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Chapitre I
La Baie des Meurtriers.

A l'antipode juste de Paris, perdue au milieu du grand océan Austral, s'étend, courant du nord au sud, une terre ayant à peu près l'étendue de la France et la forme de l’Italie coupée à son tiers par un détroit qui en fait deux îles.
C'est la Nouvelle-­élande, découverte en 1642 par Abel Jansen Tasman, et nommée par lui la terre des Etats, nom qu'elle a perdu depuis pour prendre celui de Nouvelle-­élande.
Tasman n'aborda jamais cette terre.
Il traversa le détroit qui sépare les deux îles, alla jeter l'ancre dans une baie ; mais, attaqué deux heures après par les naturels du pays, il lui donna le nom de baie des Assassins, qu'elle a conservé.
Pendant plus d'un siècle toute cette terre resta à l'état de rêve, on l'appelait Terra Australis incognita.
C'était pour les navigateurs quelque chose comme cette Atlantide dont parle Platon... une terre pareille à celle de la fée Morgane, qui s'évanouit quand on s'en approche.
Le 7 octobre 1769 Cook la retrouva et la reconnut à ses habitants, d'après un dessin laissé par Tasman.
Ses relations avec les naturels furent les mêmes que celles qu'avait eues avec eux, cent vingt-six ans auparavant, le navigateur hollandais.
Les ­élandais essayèrent de voler les matelots de l'Endeavour, qui en tuèrent une douzaine à coups de fusil ; puis, comme Cook, après avoir relâché à Dika-na-Mary, la moins méridionale des deux îles n'avait rien pu obtenir des objets dont il avait besoin, ni par douceur ni par force, il nomma la baie où il avait jeté l'ancre la baie de la Pauvreté.
Ces deux noms étaient peu engageants pour les autres voyageurs.
Un mois à peu près après le passage du capitaine Cook, un autre navigateur, – celui-là était français et s'appelait le capitaine Surville, – eut affaire à son tour aux Nouveaux-­élandais.
Assailli par une tempête terrible en vue de la Nouvelle-­élande, il perdit le canot amarré derrière son bâtiment.
Lorsque le temps fut calme, à l'aide de sa longue vue il aperçut le canot qu'il cherchait amarré dans l'anse du Refuge.
Aussitôt il fit descendre une embarcation à la mer pour aller chercher le canot.
Mais les sauvages, devinant le but de l'expédition, le cachèrent si bien qu'il fut impossible, à ceux que Surville avait envoyés, de le retrouver.
Furieux de cette perte, Surville fit signe à quelques sauvages qui étaient près de leur pirogue de s'approcher.
Un d'eux se rendit à l'invitation et monta a bord ; – c'était malheureusement un grand chef, nommé Nanqui-Noui, et quoique, quelques jours auparavant, il eut rendu de grands services à Surville en recevant ses malades et en les traitant à la fois avec autant d'humanité que de désintéressement, Surville lui déclara qu'il était son prisonnier.
Ce ne fut point tout : Surville coula à fond toutes les pirogues qu'il put atteindre et brûla tous les villages de la côte.
Puis il quitta la Nouvelle-­élande, emmenant, comme il en avait menacé son prisonnier, Nanqui-Noui, qui mourut de désespoir pendant la traversée, le 12 mars 1770, c'est-à-dire quatre mois après avoir été enlevé à son pays.
Fusillés par Cook, noyés et brûlés par Surville, les Nouveaux-­élandais s’étaient promis de prendre une cruelle revanche sur les premiers bâtiments qui entreraient dans leurs ports.
Ces bâtiments furent le Mascarin et le Castries, venant de la terre de Van- Diémen et commandés par le capitaine Marion, officier de la compagnie des Indes françaises.
Il ignorait complètement ce qui s'était passé lors du voyage de Surville ; d'ailleurs, toute cette côte explorée trois ans auparavant par Cook, était à peu près inconnue encore.
Le 16 avril 1772, il avait jeté l'ancre dans une mauvaise rade située sur l’île Dika-Na-Mary, c’est-à-dire dans la partie nord de la Nouvelle-­élande.
Mais, la nuit, les navires ayant failli être jetés à la côte ils appareillèrent en si grande hâte qu'ils furent obligés de laisser leurs ancres, se promettant de les revenir chercher plus tard.
En effet ils revinrent le 26 avril, et le 3 mai suivant mouillèrent dans la baie des îles, près du cap Brett de Cook.
A peine furent-ils à l'ancre qu'ils virent trois pirogues pagayant pour venir au vaisseau. La brise était douce, la mer magnifique.
Tous les matelots étaient sur le pont, pleins de curiosité pour ces hommes et ce monde nouveau sortis depuis trois ans à peine des brouillards de l'inconnu.
Une des pirogues était montée par neuf hommes.
Elle s'approcha du vaisseau.
Aussitôt on envoya quelques bagatelles à ceux qui la montaient en les invitant à passer à bord. Ils hésitèrent un moment, puis parurent se décider.
En effet, un instant après, les neuf hommes étaient sur le pont.
