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Chapitre X
Deux cœurs honnêtes

à la suite de la rencontre qu'il avait faite dans l'église de la Major, Marius n'osa se décider à écrire à Mlle Madeleine pour la prévenir des sauvages dispositions de M. Coumbes, ainsi qu'il avait projeté de le faire.

Il était rentré, pâle, tremblant, dans la maison de son patron. Son accablement était si profond, si évident, que tout le monde l'avait cru malade et que le médecin appelé lui avait trouvé la fièvre. On l'avait couché ; mais, même dans la solitude de sa petite chambre, il n'eut point la pensée d'écrire à la jeune fille ; il était convaincu que, dans sa légitime indignation, elle ne pouvait faire moins que de lui renvoyer sa lettre sans la lire.

Cependant M. Coumbes ne fut pas réduit à faire usage de son talent à manier les armes à feu. M. Riouffe et sa sœur ne se présentèrent point à la grille du cabanon.

Dans la soirée, M. Coumbes reçut de son jeune voisin une lettre polie dans laquelle celui-ci reconnaissait ses torts, avec la déférence due à l'âge de l'ex-portefaix et le priait de les oublier.

M. Coumbes manqua de générosité comme il avait manqué de cette grandeur d'âme qui commande l'oubli des injures ; – ce n'est point impunément qu'on atrophie ses sentiments. – Loin de voir dans cette démarche un aveu noble et loyal qui réparait dignement une faute, il se figura qu'elle avait été inspirée par ses menaces ; car il ne doutait pas que Marius n'en eût été le fidèle interprète. Depuis qu'il s'était senti quelques velléités guerrières, il était un peu jaloux du rôle que celui qu'il considérait comme un enfant avait joué dans son affaire, et il se trouvait satisfait d'être placé tout au moins au niveau de Marius.

à la grande surprise de Millette qui jamais n'avait vu son maître sortir après le soleil couché, aussitôt que M. Coumbes eut lu la lettre de Jean Riouffe, il demanda ce qu'il appelait sa lévite, l'endossa, glissa de l'argent dans son gousset et se rendit au café de Bonneveine.

C'était dans ce lieu, théâtre de ses premières humiliations, qu'il désirait faire rayonner sa gloire. Ses appétits orgueilleux n'étaient pas modifiés, mais ils suivaient sa passion nouvelle, la haine, dans la détestable direction qu'elle imprimait à ses sentiments ; on pouvait rire de sa vanité alors qu'elle se satisfaisait de l'épanouissement d'une fleur, de l'éclosion d'un légume, de la prise d'une rascasse ou d'un fiela (4), mais sa simplicité même lui faisait un certain caractère de grandeur. Il ne restait plus qu'à la déplorer, maintenant qu'elle l'amenait à mendier les applaudissements de vulgaires auditeurs, à stipendier leur admiration en la primant de quantité de petits verres, alors qu'il s'épanouissait aux faciles et grossiers triomphes que lui ménageait une générosité de circonstance.

M. Coumbes produisit beaucoup d'effet dans l'établissement public de son endroit ; il y lut la lettre de son voisin en l'accompagnant de nombreux commentaires sur la lâcheté de celui-ci, sur le traitement qui l'attendait s'il ne s'était pas décidé à produire ses excuses à distance. L'ex-portefaix, s'adressant à la fois à la soif inextinguible des habitués du café de Bonneveine et à l'envie que l'on éprouve généralement contre les gens riches, fut approuvé et de plus acclamé comme un foudre de guerre ; il passa Saint-Georges à l'unanimité. Le nouveau bretteur restait avare en se montrant prodigue, c'est-à-dire qu'il ne s'oubliait pas dans la distribution de spiritueux qu'il avait entreprise ; aussi leurs fumées, jointes à celles de la gloire, achevèrent de détraquer sa cervelle. Il rentra chez lui en improvisant des moulinets formidables avec son parapluie ; il n'était pas bien certain de ne pas avoir occis toute la tribu des Riouffe, ainsi qu'il l'avait rêvé pendant la nuit précédente, comme il avait juré de le faire à la première occasion, dans la soirée qui venait de s'écouler. Lorsqu'il aperçut le toit du chalet qui se découpait en noir sur l'horizon brumeux du large, il fallut l'intervention de ceux qui, par charité ou par reconnaissance, avaient voulu le reconduire, pour l'empêcher d'y aller mettre le feu.

