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Chapitre XVIII
Mère et maîtresse

Dans la prison, comme aux premiers moments de son arrestation, Marius demeura ferme et résigné. Son amour passionné pour Madeleine lui fournissait ce calme et ce courage. Plus il y pensait, plus il demeurait convaincu qu'il était impossible, quoi qu'il arrivât, que Mlle Riouffe épousât le fils de Pierre Manas.

Ne pouvant épouser celle qu'il aimait, qui, la première, lui avait tendu une main à laquelle il n'avait pas osé aspirer, la mort lui semblait douce, et il l'appelait de tous ses vœux comme le seul remède à ses peines.

Il pensait à sa mère ; mais sa foi religieuse lui venait en aide pour soutenir l'amertume de ce souvenir. Il se serait dévoué à la fois pour sauver son père et son bienfaiteur. Dieu ne pouvait l'abandonner ; il accueillerait la dernière prière qu'il comptait lui adresser, celle de soutenir Millette dans la rude voie que celle-ci aurait encore à parcourir sur la terre.

Il demeura donc inébranlable dans son premier interrogatoire, qui eut lieu le lendemain. Le juge d'instruction venait d'ordonner qu'on le reconduisît dans la cellule où il était au secret, lorsqu'on annonça à ce magistrat qu'une jeune dame demandait avec instance à être introduite auprès de lui.

L'impatience de la personne qui sollicitait cette audience était si extrême, qu'elle n'avait pas attendu le retour de son envoyé, et qu'à travers la porte entrebâillée, on apercevait sa silhouette dans la pénombre de l'antichambre.

Le juge d'instruction alla au-devant d'elle, de la main lui désigna un siège, et s'assit en face d'elle.

Elle n'attendit pas que le magistrat lui adressât une question.

– Ma demande va, sans doute, monsieur, vous paraître étrange, inconsidérée, dit-elle d'une voix dont l'émotion n'atténuait pas la fermeté. Peut-être la condamnerez-vous ; mais ma conscience, et pour être franche, un autre sentiment encore l'ont légitimée ; cela me suffit pour que je l'accomplisse. Je suis mademoiselle Madeleine Riouffe.

Le juge s'inclina. La jeune fille releva le voile qu'elle avait conservé jusqu'alors, et son interlocuteur put admirer ce visage qui, malgré sa pâleur, malgré les traces profondes qu'y avaient laissées les angoisses de la nuit horrible qui venait de s'écouler, excita en lui, par sa noblesse et sa beauté, un intérêt véritable.

– J'ai quitté le lit où agonise mon pauvre frère, continua Madeleine, pour venir remplir auprès de vous un devoir impérieux, en face duquel toute autre considération a dû céder.

– Je crois deviner ce qui vous amène, mademoiselle, reprit le magistrat, et, malheureusement je crois prévoir aussi qu'à mon grand regret je serai forcé de répondre par un refus à votre demande. Comme homme, j'éprouve, sans doute, une vive répugnance à livrer à la malignité publique la réputation d'une femme, surtout lorsque cette femme appartient ainsi que vous, mademoiselle, à une famille honorable ; mais le juge doit rester au-dessus de ces considérations. Il relève de Dieu bien plutôt que de ses semblables, et, dans sa mission, il doit, ainsi que Dieu, regarder comme vains les privilèges et les compositions de ce monde.

– Je ne vous comprends pas, monsieur, repartit Madeleine.

– Je serai plus précis : vous venez, sans doute, renouveler la prière que ce malheureux – je lui rends cette justice – m'a déjà adressée hier au soir : celle de faire disparaître cette lettre qui prouve que des rapports qu'il ne m'appartient pas d'apprécier existaient entre vous et l'accusé.

