères avances. Il avait vraiment l'air, vis-à-vis de son ancien camarade, d'un coupable qui a quelque chose à se faire pardonner ; il l'écoutait avec une attention grave et affectée, et l'approuvait en tout ce qu'il disait ou faisait ; il semblait enfin avoir toujours sur les lèvres l'aveu d'une faute et le poids d'un remords.
Amaury ne faisait guère attention à toutes ces gentillesses, et ne se souciait que des assiduités de plus en plus significatives et des progrès de plus en plus évidents de Raoul de Mengis.
C'est qu'en effet Antoinette s'occupait de lui presque exclusivement, se mettait en frais pour lui plus que pour tout autre, et, un peu plus polie que par le passé avec Philippe, le reléguait cependant au second plan de ses bonnes grâces.
Quant à Amaury, c'était tout au plus si, en interrogeant sa position, il pouvait se vanter d'être au troisième.
Le grave tuteur trouva la chose des plus impertinentes, et ne put y tenir.
A la fin de la cinquième soirée de son supplice, il profita d'un moment où, au milieu de la confusion du départ de ses hôtes, Antoinette revenait de donner un ordre, pour lui dire à voix basse, mais avec un accent bien amer :
- Savez-vous, Antoinette, que vous manquez un peu de confiance envers moi, votre ami, envers moi, votre frère ? Vous connaissez le dessein qu'a formé le comte de Mengis d'un mariage entre vous et son neveu ; vous entrez dans ses vues...
Antoinette fit un mouvement.
- Mon Dieu ! je ne vous désapprouve pas : le vicomte est un jeune homme charmant, plein d'élégance, de façons princières, et qui vous convient sous tous les rapports, si ce n'est qu'il a douze ans de plus que vous, ce me semble.
Mais faut-il, parce qu'enfin vous avez rencontré l'homme que vous jugez digne de fixer votre coeur, me témoigner un pareil éloignement et vous cacher de moi comme d'un importun ? Mais je pense absolument comme vous à l'endroit du vicomte de Mengis, ma chère Antoinette, et, je vous le répète, vous ne pouviez rencontrer un mari plus noble, plus riche et plus spirituel.
Antoinette écoutait Amaury avec une stupéfaction profonde, mais sans trouver une seule parole pour l'interrompre.
Cependant, quand il se fut arrêté, il fallut bien lui répondre :
- M. Raoul, mon mari ! balbutia-t-elle.
- Eh bien ! oui, reprit Amaury.
- Eh mon Dieu ! Antoinette, ne faites pas l'étonnée ; qu'y a-t-il d'étonnant que le comte de Mengis vous ait dit un mot du projet qu'il ne m'a pas laissé ignorer a moi-même ? Et du moment où les projets se trouvent en harmonie avec votre penchant...
- Mais, Amaury, je vous jure...
- A quoi bon jurer et vous défendre, puisque je trouve que vous avez raison et que vous ne pouviez faire un meilleur choix ?
Antoinette voulut parler à son tour, mais on les interrompit, puis elle vit partir tous ses invités et Amaury, forcé de les suivre sans avoir pu ajouter un seul mot.

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