Dégrisé le lendemain, M. Coumbes ne se rappelait que vaguement ce qui s'était passé la veille. Mais ce qu'il en restait dans sa mémoire eût suffi à le rendre honteux si son amour-propre l'eût permis. Il fût mort plutôt que de s'avouer à lui-même qu'il avait eu tort. Il ne donna pas de sœur à cette première séance au café de Bonneveine, et cela au grand regret des consommateurs habituels de cet établissement ; mais, lorsque le hasard lui faisait rencontrer l'un d'entre eux, il continuait de triompher, moins bruyamment peut-être, mais non pas avec plus de modestie. Cependant, la façon dont Jean Riouffe se conduisait était bien faite pour apaiser une passion moins implacable que ne l'était celle de ce mouton enragé, appelé M. Coumbes.

à dater du jour où le frère de Madeleine avait signé la paix avec son voisin, le chalet cessa d'être le théâtre des parties folles, des bruyantes orgies qui avaient si fort indigné M. Coumbes. Le samedi soir, Mlle Riouffe y arrivait quelquefois avec son frère, le plus souvent en compagnie d'une vieille servante. Elle y passait trente-six heures, comme le faisait le propriétaire du cabanon au temps où les affaires ne lui laissaient pas la libre disposition de son temps. Quelques promenades dans le jardin, le soin de ses fleurs, de rares excursions sur les rochers de la côte étaient les seules distractions de la jeune fille. Le chalet était devenu aussi silencieux, aussi paisible, aussi honnête que son camarade de gauche.

Il n'était pas possible à M. Coumbes de se refuser à l'évidence, aussi ne l'essayait-il pas ; il se contentait d'imposer rudement silence à Millette lorsque celle-ci, sincèrement affligée de voir les tristes humeurs de son maître survivre à leur cause, essayait de constater cette amélioration.

Il ne lui était plus permis de recouvrer la douce quiétude, l'indifférence qui, jusque-là, avaient caractérisé sa vie. Les méchants sentiments ressemblent aux mauvaises herbes des champs ; un brin de racine suffit pour les perpétuer. L'envie et son cortège avaient pris possession du cœur de M. Coumbes, tout lui était prétexte pour n'en plus sortir ; à défaut du maître, ce fut le jardin du chalet qui empoisonna l'existence de l'ex-portefaix.

Ce jardin n'était ni plus long ni plus large, ni moins mal situé, ni mieux exposé que celui de M. Coumbes, et pourtant, l'année dans laquelle on était entré n'ayant pas ressemblé à la précédente, les résultats se montraient bien différents : celui de M. Coumbes avait de plus belle repris cet aspect de poêle à frire que nous avons longuement dépeint au commencement de ce volume. En dépit du mistral et du soleil, celui de Riouffe demeurait frais, luxuriant et parfumé. De nombreux apports de terreau avaient déjà modifié le sol ; des rideaux de tamaris et de cyprès plantés grands avec la terre dans laquelle ils avaient poussé ; des abris nombreux en paille protégeaient les plantes ; si, malgré tant de précautions, la sécheresse ou la bise parvenait à les détruire, elles étaient remplacées avec une prodigalité qui ne permettait pas de s'apercevoir de cet accident.

Le spectacle de cette prospérité inouïe blessait M. Coumbes aussi cruellement que les mauvaises plaisanteries de Jean Riouffe et de ses compagnons avaient pu le faire. Il essaya de lutter contre ce qu'il nommait une révoltante partialité de la nature ; il multiplia les arrosements ; il fit plantations sur plantations ; il se livra à des dépenses que lui-même caractérisait d'insensées ; mais, soit qu'il s'y fût pris trop tard, soit par toute autre raison inhérente au sol, rien ne lui réussit, et le clos de ses voisins, qui attestait son infortune, perpétua son aversion pour eux. Il détournait la tête lorsque ses regards rencontraient les cimes verdoyantes des arbustes qui dépassaient les murailles ; lui en parler provoquait chez lui une attaque de nerfs. Malheureusement, cette splendeur horticole trouvait moyen de se révéler encore : la brise de mer, en passant au-dessus de l'habitation de Riouffe, se chargeait des parfums des roses, des tubéreuses, des héliotropes, des œillets, des jasmins qui en garnissaient les élégantes corbeilles, et les apportait fidèlement à M. Coumbes. Malgré le mépris que celui-ci nourrissait pour ces cultures frivoles, ce témoignage d'une supériorité écrasante achevait de l'exaspérer ; il finit, comme tous les envieux, par dédaigner ce qui, pendant trente ans, avait fait son bonheur, par prendre en dégoût ce qui était son orgueil ; il délaissa son jardin et ne s'occupa plus que de la pêche, qui avait cet avantage qu'elle le tenait éloigné pendant des journées entières d'un voisinage abhorré.