– Non, monsieur, non, vous vous trompez, reprit Madeleine avec une fière énergie, et je proteste contre cette supposition, parce qu'elle est odieuse. J'aime Marius, je ne rougis pas plus de l'avouer aujourd'hui que je ne rougissais de le lui écrire hier. Je suis venue à vous, non point pour vous demander de céler la vérité, mais pour la rétablir. Ce n'est que tout à l'heure que j'ai connu son arrestation ; je n'en ai appris que très imparfaitement les détails ; j'ai craint que, dans sa générosité et dans son dévouement, il ne se refusât à avouer ce qui légitimait sa présence dans l'enceinte de ma propriété, et je suis venue pour vous l'apprendre.

– Cette noblesse de sentiments vous honore, mademoiselle, mais elle est inutile ; si les aveux de l'accusé avaient pu nous laisser des doutes, le rapprochement des circonstances, les déclarations de M. Coumbes se seraient chargés de les lever. Il est avéré, mademoiselle, que celui que vous avez aimé s'est rendu coupable de la tentative d'assassinat qui, peut-être, vous privera d'un frère que, lui aussi, vous devez chérir.

Le juge avait appuyé sur ces derniers mots.

Mais Madeleine resta impassible.

– Je vais vous paraître une jeune fille bien étrange, monsieur ; mais, au risque d'encourir votre blâme, je ne courberai pas la tête, certaine que je suis que, plus tard, votre estime me dédommagera de l'erreur où elle pourrait s'égarer en ce moment. En aimant celui dont nous parlons, je n'ai point cédé à un frivole caprice ; il ne m'a pas davantage séduite, Dieu merci. Livrée de bonne heure à moi-même, j'avais de bonne heure appris que tout est sérieux dans la vie. Je l'ai choisi librement, volontairement ; j'ai longtemps réfléchi à ce que j'allais faire, et, pour que je le regrettasse, il faudrait toute autre chose que les suppositions sur lesquelles, sans doute, se base votre accusation. Quant à votre dernière phrase, je vous dirai que, si j'ai quitté le lit de douleur où mon devoir m'attache, c'est que mon frère lui-même, s'il eût pu parler, m'eût dit, touchât-il au moment de notre séparation éternelle : « Va sauver un innocent ! »

– Un innocent ! reprit le magistrat.

– Oui, monsieur, un innocent, répliqua Madeleine avec assurance.

– En vérité, mademoiselle, je déplore votre aveuglement. Rarement, il nous est permis de pouvoir asseoir une opinion sur la culpabilité de l'accusé avant la fin de l'instruction ; mais, cette fois, en présence des preuves surabondantes que je trouve, à chaque pas que je fais en avant dans cette malheureuse affaire, je puis, tout au contraire, affirmer, dès aujourd'hui, non pas seulement que l'accusé est coupable, mais le suivre pas à pas sur la route du crime et préciser les circonstances de sa perpétration. Il vous cherche dans le jardin, il ne vous trouve pas ; il pénètre dans la maison, il rencontre votre frère ; dans l'impossibilité d'expliquer sa présence chez vous à cette heure, il le frappe. Eh ! mon Dieu, cela se voit tous les jours.

– Non, monsieur, les choses ne se sont point passées ainsi, car Marius était dans le jardin, près de moi, aux premiers cris qu'a poussés mon frère. Et ce vol, comment l'admettez-vous ?

– Dans son trouble, songeant à fuir, sans ressources personnelles, il a pris le premier argent qui est tombé sous la main.

– Et ce secrétaire fracturé, et l'individu que nous entrevoyions et qu'il a poursuivi ?

– Vos objections, mademoiselle, ne pourraient qu'empirer la situation du malheureux ; elles feront supposer une complicité, une préméditation à laquelle nous n'avons pas songé jusqu'à présent ; car, jusqu'à présent, contre lui, nous n'avons pas cherché d'autre témoin que lui-même.

– N'avez-vous donc pas vu, vous, monsieur, auquel rien n'échappe, continua Madeleine avec une animation croissante, qu'il ne s'était avoué coupable que pour détourner les soupçons qui planaient sur ce vieillard, sur son père ?

