Le fils du forçat Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XI
Où il est démontré qu'avec beaucoup de bonne volonté il est quelquefois difficile de s'entendre

La réserve et la froideur que Marius témoignait à Mlle Madeleine n'étaient rien moins que sincères.

Sa rencontre avec elle dans l'église de la Major avait triomphé de ses scrupules ; superstitieux comme tous les hommes sincèrement religieux, il avait vu dans le hasard qui les avait si singulièrement rapprochés, et qui avait initié la jeune fille à un secret dont jamais il n'eût osé lui faire l'aveu, une intervention manifeste de la Providence ; sous l'impression de cette pensée toute-puissante, les froides inspirations de la raison et du devoir s'étaient évanouies, et tout en lui s'était associé au cri d'amour parti de son cœur.

Ce sentiment, les circonstances forçaient Marius à le concentrer, à le taire ; il devint donc très promptement de la passion.

Mais ce qui caractérisait spécialement l'amour dans cette nature ; forte, juvénile et primitive, c'était le respect que lui inspirait Madeleine ; ce respect dégageait cet amour de toute aspiration terrestre ; il lui inspirait la foi profonde, l'humilité sincère et aussi les élans passionnés d'un dévot pour la Madone. C'était un culte, une idolâtrie. Il eût volontiers traversé à la nage le bras de mer qui sépare l'île de Pomègue de Montredon, pour respirer l'air que respirait sa bien-aimée, et il n'eût pas osé, cette prouesse achevée, toucher du bout de son doigt le bas de la robe de la jeune fille pour le porter à ses lèvres ; cette robe lui semblait de marbre comme celle d'une statue, et jamais son imagination n'avait songé à en interroger les plis.

Il baissait les yeux lorsqu'il rencontrait Mlle Riouffe, et elle avait pris dans sa vie le rôle que Dieu a donné au soleil dans la nature ; Marius semblait la fuir, et cependant sa pensée était perpétuellement présente à son esprit.

Cette contradiction apparente, dans une âme susceptible de résolutions énergiques, s'explique par le sentiment que Marius avait de son infériorité vis-à-vis de Madeleine ; il y avait si loin, de la jeune fille inscrite au livre d'or du haut commerce marseillais, à un pauvre enfant sans nom, élevé par la charité d'un maître portefaix, qu'il ne lui paraissait pas possible que cette distance fût un jour franchie ; il aimait sans espoir, et sa passion n'en était que plus ardente. Elle se nourrissait de songes, et, si creux qu'ils soient, les amours n'ont jamais souffert à ce régime.

D'après les dispositions dans lesquelles Mlle Riouffe était pour le fils de Millette, celui-ci n'avait qu'à faire un pas en avant pour être plus heureux.

Il n'avait pas la force d'étendre des mains suppliantes vers celle qui lui était si chère, et, dans ses adorations muettes et solitaires, il trouvait d'ineffables jouissances.

Tous ceux qui voudront bien se souvenir d'avoir été jeunes, le comprendront. Que sont nos plaisirs, que sont nos joies de l'âge viril, auprès des délicieuses ivresses de l'adolescence, alors que le cœur cherche à se débarrasser de ses langes, à balbutier son premier cri, alors que le souffle d'une femme, le bruissement de sa robe, un mot, un regard, une fleur échappée de ses doigts, nous ont jetés dans des extases qui seules peuvent donner une idée des jouissances du septième ciel ?

Le parti que M. Coumbes avait pris d'abandonner son jardin, de passer la plus grande partie de son temps sur la mer, donnait à Marius, lorsqu'il venait au cabanon, une liberté qu'il n'avait pas connue jusqu'alors ; Millette était trop heureuse de l'avoir auprès d'elle, trop occupée des soins domestiques, pour contrecarrer ou observer ses actions ; la journée du dimanche appartenait à ses amours.

L'indifférence que nous avons signalée cessait aussitôt que le jeune homme était certain que Madeleine ne pouvait plus l'apercevoir. Il prenait possession de l'observatoire abandonné de M. Coumbes, et il passait de longues heures à observer la jolie voisine ; il la regardait amoureusement, caché derrière le store, aller et venir dans son jardin, donner de l'eau à ses plantes, débarrasser ses rosiers de leurs fleurs fanées ; il admirait sa beauté, sa grâce, sa simplicité ; et ces mérites qui, depuis six mois, étaient le texte ordinaire de l'hymne à l'amour que chantait son cœur, il lui semblait toujours qu'il les remarquait pour la première fois.