Ce n'était point Jean Riouffe qui avait fait du jardin de son chalet une merveille si désobligeante pour l'ex-portefaix.

à la suite de la visite de Marius, Mlle Madeleine avait adressé à son frère de tendres mais sévères remontrances au sujet de ses procédés vis-à-vis de M. Coumbes. L'affliction qu'ils causaient à celui-ci était devenue touchante en passant par les lèvres d'une sœur que Jean Riouffe adorait. Il avait bon cœur, comme la plupart des mauvais sujets ; il essaya de tourner en plaisanterie l'attendrissement de la jeune fille ; mais voyant que celle ci restait grave, il se rendit et promit d'exécuter tout ce qu'elle lui demanderait.

Il avait consenti à aller en personne faire amende honorable à ce personnage qu'il ne pouvait s'empêcher de trouver fort ridicule ; mais, dans la journée même où cette démarche devait s'effectuer, Mlle Madeleine parut avoir changé d'avis, et la lettre dont M. Coumbes avait fait trophée remplaça la visite projetée. Jean Riouffe l'écrivit de bonne grâce ; il promit, en outre, à sa sœur, que le chalet cesserait d'être le siège de la société des Vampires, et il tint loyalement sa parole. Mlle Madeleine purifia par sa présence ces murs déjà souillés, tout neufs qu'ils étaient.

La première fois qu'elle était venue à Montredon, situation, architecture, aménagements intérieurs, Mlle Madeleine trouva tout horrible et déclara dix fois à son frère que, si nécessaire qu'il fût pour lui de cacher ses exploits et ceux de sa bande, elle ne pouvait concevoir qu'il eût fait choix d'un semblable désert pour y planter sa tente.

Mais, depuis les événements que nous venons de raconter, par un revirement inexplicable, si féminin qu'on le suppose, la jeune fille revint de ses prétentions premières ; les grèves désolées des abords du cap Croisette ne lui semblèrent plus aussi maussades ; les pitons de Marchia-Veyre prirent à ses yeux un aspect qui n'était point sans charmes ; la transparence de la mer, s'émaillant d'aigues-marines et de bleu selon les couches alternatives d'algues ou de sable, lui parut attrayante ; il n'était pas jusqu'à l'isolement, dont elle avait fait un si gros crime au pauvre chalet, qui n'eût quelque avantage qu'elle n'oublia pas de signaler. Un mois ne s'était pas écoulé qu'elle priait son frère de lui céder la propriété de sa petite maison de campagne.

Celui-ci travaillait à étudier toute autre chose que le caractère des femmes ; il ne perdit point son temps à demander à sa sœur les raisons de cette contradiction flagrante avec ses impressions premières ; cette vente faisait rentrer dans sa poche un argent qui, depuis quelque temps, lui faisait défaut ; il y consentit à l'instant même.

Cette acquisition n'eut que dans ses débuts le caractère du caprice. Chaque jour Mlle Madeleine s'y attacha davantage. Elle parlait peu de son chalet, n'invitait personne autre que son frère à l'y accompagner, mais tout concourait à prouver qu'elle y pensait sans cesse.

C'était elle qui présidait aux soins qui avaient changé l'enclos en un éden, dont les émanations avaient si cruellement poursuivi M. Coumbes ; sa préoccupation constante des améliorations, des embellissements à y apporter lui fournissait des distractions qui, quelquefois, lui faisaient négliger les affaires ; sa passion pour les fleurs la lançait dans des acquisitions que son frère, en se reportant aux habitudes d'ordre et d'économie que tant de fois sa sœur lui avait données pour exemple, ne pouvait comprendre ; enfin, les commis eux-mêmes remarquèrent avec une stupéfaction profonde que, le samedi soir, leur jeune patronne, qui, jadis, restait la dernière à son travail, regardait maintenant sans cesse à sa montre, comme pour s'assurer si l'heure du départ pour la campagne n'arrivait pas.

Donnons sur-le-champ le mot de cette énigme, et pour cela retournons un peu en arrière.

Mlle Madeleine, après la conversation dans laquelle elle avait surmonté les répugnances que son frère manifestait pour les excuses dont Marius avait déclaré se contenter, s'était rendue à la Major ; elle voulait remercier Dieu d'avoir permis qu'elle terminât pacifiquement une affaire qui, si les deux jeunes gens se fussent rencontrés, si la résolution de l'un se fût trouvée placée en face de l'amour-propre de l'autre, eût eu nécessairement un dénouement sanglant.

Nous avons vu comment le hasard conduisit Marius dans la chapelle même où se trouvait la jeune fille ; comment, dans le désordre de ses idées, celui-ci fut amené à se croire seul ; comment et dans quels termes le nom de Madeleine sortit de ses lèvres.