Le capitaine les y reçut, les conduisit dans sa chambre, et leur offrit du pain et des liqueurs.
Ils mangèrent le pain avec assez de plaisir, mais cependant après que le capitaine Marion en eut goûté devant eux.
Quant aux liqueurs, au contraire des autres sauvages de la mer du Sud, ils ne les goûtèrent qu'avec répugnance ; quelques-uns même les crachèrent sans les avaler.
On chercha alors quels objets pouvaient leur être agréables.
On leur offrit des caleçons et des chemises, qu'ils parurent accepter, purement et simplement, pour ne pas désobliger le capitaine.
Puis on leur montra des haches, des couteaux et des herminettes.
De tous ces objets ce furent les herminettes qui parurent les tenter le plus.
Ils en prirent aussitôt deux ou trois et firent le simulacre de s'en servir pour montrer qu'ils en connaissaient l'usage.
On leur fit cadeau du tout.
Après quoi ils descendirent dans leurs pirogues, parés des chemises et des caleçons, s'avancèrent vers les deux autres embarcations, parurent leur raconter la façon amicale dont ils avaient été reçus, leur montrèrent les cadeaux que les étrangers leur avaient faits et les invitèrent à monter sur le vaisseau à leur tour.
Ceux-ci, après une courte délibération, se décidèrent, et, tandis que les premiers visiteurs pagayaient vers la terre, ils s'approchèrent à leur tour des bâtiments, et, comme leurs camarades, montèrent sur le Mascarin.
Pendant qu'ils montaient, le capitaine Marion jeta un dernier regard sur ceux qui s'éloignaient ; ils s'étaient arrêtés pour dévêtir leurs chemises et leurs caleçons, qu'ils cachèrent dans un coin de la pirogue ; après quoi ils continuèrent leur chemin vers la terre.
Le capitaine Marion ne s'inquiéta plus d'eux et prêta toute son attention aux nouveaux arrivants.
Ils étaient dix ou douze, conduits par un chef. C'était un homme de cinq pieds cinq pouces à peu près, de trente à trente-deux ans, assez bien pris dans sa taille.
Il avait le visage tatoué de dessins représentant assez bien les traits entrelacés les uns aux autres que les professeurs de calligraphie exécutent à main levée avec leurs plumes ; il portait des boucles d'oreilles en os, avait les cheveux noirs à la chinoise sur le haut de la tête, et ornés de deux plumes blanches plantées dans cette espèce de chignon.
Pour le reste du corps, son vêtement se composait d'une espèce de jupe ne montant pas au-dessus des hanches et ne descendant pas jusqu'au genou.
Cette jupe, ainsi que le manteau qui l'enveloppait, était d'une étoffe inconnue en France, flexible et forte à la fois, avec des bandes d’une autre couleur formant ourlet, et ornées elles-mêmes de dessins ressemblant à ceux que l’on retrouve sur les tuniques étrusques.
Ses armes étaient un magnifique casse-tête en jade qu'il portait à la ceinture, et une longue lance qu'il tenait à la main.
Ses ornements étaient les boucles d'oreilles dont nous avons déjà parlé et un collier de dents de poisson.
Une barbe rare, formée de poils raides, allongeait son menton, qui, grâce à elle, finissait en pointe presque aussi fine que celle d'un pinceau.
Avant même qu'on lui adressât la parole il prononça son nom, comme si ce nom devait avoir traversé les mers et être connu du capitaine Marion.
Il s'appelait Takoury, c'est-à-dire le chien.
Le capitaine désirait fort échanger quelques paroles avec les indigènes ; mais nul ne pouvait reconnaître la langue de cette terre découverte depuis plus de cent ans, il est vrai, mais explorée depuis trois ans à peine.
Par bonheur le lieutenant du navire, M. Crozet eut l’idée d’aller prendre dans la bibliothèque du capitaine le vocabulaire de Taïti, par M. de Bougainville.
Aux premiers mots qu'il prononça, les sauvages relevèrent la tête avec étonnement : les deux idiomes étaient les mêmes.
A partir de ce moment on commença de s'entendre, et le capitaine Marion espéra lier des relations d'amitié avec les indigènes.
En effet, comme pour donner du poids à cette espérance, le vent ayant fraîchi, les pirogues s'éloignèrent, non sans emporter quelques petits présents.
Mais cinq ou six sauvages, d'eux-mêmes, sans y être invités, restèrent à bord.
Au nombre de ceux-ci était le chef Takoury.
Quand on réfléchit quels étaient déjà à ce moment les projets de cet homme, on reconnaît qu'il lui fallait une terrible force de caractère, surtout après ce qui s'était passé trois ans auparavant avec Surville, pour se confier ainsi à des hommes qu'il regardait comme ses ennemis, et à qui il ne témoignait une telle confiance que pour leur inspirer une confiance pareille, et, à un moment donné, se venger d'eux.
Les sauvages soupèrent le soir à la table du capitaine, mangèrent de tous les mets avec appétit, refusèrent le vin et la liqueur, et dormirent ou firent semblant de dormir tranquillement dans les lits qu'on avait dressés pour eux dans la grande chambre.