Si Madeleine sortait pour s'aller promener dans le voisinage, Marius attendait qu'elle eût tourné le mur de la grande ferme située un peu plus loin que le cabanon ; alors il s'esquivait et se mettait à la suivre ; il marchait derrière elle avec la précaution d'un guérillero qui avance dans la montagne, se jetant à plat ventre lorsque par hasard elle se retournait, se dissimulant dans les anfractuosités des rochers lorsqu'un détour pouvait la lui faire rencontrer, se faisant un abri des sapins, des oliviers rabougris de la colline. Quand la jeune fille s'arrêtait, son regard ne la quittait pas ; il suivait avec avidité tous ses mouvements, tous ses gestes, et, en outre du bonheur qu'il éprouvait à la voir, cette course souvent fatigante avait son dédommagement : il pouvait cueillir les fleurs qu'avait touchées la main de Madeleine, que sa robe avait courbées en passant ; il en formait un bouquet qu'il emportait dans sa chambre, et, pendant toute la semaine, il adressait à cette fragile et incertaine émanation de la reine de ses pensées, des tendresses que n'eût point désavouées le sentimentalisme d'un étudiant de Francfort.

Tout l'été se passa de la sorte et sans que le hasard, qui avait si peu à faire cependant pour fournir un trait d'union à deux cœurs remplis de tant de bonne volonté l'un pour l'autre, se décidât à les rapprocher.

On était à la fin de septembre, et les habitants du cabanon et du chalet se montraient également soucieux :

M. Coumbes, parce que, si l'équinoxe d'automne avait enlevé les derniers parfums du jardin envié, elle avait aussi ramené les tempêtes ; que la houle se faisait vague, que la vague se faisait montagne, que les courses aux îles de Riou, théâtre ordinaire de ses exploits, devenaient impraticables.

Millette avait plusieurs raisons d'être triste. Marius était de la prochaine conscription, et la pauvre mère n'en voyait pas venir le moment sans terreur. Elle était inquiète de la destinée que le sort réservait au jeune homme ; elle était bouleversée lorsqu'elle songeait qu'il allait être nécessaire qu'elle fît à celui-ci l'aveu de sa situation réelle ; elle craignait que son fils n'eût surpris le secret de ce qu'avaient été les relations de l'ex-portefaix avec sa servante ; elle se sentait rougir et frémir en pensant qu'il lui faudrait avouer à son enfant que cet homme n'était pas son père, lui apprendre le nom et la condition de son mari ; elle commençait à comprendre que, si grands qu'eussent été les torts de ce dernier, sa conduite à elle n'en était pas moins condamnable ; les remords se faisaient jour dans son âme ; elle se demandait si la malédiction de celui auquel elle avait donné le jour n'allait pas lui servir de premier châtiment.

Marius redoutait l'hiver, qui rendrait les apparitions de Mlle Riouffe à son chalet moins fréquentes.

Madeleine, qui, malgré la perspicacité que l'on attribue aux femmes, n'avait rien surpris des sentiments que le jeune homme cachait avec tant de soin, Madeleine éprouvait ce découragement et cette lassitude qui suivent les déceptions ; elle avait échafaudé un roman, et, du héros principal, elle ne pouvait saisir que l'ombre ; elle avait beau traiter cavalièrement ses regrets, se répéter qu'après tout la Providence se montrait plus sage qu'elle-même ne l'avait été, en prononçant en faveur de la raison et contre le penchant auquel elle avait cédé ; elle ne parvenait pas à inculquer cette philosophie à son cœur, il saignait. Ses sentiments étaient trop élevés pour qu'elle s'abandonnât à un vulgaire dépit ; mais elle devenait sombre, mélancolique, maladive ; elle avait profité des bonnes dispositions toujours croissantes de son frère pour lui remettre la direction de la maison de commerce, et pour pouvoir passer ses derniers beaux jours à Montredon.

Afin de calmer les insomnies qui la tourmentaient, Madeleine faisait des promenades de plus en plus longues et de plus en plus fréquentes.

Un jour, s'abandonnant à ses pensées, elle avait tourné le cap Croisette et s'était assise toute rêveuse sur une de ces roches que la mer, en se brisant sur leurs flancs, a dentelées comme des guipures.

Son regard allait de cette Méditerranée azurée et pailletée d'or, de ces blocs de pierre beaux dans leur nudité, qu'elle avait devant elle, au ciel profond et morne à force d'être limpide.

Tout à coup, elle crut entendre dans l'éloignement un cri de détresse ; elle se leva, et, s'aidant des mains autant que des pieds, elle parvint à gravir la pointe du rocher qui domine l'extrémité méridionale du cap. Madeleine ne vit rien ; mais d'autres cris, quoique de plus en plus faibles, arrivèrent distinctement à son oreille.

