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Chapitre VI


En ce moment la porte du cabinet s'ouvrit et donna passage à une jeune fille qui, marchant sur la pointe du pied s'approcha de M. d'Avrigny, et, après l'avoir regardé un instant avec une expression de mélancolie dont on eût cru son riant visage incapable, lui posa doucement la main sur l'épaule.
M. d'Avrigny tressaillit et releva la tête.
- Ah ! c'est toi, ma bonne Antoinette, dit-il ; sois la bienvenue.
- Direz-vous encore cela tout à l'heure, mon oncle ?
- Et pourquoi changerais-je de sentiment à ton égard, mon enfant ?
- Parce que je viens pour vous gronder.
- Toi ! me gronder ?
- Oui, moi.
- Et en quoi ai-je mérité ces gronderies, voyons... parle ?
- Mon oncle, c'est très sérieux ce que je vais vous dire.
- Vraiment !
- Oui, si sérieux que je n'ose...
- Antoinette, ma nièce chérie, n'ose me parler !... Qu'a-t-elle donc à me dire ?
- Hélas ! mon oncle, des choses qui ne sont ni de mon âge ni de ma position.
- Parle, Antoinette. Sous ta gaieté, je te sais penseuse ; sous ta frivolité, je t'ai trouvée souvent la plus raisonnable de nous tous ; parle... surtout si tu viens me parler de ma fille.
- Oui, mon oncle, justement je viens vous parler d'elle.
- Eh bien, qu'as-tu à me dire ?
- J'ai à vous dire, mon bon oncle... oh ! pardonnez-moi... n'est-ce pas ?... j'ai à vous dire que vous aimez trop Madeleine... Vous la tuerez...
- Moi ! la tuer ! Mon Dieu, que veux-tu dire ?
- Je dis, mon oncle, que votre lis... c'est ainsi que vous l'appelez, n'est-ce pas ?.. je dis que votre lis est pâle et frêle, et que, pris entre vos deux amours, il se brisera.
- Je ne te comprends pas, Antoinette, dit, M. d'Avrigny.
- Oh ! si fait, vous me comprenez, dit la jeune fille en entourant de ses deux bras le cou du docteur ; oh ! si fait, vous me comprenez, quoique vous disiez le contraire... Je vous comprends bien, moi !
- Tu me comprends, toi, Antoinette ? s'écria M. d'Avrigny avec un sentiment qui ressemblait à de l'effroi.
- Oui.
- Impossible !
- Mon cher oncle, reprit-elle avec un sourire si mélancolique, qu'il était difficile de comprendre comment des lèvres si roses avaient pu le former, mon cher oncle, il n'y a pas de coeur fermé aux regards de ceux qui aiment : j'ai lu dans votre coeur.
- Et quel est le sentiment que tu y as trouvé ?
Antoinette regarda un instant son oncle avec hésitation.
- Parle ! dit celui-ci ; ne vois-tu pas que tu me mets au supplice !
Antoinette approcha sa bouche de l'oreille de M. d'Avrigny, et lui dit tout bas :
- Vous êtes jaloux !
- Moi ? s'écria M. d'Avrigny.
- Oui, continua la jeune fille, et c'est cette jalousie qui vous rend méchant.
- O mon Dieu ! s'écria M. d'Avrigny en inclinant la tête, ô mon Dieu ! je croyais qu'il n'y avait que vous et moi qui connaissions ce secret !
- Eh bien ! qu'y a-t-il donc de si effrayant dans tout cela, cher oncle ? C'est une mauvaise passion que la jalousie, je le sais, mais on peut la vaincre. Moi aussi, n'ai-je pas été jalouse d'Amuury !
- Toi, jalouse d'Amaury ?
- Oui, répondit Antoinette en baissant la tête à son tour, oui, de ce qu'il m'enlevait ma soeur, de ce que, quand il était là, Madeleine n'avait plus un regard pour moi.
- Alors, tu as éprouvé ce que j'éprouvais ?
- Oui, la même chose, ou à peu près. Eh bien, je me suis vaincue, moi, puisque je viens vous dire : Mon oncle, ils s'aiment éperdument, il faut les marier, car ils mourront si on les sépare.
M. d’Avrigny secoua son front, et, sans dire une seule parole, montra du bout du doigt à Antoinette les dernières lignes qu'il venait d'écrire, et Antoinette lut tout haut :
« Ainsi, dans trois mois, Amaury épousera Madeleine, à moins que... Ah ! mon Dieu, Seigneur, je n'ose pas en écrire davantage ! »
- Mon oncle, dit Antoinette, rassurez-vous, elle n'a pas toussé une seule fois.
- Oh ! mon Dieu ! s'écria M. d'Avrigny en regardant sa nièce avec un sentiment d'étonnement profond, oh ! mon Dieu ! elle a tout deviné, tout compris !