– Ce dévouement serait fort beau, en effet, continua froidement le magistrat, s'il était plausible ; mais, hélas ! il lui manque sa raison d'être : M. Coumbes n'est pas le père de l'accusé.

– Que dites-vous, M. Coumbes n'est pas le père de Marius !

– Les quelques moments d'entretien que je viens d'avoir avec vous, mademoiselle, m'ont mis à même d'apprécier votre caractère. Je vous plains ; mais vous excitez en moi assez d'intérêt pour que je tente d'arracher le bandeau que vous voulez conserver sur vos yeux, pour que je porte le fer et le feu dans la plaie. Non mademoiselle, Marius n'est point le fils de M. Coumbes. Nous vivons dans un siècle où l'on a fait justice des sots préjugés de la naissance ; cependant le sentiment de l'équité humaine n'a pas osé s'affranchir de celui que vous rencontreriez, si vous persistiez dans votre volonté de vouloir vous allier avec ce jeune homme.

– Achevez, monsieur ; de grâce, achevez ! s'écria Madeleine haletante d'émotion.

– Le père de Marius a été justement flétri par la justice. Le père de Marius ne s'appelle pas M. Coumbes, il s'appelle Pierre Manas.

Madeleine s'était levée pour entendre ce que le magistrat allait lui répondre. Lorsqu'il eut fini, elle retomba sur son fauteuil, comme si ces paroles eussent contenu l'arrêt de sa mort. La force qui l'avait soutenue jusque-là l'abandonna tout à coup. Les sanglots l'étouffaient, et elle voila de ses mains son visage chargé de larmes.

Le magistrat se pencha vers elle.

– Prenez courage, mon enfant, lui dit-il ; vous m'appreniez tout à l'heure que vous aviez fait de bonne heure votre apprentissage de la vie sérieuse, c'est le moment d'en profiter. Ce que l'on appelle amour, à votre âge, vient plus encore de l'imagination que du cœur. Ce que vous éprouvez ne doit donc pas vous affliger outre mesure. Figurez-vous que vous avez fait un rêve et que le moment du réveil est venu. Soyez plus prudente, à l'avenir ; défiez-vous de cette exaltation de sentiments qui, quelquefois, pour mieux tromper ceux qu'elle abuse, prend les apparences de la raison. Rappelez-vous que nous ne sommes plus au temps fabuleux des Romains ; que tout est modeste dans notre société actuelle ; que la vertu, pour y être honorée et comprise, ne doit rien exagérer, pas même la grandeur d'âme ; que ce jeune homme ne fût-il pas coupable, ce que les débats prouveront, vous devez l'oublier. Les crimes de son père ne sont pas les siens, c'est vrai ; il n'est pas responsable du hasard qui l'a jeté dans un berceau plutôt que dans un autre, c'est encore vrai ; ce crime originel est injuste, est absurde, je vous le concède, mais enfin le monde a ses lois ; il faut se courber devant elles, si l'on ne veut pas être brisé sous leurs mains de fer. Et maintenant, pardonnez cette homélie dont mes cheveux blancs et ma qualité de père de famille justifient l'opportunité.

Madeleine avait écouté le magistrat sans essayer de l'interrompre ; à mesure qu'il parlait, les sanglots de la jeune fille diminuaient de violence ; lorsqu'il eut fini, elle releva son front noble et fier.

– Je vous remercie, monsieur, lui dit-elle, de la bienveillante sympathie dont vous voulez bien me donner le témoignage. Je compte que vous me la conserverez, parce que plus vous me connaîtrez, plus vous m'en trouverez digne. Je suis certaine que, si vous me condamnez avec le monde, votre cœur du moins m'absoudra.

– Quoi ! s'écria le juge qui croyait avoir convaincu Madeleine ; quoi ! vous pensez encore ?...