Elle marcha résolument dans cette direction ; son entreprise était difficile et périlleuse.

Dans les gros temps, la pointe extrême du cap Croisette disparaît entièrement sous les eaux ; les flots ont laborieusement fouillé les rochers qui le composent ; aux endroits où ils ont trouvé du marbre ou du granit, le travail des siècles se révèle par de capricieux dessins qui n'entament que la surface de la pierre ; mais lorsque celle-ci était tendre, lorsque la terre en séparait les couches, le roulement des vagues a creusé de profonds sillons, canaux innombrables dans lesquels la mer circule.

Sautant de pointe en pointe, de rocher en rocher, avec autant de vigueur que d'adresse, Madeleine arriva à la partie de la langue de terre d'où les appels désespérés qu'elle avait entendus lui avaient paru venir.

C'était précisément à l'endroit où le cap se relève au pied d'une éminence considérable et presque verticale.

En tournant cette éminence du côté de la Madrague, elle aperçut un homme étendu, sanglant et évanoui, sur le sol.

Malgré l'aspect sordide de cet homme, malgré des vêtements en lambeaux, le premier mouvement de la jeune fille fut de se précipiter vers lui, de le prendre dans ses bras, d'essayer de l'adosser contre les parois du rocher pour le rappeler à la vie.

Mais, quel que fût son courage, cette tâche était au-dessus de ses forces ; la tête de l'homme qu'elle avait soulevée s'échappa de ses mains et retomba inerte sur le sol. Madeleine le crut mort ; une terreur irrésistible s'empara de ses sens ; elle voulut fuir, mais ses genoux chancelants se dérobèrent sous elle ; elle voulut à son tour appeler à son secours, mais sa voix mourut dans sa gorge ; elle ne réussit qu'à pousser un cri rauque et inarticulé ; elle tomba aux côtés de l'homme, inanimée comme lui.

Si faible qu'eût été cet appel, il avait été entendu.

Un homme parut sur la crête du rocher qui dominait cette scène d'une douzaine de pieds, et, sans hésiter une seconde, et d'un bond qui supposait une vigueur de muscles extraordinaire, il s'élança auprès de Madeleine.

Au milieu de son trouble, dans celui qui venait si subitement à son secours, Madeleine reconnut Marius ; malgré le désordre de ses idées, elle vit clairement à l'angoisse, à la tendresse peinte sur la physionomie du fils de Millette, que Dieu n'avait point exaucé la prière que celui-ci lui avait adressée dans la chapelle de la Major.

Elle tendit ses bras vers lui avec un sourire d'une expression indicible.

– Mademoiselle, mademoiselle, vous n'êtes pas blessée ? s'écria Marius pâle et saisissant les deux mains qu'on lui présentait.

Madeleine, encore dominée par son émotion, ne put répondre ; elle secoua la tête négativement et indiqua d'un geste l'homme qui gisait sans mouvement à deux pas d'elle.

L'extérieur de cet homme était si repoussant, que, par un mouvement d'horreur qu'il ne put réprimer, Marius enlaça Madeleine dans ses bras et l'éloigna de l'inconnu.

– Au nom du ciel ! allez à lui, murmura la jeune fille ; je puis me passer de vos secours ; mais, lui, il se meurt peut-être.

Une prière de Madeleine était un ordre pour Marius.

Il alla au pauvre diable, entrouvrit la blouse qui servait à celui-ci de chemise et de vêtement, posa la main sur son cœur et s'assura qu'il battait encore. Il plongea son chapeau dans une des étroites lagunes du voisinage et en versa quelques gouttes sur le visage de l'inconnu.

La fraîcheur de l'eau ramena quelque couleur sur ses joues livides ; ses lèvres s'entrouvrirent il respira longuement et avec effort.

– Faites-lui respirer ces sels, dit Madeleine, qui s'était rapprochée, en tendant un flacon au jeune homme.

Sous l'impression stimulante, le malheureux reprit ses sens ; ses yeux, jusqu'alors fixes et ternes, s'éclaircirent et se vivifièrent ; mais, à la grande surprise des deux jeunes gens, ces yeux ne se fixèrent sur eux qu'avec une expression d'appréhension anxieuse très remarquable : après quoi, ils fouillèrent tous les alentours pour s'assurer s'il n'y avait pas là d'autres témoins.