- Oui, mon oncle, mon bon oncle, mon cher oncle, oui, tous les trésors de tendresse, toutes les richesses d'amour de votre coeur, je les ai compris. Mais, écoutez, ne faut-il pas qu'un jour Madeleine se marie et nous quitte, et, puisqu'il le faut, ne vaut-il pas mieux, dites-moi, qu'au lieu d'aimer quelque autre, elle aime Amaury ? Son bonheur peut-il être un malheur pour nous, et devons-nous lui faire un crime de sa joie ? Non, au contraire, pardonnons-lui sa destinée, laissons-les être heureux l'un pour l'autre. Vous ne serez pas seul pour cela, cher père ; il vous restera votre Antoinette, la fille de votre pauvre soeur, votre Antoinette qui vous aime bien, qui n'aime que vous, qui ne vous quittera jamais. Ce ne sera pas votre Madeleine, je le sais bien ; mais ce sera presque votre fille enfin, et une fille qui n'est pas riche comme Madeleine, qui n'est pas belle comme Madeleine ; une fille qu'on n'aimera pas, elle, soyez tranquille ; et, l'aimât-on, eût-elle la grâce, eût-elle la beauté de Madeleine, elle n'aimera personne, elle, elle vous le jure, elle vous consacrera sa vie, elle vous consolera... et vous la consolerez.
- Mais Philippe Auvray, dit M. d'Avrigny, n'est-il pas amoureux de toi, et ne l'aimes-tu pas ?
- Oh ! mon oncle, mon oncle ! s'écria Antoinette avec un accent de reproche. Ah ! comment... avez-vous pu croire...
- C'est bien, mon enfant, n'en parlons plus. Oui, je ferai ce que tu me dis, qui n'est rien autre chose, au reste, que ce que j'avais résolu de faire ; mais au moins faut-il qu'Amaury s'explique. Si nous nous étions trompés ! s'il n'aimait pas Madeleine !...
- Oh ! vous ne vous êtes pas trompé, mon père ; hélas ! il l'aime... vous n'en êtes que trop sûr, et moi aussi...
M. d'Avrigny se tut, car il avais au fond du coeur la même conviction qu'Antoinette.
En ce moment la porte du cabinet s'ouvrit, et Joseph, le domestique de confiance de M. d'Avrigny, lui annonça que le valet de chambre du comte Amaury de Léoville demandait à lui remettre une lettre de la part de son maître.
M. d'Avrigny et Antoinette échangèrent un regard qui signifiait qu'ils savaient d'avance ce que contenait ce message.
Puis, avec un effort rendu plus visible encore par le triste sourire dont l'accompagnait Antoinette :
- Joseph, dit M. d'Avrigny, apportez-moi cette lettre, et dites à Germain d'attendre la réponse.
Cinq minutes après, la lettre était aux mains de M. d'Avrigny, qui la regardait en silence, mais sans avoir la force de rompre le cachet.
- Allons, du courage, mon oncle, dit Antoinette, ouvrez et lisez.
M. d'Avrigny obéit machinalement, décacheta la lettre, lut lestement ce qu'elle contenait, la relut une seconde fois, puis passa la lettre à Antoinette, qui la repoussa de la main en murmurant :
- Oh ! mon oncle, je sais bien ce qu'il peut dire, allez.
- Oui, n'est-ce pas ? dit avec amertume M. d'Avrigny, répondant à Antoinette comme Hamlet à Polonius : woords, woords, woords, des mots, des mots, des mots.
- N'avez-vous donc vu que des mots dans cette lettre ! s'écria vivement Antoinette en la tirant des mains de son oncle et en la parcourant avec avidité.
- Oui, des mots, reprit M. d'Avrigny ; mais c'est avec des mots que ces beaux diseurs de phrases, ces délicieux arrangeurs de métaphores nous supplantent dans le coeur de nos filles, nous autres qui nous contentons de les aimer ; c'est à cette réthorique qu'elles nous préfèrent.
- Mon oncle, dit gravement Antoinette en rendant la lettre à M. d'Avrigny, détrompez-vous, Amaury aime Madeleine d'un amour véritable, loyal et sincère. Moi aussi. Comme vous, j'ai lu cette lettre, et je vous réponds qu'il ne l'a pas écrite avec son esprit, mais avec son coeur.
- Ainsi donc, Antoinette ?...
Antoinette présenta une plume à son oncle.
M. d'Avrigny prit la plume et écrivit cette simple ligne :

Venez demain matin à onze heures, cher Amaury.
                    « Votre père,
                    « Léopold d'Avrigny. »

- Et pourquoi pas ce soir ? demanda Antoinette, qui lisait à mesure que M. d'Avrigny écrivait.
- Parce que ce serait trop d'émotions pour une journée. Tu lui diras seulement, Antoinette, que je lui ai écrit ce soir et que tu crois qu'il doit venir demain matin.
Et faisant venir Germain, M. d'Avrigny lui remit la réponse qu'il lui avait dit d'attendre.

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