– Monsieur, vous l'avez dit vous-même : un tel préjugé est injuste et absurde. Or, comme femme et comme chrétienne, je n'admets pas que ce qui est injuste et absurde soit honorable et honnête ; je n'admets pas qu'une absurdité, qu'une injustice puissent me délier d'un serment que de ma pleine volonté j'ai donné. Si Marius est innocent, comme je persiste à le croire, je déplorerai avec lui les fautes de son père sans en rougir plus que lui, et je travaillerai à ses côtés à réhabiliter le nom que nous partagerons ensemble.

– Je vous admire, mademoiselle, mais, je l'avoue, sans pouvoir vous approuver.

– Sans préjuger de l'avenir, je veux m'occuper du présent. Je suis la cause première de ces malheurs ; c'est moi qui aurai contribuer à précipiter Marius dans l'abîme, c'est à moi qu'il appartient de faire tout ce qui sera possible pour l'en tirer.

– Je doute que vous y réussissiez, mademoiselle, reprit tristement le magistrat. Toutes les présomptions sont contre lui, et, plus encore que les présomptions, les aveux.

– Il y a là un mystère que je ne puis concevoir, en effet ; mais, avec l'aide de Dieu, nous y réussirons peut-être.

– Une seule personne pourrait l'éclaircir, mademoiselle ; ce serait monsieur votre frère, et, malheureusement, d'après ce que me disait le chirurgien ce matin encore, il est douteux que monsieur votre frère recouvre la parole avant de succomber.

– Il la recouvrera, monsieur ; Dieu la lui rendra pour la punition du coupable et la justification de l'innocent.

Mlle Riouffe salua le juge d'instruction et le laissa tout étourdi de l'énergie virile qu'il avait trouvée chez cette jeune fille.

Le jour n'était pas encore venu lorsque Millette avait quitté le cabanon de M. Coumbes.

En le créant pour la lutte, la Providence a sagement proportionné la sensibilité de l'homme à ses forces. Lorsque le cœur est saturé de douleur, lorsqu'une goutte ajoutée à la coupe d'amertume le briserait, les larmes s'arrêtent, la pensée se paralyse, la perception devient impuissante ; il semblerait que l'âme a quitté le corps, l'abandonnant à un état torpide qui tient le milieu entre le sommeil et la mort, et que, vaincue par le mal, elle s'est enfuie vers les régions de l'infini, où elle échappe à son action.

C'est là ce qui était arrivé à la mère de Marius. Elle aimait si passionnément son enfant, que cette catastrophe l'eût tuée, si la violence du coup qui la frappait, et que la raison se refusait à comprendre, ne l'eût plongée dans cet engourdissement où nous l'avons vue. Longtemps elle demeura assise sur la pierre, inerte et froide comme elle. Lorsqu'elle faisait un effort pour fixer sa pensée, lorsqu'elle cherchait à se rappeler les circonstances de cette horrible soirée, elle se croyait en proie à un accablant cauchemar, et, cependant, il lui restait assez le sentiment de la conservation pour qu'elle redoutât le réveil.

Elle pensait à Marius et rien qu'à Marius ; mais, par un contraste étrange, c'était l'enfant insouciant et joyeux, et non l'accusé d'un meurtre qui passait et repassait devant elle dans ces hallucinations. Parfois, il est vrai, et comme si son esprit eût eu honte de cette douloureuse inquiétude, comme s'il eût jugé que ce n'était pas encore un martyre assez cruel pour sa foi maternelle, elle éprouvait une violente contraction nerveuse ; un chaos de poignards, de fers, d'échafauds, s'offrait à ses yeux au milieu d'un nuage d'un rouge de sang. Toutes les fibres de son cerveau se tordaient et vibraient à la fois : il lui semblait que son crâne éclaterait du moment que les larmes enfin pourraient jaillir de ses paupières, mais ses paupières restaient sèches et brûlantes. Sa faculté de se souvenir s'éteignait de nouveau, et elle retombait dans son atonie. Cette atonie était si profonde, que, sans changer de place et de situation, elle s'endormit.