Marius et Madeleine purent alors observer avec plus d'attention l'inconnu, c'était un de ces hommes qui portent si fortement accusée sur leur visage l'empreinte de toutes les passions mauvaises, qu'il semble impossible de leur assigner un âge. Ses prunelles, fortement rougies par des excès alcooliques, encavées dans des orbites couronnées de sourcil épais et grisonnants, avaient un caractère de férocité que ne démentait pas sa bouche contractée aux deux extrémités ; des rides profondes sillonnaient ses joues à moitié cachées par une barbe longue et hérissée ; son front était considérablement déprimé, des cheveux coupés très ras en dessinaient nettement le contour, et cette disposition de la partie supérieure de sa figure, jointe au développement des os maxillaires, achevait de lui donner une physionomie bestiale.

à mesure que l'intérêt qu'il avait inspiré se dissipait, il apparaissait plus horrible.

– Pauvre homme ! dit Madeleine en cherchant à maîtriser la répulsion qu'elle se sentait pour lui ; que vous est-il donc arrivé ?

– Eh ! tron de l'air ! répondit l'inconnu sans le moindre souci de reconnaissance et en regardant son interlocutrice avec une parfaite insolence, si vous voulez que je parle, il faudrait commencer par m'humecter le parloir.

– Que dit-il ? fit la jeune fille.

Marius n'était pas plus patient que ne le sont ordinairement ses compatriotes ; mais, depuis deux minutes, depuis qu'il avait vu se réaliser ce que jamais il n'avait osé rêver, depuis qu'il sentait le bras de Madeleine sous le sien, le peu qu'il possédait de cette vertu avait diminué de moitié.

– Savez-vous, l'homme, s'écria-t-il, que si vous continuez de la sorte, je vous jette dans ce trou, où, si vous trouvez à boire, vous risquez fort d'apporter à manger aux langoustes ?

Madeleine retint le bras du jeune homme déjà levé, comme si l'effet eût dû suivre immédiatement la menace. En même temps, elle lui adressa un coup d'œil suppliant.

L'homme avait essayé de se soulever pour faire face à son adversaire ; mais, dans son mouvement un peu brusque, il froissa le membre endolori, et la douleur lui arracha un cri.

La pitié rentra dans le cœur de Marius, en même temps que le sentiment de sa triste position triomphait des velléités hargneuses qu'avait manifestées l'inconnu.

– Eh ! bon Dieu ! dit-il, ce n'est point insulter cette jolie dame que de lui demander un peu de vin ou d'eau-de-vie pour rafraîchir mes lèvres après la cabriole que je viens de faire ! Songez donc, mon petit brave, que je faisais un somme sur la pointe du rocher que vous voyez là ; je rêvais des choses charmantes ; il me semblait que le bon Dieu m'avait chargé de faire une distribution de coups de bâton à toute la terre ; je tapais, je tapais, tron de l'air, que le cuir du dos des chrétiens ce n'était plus qu'une vraie bouillie ! J'ai tapé trop fort, triple coquin de sort ! car, en tapant dans mon rêve, j'ai fait un mouvement sur mon matelas de pierre de taille, et il m'a semblé tout à coup que c'étaient mes reins qui servaient de rendez-vous aux nerfs de bœuf des chiourmes des quatre parties du monde ; j'étais tombé de là-haut à l'endroit où vous m'avez trouvé et où vous me voyez encore.

– Singulière place que vous aviez choisie là pour dormir ! dit Marius.

– C'est que j'étais sûr de ne pas y être dérangé, répliqua l'homme avec un clignement d'œil qui pouvait être un signe de reconnaissance, mais que le jeune homme ne comprit pas ; après ça, continua-t-il, je ne défends pas ma chambre à coucher, et je conviens qu'avec une novi (5) comme celle que vous avez à votre bras, la vôtre doit vous paraître bigrement plus agréable que la mienne.

Madeleine et Marius rougirent simultanément. Depuis que le fils de Millette avait menacé l'inconnu, la jeune fille n'avait point lâché sa main, qu'elle avait saisie ; en entendant ce langage bizarre et grossier, elle s'était serrée contre son protecteur, leurs poitrines se touchaient et sa tête s'appuyait sur l'épaule de Marius ; ils s'écartèrent brusquement l'un de l'autre.

– Eh ! tron de l'air ! s'écria le blessé en remarquant cette pantomime, on dirait que ce mot de novi vous fait peur ; au fait, pour un vieux singe, j'ai exécuté une sotte grimace ; si vous étiez mariés, vous ne vous promèneriez pas en tête-à-tête dans les collines. Mais soyez tranquilles, ajouta-t-il avec un rire ironique et bruyant, je n'ai le droit de me montrer sévère pour aucune espèce de contrebande.