Le lendemain le bâtiment courut des bordées.
Cette manoeuvre parut fort inquiéter les naturels, qui ne pouvaient la comprendre.
Chaque fois que le navire s'éloignait de la côte, quelle que fût la puissance de Takoury sur lui-même, son visage se rembrunissait ; mais voyant que chaque fois qu'on s'était éloigné jusqu'à un certain point, le navire virait de bord et se rapprochait, il parut se rassurer.
Le 4 mai on mouilla entre les îles.
Takoury profita d'une pirogue pour retourner à terre, promettant qu'il reviendrait.
On lui fit quelques présents et il partit.
On resta entre ces îles jusqu'au 11 ; mais, soit que le mouillage fût mauvais, soit que ces espèces de bancs de roches n'offrissent point au capitaine Marion l’emplacement et les objets dont il avait besoin, on remit à la voile.
On entra dans le port des Iles, relevé par le capitaine Cook, et l'on y jeta l'ancre.
Le lendemain, par un temps magnifique, le capitaine Marion fit explorer une île qui se trouve dans l'enceinte même du port, et, comme on y rencontra de l’eau, du bois et une anse très abordable, il y fit dresser des tentes, y transporta les malades et y établit un corps de garde. A l'extrémité opposée de l'endroit où le corps de garde fut établi s'élevait un village.
Cette île est la même que M. Crozet dans sa relation des événements qui vont se passer, appela Motou-Aro, et que depuis, Dumont-d'Urville, corrigeant sans doute une faute de prononciation, désigna sous celui de Motou-Roua.
Le bruit de l'hospitalité reçue à bord des vaisseaux français s'était répandu tout Ie long de la côte.
Aussi à peine les bâtiments eurent-ils jeté l'ancre que de tous les points du rivage on vit s’avancer des pirogues chargées de poisson.
Les sauvages firent comprendre qu'ils avaient pêché des poissons exprès pour être agréables aux hommes blancs.
Eu conséquence de cette bonne intention, ils furent reçus à bord plus cordialement encore que la première fois.
La nuit venue, les Nouveaux-­élandais se retirèrent mais, comme la première fois, laissèrent à bord six ou huit des leurs.
La nuit se passa dans la meilleure intelligence entre les sauvages et les matelots.
Le lendemain l'affluence ne fit qu'augmenter.
Dix ou douze pirogues chargées de sauvages apportant du poisson entourèrent les deux bâtiments, cette fois ils étaient sans armes et amenaient avec eux leurs femmes et leurs filles. Une espèce de marché s'était établi : les Nouveaux-­élandais donnaient du poisson, les matelots rendaient des verroteries et des clous.
Pendant les premiers jours les hommes se contentèrent de vieux clous de deux ou trois pouces de longueur, mais bientôt ils devinrent plus difficiles, et il leur fallut des clous neufs et de quatre à cinq pouces.
Au passage du capitaine Cook ils avaient appris l’usage du fer qu'ils ne connaissaient pas auparavant ; aussi, dès qu'ils avaient un clou d'une certaine longueur, le portaient-ils soit au serrurier, soit à l’armurier, afin qu'il l'aplatît à coups de marteau et l'aiguisât sur la meule.
Le clou ainsi transformé devenait une espèce de ciseau. Pour payer cette main-d'oeuvre les naturels gardaient toujours quelques menus poissons, dont ils faisaient alors cadeau à l'armurier, au serrurier, ou même au simple matelot qui, empiétant sur les prérogatives de ceux-ci, leur rendaient le même service.
Peu à peu leur nombre remplit les vaisseaux. Chacun des bâtiments en avait quelquefois cent et même plus à bord.
Ils touchaient à tout ; mais, comme la surveillance la plus active était ordonnée par le capitaine, ils ne pouvaient voler.
L'objet de leur grande préoccupation, quoiqu'ils fissent ce qu'ils pouvaient pour la cacher, c'étaient les fusils et les canons.
Le capitaine avait recommandé de ne faire aucun usage de ces armes devant eux, afin que, dans un temps donné, l’effet en fût plus terrible.
Mais comme, trois ans auparavant, plusieurs insulaires avaient été tués par Cook d'abord, par Surville ensuite, comme ils avaient été tués à coups de fusil et à coups de canon, c'était ces tonnerres, devenus muets, et dont ils avaient vu l'effet terrible sans en comprendre la cause, qui attiraient surtout leur attention.
Au reste, adoptant vis-à-vis de l'équipage des deux bâtiments le système de dissimulation de leur chef Takoury, qui deux ou trois fois était revenu à bord, ils se montraient sans défiance, doux et caressants.
Les femmes mariées portaient au haut de la tête une espèce de tresse de jonc, tandis que les jeunes filles laissaient en toute liberté tomber leurs cheveux épars sur le cou.
Les femmes et les filles des chefs étaient reconnaissables, en outre, par les plumes d'oiseaux que, comme leurs maris et leurs pères, elles portaient plantées dans leur chignon.

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