Lorsqu'elle se réveilla, les rayons de l'aube, reflétés par les sommets blancs des collines de Marchia-Veyre glissaient à travers les carreaux et éclairaient d'une lueur pâle la pièce dans laquelle elle se trouvait. Le premier objet que son regard distingua dans l'ombre fut la veste que son fils avait, la veille, emportée à la pêche et qu'en rentrant il avait jetée sur une chaise. Alors elle se rappela.

Elle entendit la voix de M. Coumbes qui accusait son enfant ; puis celui-ci s'accusant lui-même. Elle revit les groupes compacts des curieux, le magistrat, les gendarmes ; et la réalité, c'est-à-dire l'arrestation de Marius, se présenta pour la première fois nette et lucide à son esprit.

Elle se précipita sur le pauvre vêtement, témoin muet qui lui prouvait que ce drame n'était point un songe. Elle le serra sur sa poitrine ; elle le couvrit de baisers frénétiques, comme si elle eût cherché dans son épais tissu quelques effluves de celui qui l'avait porté. Elle éclata en sanglots convulsifs, saccadés, inarticulés, à la suite desquels quelques larmes rafraîchirent ses prunelles injectées de sang. Tout à coup, la pauvre mère rejeta sa précieuse relique et s'élança au dehors.

Elle avait réfléchi qu'on ne lui refuserait pas, sans doute, d'embrasser son fils, si coupable qu'il fût. Elle mit une demi-heure à peine à franchir le trajet de Montredon à Marseille. Chemin faisant, elle demanda à ceux qu'elle rencontrait le chemin de la prison, et, en la voyant ainsi pâle, égarée, avec ses cheveux nuancés de mèches grises qui s'échappaient de son bonnet et flottaient autour de son visage, les passants durent supposer qu'elle avait elle-même commis quelque crime.

La secousse qu'avait reçue Millette, en affaiblissant son cerveau, l'avait disposée à cette espèce de folie douce que l'on appelle la monomanie, monomanie concentrée tout entière sur son fils.

Elle s'était demandé d'abord s'il ne lui serait pas possible d'embrasser son enfant, et immédiatement elle était arrivée à la conviction qu'elle allait le voir. Aussi, lorsqu'elle eut sonné à la porte de la maison de détention, lorsque cette porte se fut ouverte devant elle, elle en franchit le seuil avec tant d'assurance, que le concierge, qui était accouru, dut employer la force pour la repousser au dehors. Il lui apprit qu'avec un laissez-passer du procureur général, il était permis de visiter les prisonniers, mais que, Marius étant au secret, cette faveur ne pouvait lui être accordée. Millette ne l'écoutait pas ; elle était absorbée par la contemplation de ces murs noirs et épais, de ces portes de fer, de ces grilles, de ces chaînes, de ces verrous, de ces hommes armés qui veillaient à la porte ; elle ne pouvait comprendre que ce luxe de précautions fût pris contre son doux et paisible Marius ; cette masse de pierre lui semblait un tombeau qui pesait sur le corps de son pauvre enfant : elle frissonnait en la regardant.

Le geôlier répéta ce qu'il venait de lui dire, elle ne s'arrêta point, mais elle ne se découragea pas.

– J'attendrai, fit-elle.

Et elle traversa la rue et alla s'asseoir sur le pavé en face de la porte.

Millette passa la journée à cette place, insensible aux moqueries des passants, aussi bien qu'à la pluie qui, du toit surplombant l'endroit où elle était assise, ruisselait sur son corps ; ne répondant pas aux observations qui lui étaient faites sur l'inutilité de son espérance ; attentive, anxieuse au moindre bruit qui se faisait derrière l'énorme porte noire ; palpitante lorsqu'elle l'entendait rouler sur ses gonds, croyant toujours voir son fils apparaître et prête à lui tendre les bras au milieu de ce cadre de fer.

Tant de constance et de douloureuse résignation touchèrent enfin le concierge de la prison lui-même, si bronzé que fût son cœur par le spectacle quotidien des misères humaines.

Vers le soir, il sortit de sa geôle et se dirigea vers la pauvre femme.