– Finissons-en, répliqua Marius, qui blêmissait de colère. Vous devez comprendre que mademoiselle, pas plus que moi, n'a de liqueur dans sa poche ; le poste des douaniers n'est pas à plus d'un quart de lieue d'ici ; en nous en allant, nous les préviendrons, et vous aurez non seulement ce que vous désirez, mais encore les secours dont vous avez besoin.

L'homme ne fut pas le maître de dissimuler l'inquiétude et le mécontentement que lui causait cette proposition ; il perdit pour une minute l'assurance effrontée qui le caractérisait.

– Non, non, répondit-il en hochant la tête, leur charité ne descendrait pas si bas ; si j'étais un gros marchand de savon ou un armateur, à la bonne heure, ils me ramasseraient dans l'espoir de recevoir une bonne pièce ; mais, à mon uniforme, vous avez dû reconnaître mon état ; je ne suis qu'un pauvre mendiant, et ces jolis messieurs de la côte me relèveraient à coups de talon de botte. Non, non, je ne me soucie pas de pourrir au dépôt, où ils m'enverraient soigner ma convalescence.

– Voyons, à quoi vous décidez-vous ? interrompit Marius. Voici la nuit qui arrive ; nous ne voulons pas vous laisser ici ; le vent tourne au nord-ouest, nous aurons du mistral cette nuit, et la mer battra à l'endroit même où vous êtes étendu ; d'un autre côté, en réunissant mes forces à celles de mademoiselle, il nous serait impossible de vous transporter même jusqu'au village de la Madrague.

– Dites donc aussi que vous ne vous souciez pas de voir la jolie main blanche se salir aux haillons du vieil homme ; il n'est pas ragoûtant, je le sais bien.

– Que désirez-vous, enfin ?

– Aidez-moi à passer l'inspection des blessés.

Le mendiant se redressa avec effort ; Marius le plaça sur son séant ; il étendit ses deux jambes l'une après l'autre, et, s'apercevant qu'elles exécutaient sans trop de douleur les mouvements ordinaires, il passa ses mains noires et calleuses sur ses tibias avec une nuance de satisfaction évidente.

– Bon ! dit-il en les désignant, les canons de retraite sont intacts !

Puis, montrant ses bras et ses doigts :

– à part deux ou trois éraflures, les pièces de chasse ne sont pas trop endommagées non plus ; j'en suis quitte pour quelques avaries dans la coque. Dans deux jours, je sortirai remis à neuf du bassin de radoub.

Il essaya de se mettre sur ses pieds ; mais, lorsqu'il voulut remuer son corps meurtri, la souffrance lui arracha une horrible grimace. Marius et Madeleine étendirent en même temps les mains pour le soutenir.

– Ah ! coquine de carcasse ! s'écria le mendiant, tu veux te dorloter, je le vois bien ! Allons, il faut que vous me remontiez dans ma chambre à coucher. Et, du doigt, il indiquait le rocher perpendiculaire.

– Vous ne pouvez passer la nuit là, exposé à toutes les intempéries de la saison, nous ne le souffrirons pas.

– Comme on fait son lit, on se couche, répondit le mendiant en haussant les épaules ; et j'aime tant le grand air, que je me trouverai mieux à la place que j'ai choisie ; l'humilité est une de mes vertus, et, ne valant pas mieux qu'eux, je me contente du gîte que le bon Dieu donne aux oiseaux de la côte. Allons, ajouta-t-il en prenant l'accent traînant et nasillard des mendiants de profession, un peu de charité, mon bon monsieur, s'il vous plaît, et je prierai Dieu pour qu'il bénisse votre mariage et qu'il vous donne le paradis.

L'expression de railleuse impiété avec laquelle le blessé avait prononcé ces paroles, augmenta encore la répulsion que Marius ressentait pour lui ; cependant, il le chargea sur ses épaules, tourna le rocher, gravit le seul côté par lequel ce dernier fût praticable et déposa l'homme sur une plate-forme qui couronnait l'éminence.

Ce lieu était parfaitement choisi pour le campement d'un personnage qui paraissait peu avide de nouer quelques relations avec les douaniers et les pêcheurs qui hantaient le cap Croisette.

à son extrémité méridionale, une saillie de pierre faisait rempart et ménageait, entre lui et la face verticale, un abri de quelques pas de largeur dans lequel on pouvait se trouver garanti à la fois contre le vent du nord ouest et contre l'indiscrétion des promeneurs.

En remarquant que le bissac du mendiant s'y trouvait, Marius voulut y transporter le misérable.