Mlle Riouffe rentra fort émue à sa demeure ; elle cherchait à s'égayer sur la passion instantanée qu'elle avait inspirée à ce jeune homme ; ses lèvres seules trouvaient un sourire, son cœur restait grave, il devenait rêveur. Elle essaya de raconter à son frère l'extravagance de cet adolescent. Au premier mot qu'elle en dit, elle demeura interdite, n'acheva pas et fut réduite à chercher un mensonge pour dissimuler son embarras.

Peu à peu cette extravagance changea et d'aspect et de nom à ses yeux. La prière de ce pauvre garçon, qui demandait à Dieu de lui donner assez de force pour résister à un amour qui pouvait le faire dévier de la voie de probité stricte, de labeur résigné qu'il entendait suivre, cessa de lui paraître ridicule et lui sembla touchante ; elle y vit l'indice d'un caractère élevé, d'une âme honnête.

à la suite de ces qualités morales, elle se rappela des avantages physiques demeurés jusqu'alors dans les limbes de sa mémoire, mais qu'elle était trop femme pour n'avoir point remarqués ; elle se souvint, avec un battement de cœur qu'elle n'était plus la maîtresse de comprimer, que Marius était beau, de cette beauté sévère des hommes du Midi qui, dans l'adolescence, ressemble déjà à la maturité ; elle évoqua dans sa rêverie le fantôme du jeune homme ; elle revit ce regard ferme et résolu lorsqu'il parlait de M. Coumbes, tendre et humble lorsque Madeleine lui racontait les afflictions qui avaient déjà marqué sa vie, sa lèvre dédaigneuse lorsqu'elle hasardait quelque allusion aux dangers qu'il allait affronter.

Pendant quelques jours, ces pensées se représentèrent à l'esprit de la jeune fille, lorsqu'elle s'aperçut que c'était vainement qu'elle cherchait à triompher de leur opiniâtreté ; elle envisagea la situation beaucoup plus froidement, beaucoup plus résolument que Marius ne l'avait fait.

Son dévouement à son frère commençait à donner de très appréciables résultats. Cédant à l'influence de Madeleine, Jean Riouffe se montrait moins avide de plaisirs, il devenait de plus en plus froid avec ses compagnons de débauches ; plusieurs fois déjà il avait manifesté l'intention de s'établir.

Le moment approchait donc où la tâche de sa sœur serait accomplie, où l'entrée d'une belle-sœur dans la maison rendrait le rôle de celle-ci bien difficile, où elle se trouverait comme une étrangère au milieu de la nouvelle famille de son frère. Ce qu'autrefois elle avait envisagé d'un œil calme, ce qu'elle avait appelé de tous ses vœux, elle ne pouvait plus y songer sans terreur. Elle se demandait ce qu'elle deviendrait lorsqu'elle ne saurait plus où étancher la soif d'amour qui dévorait son âme, et elle sentait ses yeux qui se remplissaient de larmes et son cœur qui se déchirait.

Il y avait entre celui qu'elle croyait le fils de M. Coumbes et elle une grande différence de position ; mais, si l'habitude d'une vie réglée et positive avait mûri son esprit, les chagrins de sa jeunesse avaient dégagé sa raison des préjugés qui pouvaient l'obscurcir.

Après ce qu'elle avait entrevu du caractère de Marius, elle pensa qu'elle avait plus à gagner à descendre jusqu'à lui, qu'à être élevée jusqu'à un autre qui ne le vaudrait pas. Elle crut obéir à la raison : c'était probablement la passion qui déjà suffisait seule à la déterminer.

Quoi qu'il en fît, elle n'essaya plus de contrarier son penchant ; elle s'y abandonna avec la sincérité d'un cœur honnête ; elle était trop vraiment vertueuse pour masquer son inclination sous les dehors d'une fausse prudence ; elle n'hésita pas à se rapprocher de Marius, et devenue à son tour voisine de M. Coumbes, elle attendit que le fils de celui-ci donnât une suite au prologue qui s'était passé dans le sanctuaire de sainte Madeleine.

Mais, quelle que fût sa patience, Marius semblait devoir en abuser ; l'été était passé, l'automne commencé, sans qu'il eût adressé la parole à celle qui l'avait reçu avec tant de bienveillance. Il mettait autant d'acharnement à la fuir que la jeune fille en mettait à le rencontrer, et, lorsque par hasard il lui était impossible de l'éviter, il baissait les yeux pour ne les relever que lorsqu'elle était disparue.

(4) Congre.

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