Celle-ci crut qu'il venait la chercher et poussa un cri de joie.

– Ma bonne dame, dit le geôlier, vous ne pouvez rester ici.

– Pourquoi ? répondit Millette d'une voix douce et triste. Je ne fais de mal à personne.

– Sans doute ; mais, trempée comme vous l'êtes, vous ne sauriez passer la nuit dehors sans tomber malade.

– Tant mieux ! Dieu lui tiendra compte de mes souffrances.

– Et puis, si la patrouille vous rencontre, on vous arrêtera et on vous mettra en prison.

– Avec lui ? Tant mieux !

– Non, pas avec lui ; bien au contraire, lorsque son secret sera levé, vous ne pourrez pas le voir, car vous-même serez retenue comme vagabonde.

– Oh ! je m'en vais, mon bon monsieur, je m'en vais ; mais, dites-moi, sera-ce bientôt que je pourrai le serrer contre mon cœur ? Mon Dieu, il me semble qu'il y a un siècle que nous sommes séparés ; mais, ce n'est pas pour bien longtemps, n'est-ce pas, mon bon monsieur ? D'abord, ce n'est pas lui qui a tué. Il n'est pas capable d'un crime ; si vous l'avez vu, vous avez bien dû le penser tout de suite. N'est-ce pas qu'il est beau, mon fils ? Mais ce n'est rien maintenant ; c'est quand il était petit qu'il était gentil ! et si pieux ! Tenez, un jour de Fête-Dieu, je l'avais habillé en saint Jean-Baptiste ; il me semble que c'était hier : si vous saviez comme il était joli sous sa peau de mouton et avec la petite croix de bois qu'il portait sur son épaule ! Vous eussiez juré un ange du bon Dieu qui s'était échappé du paradis. Le soir, en revenant de la procession, nous rencontrâmes un pauvre qui nous tendit la main ; l'enfant n'avait rien à y mettre ; il n'osait pas me demander ; M. Coumbes me donnait le bras. Quand je me retournai, le pauvre chéri avait le visage baigné de larmes ! Et c'est lui qu'on accuse d'avoir fait couler le sang de son semblable ! Voyons, est-ce possible ? Je m'en rapporte à vous... D'abord, si on le condamne, je ne pourrai pas survivre à sa mort. Vous comprenez bien, n'est-ce pas ? une mère ne peut vivre après son enfant. Les juges sont justes, puisqu'ils sont juges ; ils ne voudront pas frapper du même coup la mère et le fils. Ils me le rendront... N'est-ce pas, monsieur, qu'ils me le rendront ?

Pendant qu'elle parlait ainsi par phrases que son accent saccadé rendait plus incohérentes encore, le geôlier secouait à grand bruit le formidable trousseau de clefs qu'il portait à sa ceinture, et plusieurs fois il passa sa main sur ses yeux.

– Vous avez raison d'espérer, ma brave femme ; l'espérance est aussi nécessaire à notre cœur que l'air à notre poitrine ; mais il faut regagner votre logis ; votre fils se porte bien...

– Vous l'avez vu ? s'écria Millette avec vivacité.

– Sans doute.

– Et vous le reverrez encore ?

– Probablement.

– Oh ! que vous êtes heureux, vous ! Mais vous pouvez lui dire que je suis là, le plus près de lui qu'il m'a été possible. Oh ! dites-le-lui, je vous en conjure ; vous soulagerez deux malheureux, car il m'aime, monsieur ; il m'aime, mon pauvre enfant, autant que je le chéris moi-même. Je suis sûre que son plus grand désespoir c'est d'être séparé de moi. Vous lui direz que je suis venue, que tous les jours je reviendrai, jusqu'à ce que vous me permettiez d'entrer là où il est... Mon Dieu, vous le lui direz n'est-ce pas ?

– Je vous le promets, à la condition que vous allez vous retirer bien tranquillement, bien raisonnablement.