– Non, non, dit celui-ci, la nuit est venue ; je suis bien ici. Je ne me soucie pas de m'exposer à une seconde culbute ; seulement, approchez de moi la soute aux vivres.

Marius comprit ce que le blessé désignait ainsi ; il ramassa le sac de toile qu'il avait aperçu ; ce sac était beaucoup plus lourd qu'il ne semblait en apparence ; il rendit en tombant sur le roc un bruit de ferraille qui étonna le jeune homme.

– Qu'avez-vous donc là dedans ? dit-il.

– Tron de l'air ! et que t'importe ? ne veux-tu pas faire le curieux toi aussi ? Va me vendre aux gabelous, si tu l'oses, et, avant qu'il soit la Saint-Jean prochaine, tu verras flamber ta bicoque ; je te le jure.

– à mon tour, je vous jure que, malgré vos menaces, je vais le faire, mon brave ; vous m'avez l'air de tout autre chose que d'un pauvre qui demande honnêtement sa vie à la charité des chrétiens.

Pendant que Marius parlait ainsi, le mendiant avait plongé sa main dans le bissac et en avait tiré une gourde ; il en aspira à longs traits le contenu : la chaleur de l'alcool lui rendit toute son audace ; il fit un effort suprême, se trouva debout et se précipita sur celui qui l'avait si généreusement secouru.

Madeleine poussa un cri que répétèrent les échos des collines.

Mais le mendiant n'avait point surpris le jeune homme ; celui-ci, par un mouvement rapide comme la pensée, s'était brusquement rejeté en arrière, et, prenant un large couteau dans sa poche, il en menaça la poitrine de l'assaillant.

Ce dernier vit luire dans l'ombre trois éclairs : celui que jetait la lame, et ceux qui partaient des yeux du jeune homme ; il comprit sur-le-champ qu'il avait affaire à un adversaire vaillant et déterminé, et, changeant avec une facilité merveilleuse l'expression menaçante de sa physionomie, il fit rentrer dans sa manche un poignard qu'il tenait entre le pouce et l'index, puis il éclata de rire.

– Ah ! ah ! ah ! dit-il, quand je vous disais que l'eau-de-vie serait pour moi un remède merveilleux ! ! Je n'en ai bu que quelques gouttes, et me voilà déjà en état de vous faire peur... Allons, rempochez votre outil à détacher les moules, mon garçon ; vous ne voudriez pas vous en servir contre un pauvre diable qui, de son côté, n'est pas assez ingrat pour vouloir faire du mal à ceux qui lui ont sauvé la vie.

Puis, voyant que Marius ne se décidait point à quitter sa position défensive :

– Voyons, continua-t-il en donnant un coup de pied au bissac mystérieux, tenez-vous donc à savoir ce qu'il y a là dedans ? Ce sont des clous, des morceaux de cercles que j'arrache aux épaves que saint Mistral nous envoie ; c'est un pauvre commerce ; mais, si misérable qu'il soit, le gouvernement ne le dédaigne pas et ne souffre pas que nous lui fassions concurrence ; c'est pour cela que je me soucie fort peu de la visite des gabelous. Mais vous, c'est autre chose ; vous ne voudriez pas, j'en suis sûr, priver un malheureux de ses ressources. Fouillez donc là dedans, si bon vous semble.

La soumission du mendiant produisit tout l'effet qu'il en attendait ; sans passer de sa conviction dernière à une confiance exagérée, le jeune homme parut ajouter foi aux paroles de son interlocuteur ; il ne daigna pas en vérifier l'exactitude.

– Soit, dit-il ; mais les dangers de votre profession devraient vous rendre plus prudent dans vos paroles.

– Eh ! eh ! eh ! répondit le mendiant, les malheurs ont aigri mon caractère. C'est une chose bien triste, continua-t-il en cherchant à mettre des larmes dans sa voix, de ne jamais être sûr d'avoir le lendemain le pain et l'oignon quotidiens ! Vous parliez de la charité tout à l'heure, mon bon monsieur ; hélas ! elle n'existe plus sur la terre ; Dieu veuille que nous la retrouvions là haut !

Comme pour démentir cette dernière phrase, Marius mit dans la main du malheureux tout ce qu'il avait d'argent sur lui. Madeleine brûlait du désir de s'associer à la charité de celui qu'elle aimait ; mais elle fouilla en vain ses poches, elle était sortie sans argent.

– Mon brave homme, dit-elle, vous n'êtes pas encore dans un âge où vous deviez désespérer de trouver une condition meilleure que la vôtre ; venez chez moi aussitôt que vous le pourrez ; je verrai ce qu'il sera possible de faire pour vous, et, si vous n'acceptez pas mes propositions, au moins votre visite vous vaudra-t-elle une bonne aumône.

– J'irai, quand ce ne serait que pour vous remercier de ce bon secours que vous m'avez donné, ma belle demoiselle, dit le mendiant avec le ton hypocrite qui venait de lui réussir ; mais, pour vous trouver, il faudrait savoir où vous demeurez.

– Rue Paradis, la maison Riouffe ; tout le monde vous indiquera nos bureaux.

– Un négociant ?

– Oui ; mais Marseille est peut-être un peu loin du lieu qui paraît vous servir de refuge ; venez à Montredon, où j'habite une maison de campagne ; vous la trouverez aisément, si vous retenez mon nom.

– Mademoiselle Riouffe, je n'aurai garde de l'oublier. Si vous le permettez, j'irai à votre bureau, reprit le mendiant avec vivacité, j'aime mieux cela.

Il se recoucha sur son lit de pierre, et les deux jeunes gens s'éloignèrent.

Lorsqu'ils furent à quelques pas, ils entendirent la voix du misérable qu'ils laissaient sur le cap, et qui, avec l'accent trivial et goguenard de ses premières paroles, leur criait :

– Amusez-vous bien en route, mes petits pichons (6) !

Cette cynique plaisanterie, lancée au milieu du bruit majestueux que faisaient les vagues en caressant les rochers, avait quelque chose de sinistre qui glaça le cœur de Marius ; il pressa avec plus de force le bras de Madeleine, qu'il soutenait dans leur marche difficile à travers le chaos de blocs de toute forme au milieu duquel ils se trouvaient.

– Vous avez vraiment eu tort de donner votre adresse à cet homme, dit-il.

La jeune fille ne répondit pas ; elle subissait en ce moment une impression bien différente de celle qu'éprouvait son compagnon ; si affreuse que fût la solitude dans laquelle ils se trouvaient perdus, entre ces colosses de pierre dont les silhouettes grandioses leur dérobaient la moitié de la voûte étoilée et cette mer qui s'étendait à leur gauche comme une immense nappe brune que frangeaient quelques rides écumeuses, elle n'éprouvait d'autres émotions que celles de l'amour. Auprès de celui que son cœur avait choisi, elle se sentait aussi rassurée que si elle se fût trouvée sur la Canebière, et elle était fière de la force qu'elle puisait dans ce sentiment, joyeuse du calme de son âme.

Marius, au contraire, à mesure qu'ils s'écartaient davantage du seul être vivant qu'il y eût autour d'eux, se sentait de plus en plus troublé.

La première sensation qu'il éprouva fut celle de la peur.

Ils avaient à marcher à travers les rochers pendant cinq ou six cents pas avant d'arriver à la route qui, serpentant sur les flancs de la montagne, conduit des fabriques à la Madrague.

Le chemin qu'ils devaient suivre était non seulement pénible, mais périlleux : l'humidité de la nuit avait rendu glissante la surface des rochers ; un faux pas pouvait précipiter les deux voyageurs dans un abîme.

Marius y pensa et il frémit, non pour lui, mais pour elle.

En sautant d'une pointe sur une autre, le pied manqua à la jeune fille ; elle resta suspendue au milieu de la crevasse qui les séparait et dans laquelle elle fût tombée si la main du pauvre jeune homme ne l'eût retenue. Marius sentit ses cheveux qui se dressaient sur sa tête et la respiration qui manquait à sa poitrine ; il l'enleva à bout de poignet avec une force musculaire centuplée par la terreur qu'il venait d'éprouver ; il la prit dans ses bras et il se mit à gravir les falaises, à grimper les collines, à franchir les ravins avec une ardeur indicible, une rapidité vertigineuse ; il l'emportait comme un loup sa proie arrachée à la bergerie ; comme une mère son enfant échappé du naufrage.

Madeleine ne songeait pas aux dangers que cette course folle leur créait à tous deux ; elle souriait en voyant celui qu'elle aimait, si hardi et si puissant tout à la fois.

Le succès de son audacieuse escalade calma un peu l'effervescence fiévreuse que la crainte avait inspirée au jeune homme.

Il commença à sentir un cœur palpiter à deux doigts de sa poitrine, et, ce cœur, c'était celui de Madeleine.

Les cheveux de la jeune fille, dénoués à moitié par la rapidité de leur ascension, caressèrent le visage du fils de Millette et l'enivrèrent de leurs effluves.

Son pouls s'accéléra, il battit plus violent et plus précipité.

Le sang afflua à son cerveau ; mille idées incohérentes traversèrent son esprit et y portèrent la confusion.

Dans un attendrissement subit, il était prêt à se jeter à genoux et à remercier Dieu qui lui avait envoyé un bonheur dont jamais il n'aurait osé se croire digne.

Puis ses sens s'enflammèrent à leur tour ; il était pris d'une irrésistible envie de joindre ses lèvres aux lèvres dont il aspirait déjà le souffle tiède et parfumé : la mort dût-elle suivre une telle félicité, la mort serait bénie.

Ensuite, par un revirement subit, il songeait que ce bonheur auprès duquel devait pâlir celui des élus, ne durerait sans doute qu'un instant ; que, dans quelques minutes, lorsque Madeleine pourrait se passer de ses services, ils redeviendraient étrangers l'un à l'autre. Alors à une poignante angoisse succédait une rage furieuse ; il regardait les montagnes et il voulait gravir jusqu'à leur cime, y cacher son trésor et, dans une impénétrable retraite, défier le monde et ses préjugés.

Plusieurs fois déjà Madeleine, qui le sentait haleter, qui craignait que, dans les efforts multipliés qu'il faisait pour triompher des obstacles qu'il rencontrait à chaque pas, une chute ne lui devînt fatale, l'avait supplié de s'arrêter.

Le jeune homme ne paraissait pas l'entendre. Ils arrivèrent ainsi à la rampe de pierre qui formait le garde-fou de la route et la séparait du précipice ; d'un bond, le jeune homme passa par-dessus, ils se trouvèrent sur le chemin. à l'horizon, Madeleine voyait scintiller les lumières de la ville ; à ses pieds, celles de la Madrague et de Montredon.

Elle crut que Marius allait s'arrêter ; mais, au lieu de suivre la route, Marius la traversa et se lança sur le revers qui faisait face à la mer.

Sa respiration était devenue bruyante comme celle d'un soufflet de forge ; il pressait convulsivement la jeune fille contre sa poitrine, celle-ci sentait les ongles de son compagnon qui entraient dans sa chair à travers ses vêtements.

Elle devina ce qui se passait en lui ; elle essaya de se dégager de cette étreinte ; mais il semblait qu'elle fût enlacée dans des liens de fer.

Quelle que fût sa tendresse pour celui dont elle avait rêvé de faire son mari, elle sentit un frisson courir le long de ses membres et son cœur se glacer d'épouvante.

– Grâce ! grâce, Marius ! s'écria-t-elle.

à cette voix, le jeune homme parut s'éveiller d'un songe ; il lâcha une touffe de sauge qu'il avait saisie pour s'aider dans son escalade, ses mains s'ouvrirent, et Madeleine, glissant à terre, s'élança sur la route. Son émotion était si forte, qu'elle fut forcée de s'asseoir.

Pendant quelques instants, ses sens flottèrent paralysés entre la vie et la mort, n'entendant rien, ne voyant rien, ne se rendant pas compte de ce qui se passait autour d'elle.

Lorsqu'elle reprit sentiment, elle chercha Marius et ne le vit pas auprès d'elle.

Elle appela : rien ne lui répondit ; elle répéta le nom du jeune homme avec angoisse.

Elle crut entendre dans la montagne un bruit de soupirs et de sanglots ; elle y courut.

Alors, elle aperçut le jeune homme ; il était tombé à l'endroit où elle s'était échappée de ses bras et il restait là étendu sur le rocher, qu'il mouillait de ses larmes.

– Venez, lui dit-elle.

Marius ne fit pas un mouvement ; seulement, ses pleurs redoublèrent et prirent le caractère du spasme.

En ce moment, la lune se levait derrière les collines de Saint-Barnabé et éclairait les rochers dont les faces grisâtres, à mesure qu'ils étaient atteints par les rayons de l'astre des nuits, semblaient se couvrir d'une neige éclatante.

La mer était devenue un lac d'argent parsemé de phosphorescentes étincelles, et le sourd murmure de ses vagues était le seul bruit que fît entendre la nature.

à cet imposant spectacle, le cœur de Madeleine, déjà ébranlé par la douleur du jeune homme, se fendit ; sa frayeur et son courroux se dissipèrent comme se dissipe la brume aux feux du soleil du matin.

Elle se pencha vers Marius, et, à voix basse, comme si elle eût craint d'entendre elle-même les paroles qu'elle allait prononcer :

– Pourquoi pleurez-vous, lui dit-elle, puisque je vous aime !

(5) Jeune mariée.

(6) Petits enfants, en provençal pitchouns.

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