– Oh ! je m'en vais, mon bon monsieur ; je m'en vais à l'instant même ; mais vous lui direz qu'aujourd'hui j'étais à la porte de sa prison, et tous les jours je répéterai votre nom dans mes prières.

Millette saisit la main du guichetier, et, malgré les efforts que fit cet homme pour la retirer, elle la porta à ses lèvres et s'éloigna rapidement, après avoir jeté un regard sur les sombres murs qui renfermaient ce qu'elle avait de plus cher en ce monde.

Elle erra longtemps dans le dédale des rues du vieux Marseille ; elle parcourut ainsi toute la presqu'île qui s'étend entre le port vieux et l'emplacement où l'on a construit aujourd'hui les nouveaux bassins. Elle ne cherchait ni gîte ni abri ; elle marchait pour user les heures qui la séparaient de ce lendemain tant souhaité où elle ne doutait pas qu'elle ne vît réaliser ses espérances. Au moment où, après avoir tourné la vieille halle, elle allait entrer dans une des ruelles qui l'entourent, un homme à l'allure inquiète et sombre passa à ses côtés.

La vue de cet homme produisit sur Millette un effet extraordinaire. Sa physionomie perdit tout à coup le caractère d'égarement mélancolique dont elle portait l'empreinte depuis le malheur de la veille ; son visage s'anima ; ses yeux brillèrent dans l'ombre, et, en même temps, son corps resta agité par un tremblement convulsif. Elle hâta le pas de façon à devancer cet homme. Lorsque tous deux passèrent sous un réverbère, Millette se retourna brusquement et se trouva face à face avec ce promeneur attardé.

– Pierre Manas ! s'écria-t-elle en le saisissant par le poignet.

Bien que la ruelle fût complètement déserte, la conscience de Pierre Manas n'était point assez tranquille pour qu'il fût satisfait d'entendre son nom prononcé ainsi à haute voix ; d'un mouvement violent, il essaya de dégager son bras pour s'enfuir ; mais on eût dit que les doigts de Millette avaient la puissance d'un étau. Quelque effort que fît le bandit, il ne put arracher sa main à cette main de fer, et la mère de Marius avança son visage sur celui de son mari, jusqu'à ce qu'ils fussent à deux lignes l'un de l'autre.

– Me reconnais-tu, Pierre Manas ? fit Millette frémissante.

Pierre Manas pâlit et rejeta sa tête en arrière avec épouvante.

– Ah ! tu me reconnais ! reprit la pauvre femme. Eh bien, maintenant rends-moi mon enfant.

– Ton enfant ? dit Pierre Manas avec une stupeur réelle.

– Oui, mon enfant, Marius, mon fils ; rends-moi mon enfant, qu'ils ont emmené à ta place, rends-moi Marius, qui va porter la peine de ton crime. Il faut me le rendre, entends-tu, Pierre Manas ?

– Ah ! coquin de sort, tu vas te taire, ou bien...

– Me taire, mais tu n'y penses pas, reprit Millette avec une énergie nouvelle ; me taire ! quand ses mains sont chargées de chaînes qui devraient être aux tiennes ; quand il est captif et que tu es libre ! Me taire !... Mais crois-tu donc que j'ignore que meurtre et vol, c'est toi qui les a commis ? Dieu te place une seconde fois sur mon passage pour que je comprenne que le coupable, c'est toi. Je t'avais vu, le soir même, rôder comme un loup autour de nos maisons, et, à l'odeur du sang, aux traces de la rapine, je ne me suis pas écriée : « C'est lui qui a passé par-là ! » J'étais folle.

– Je ne te comprends pas ; je ne sais ce que tu veux dire.

– Que m'importe ! pourvu que les juges soient bien convaincus que c'est toi qui as tué M. Riouffe.

– M. Riouffe !

– Et que Marius ne s'est dénoncé, continua Millette à laquelle ses instincts maternels donnaient, en ce moment, une lucidité d'intuition merveilleuse, que parce qu'il ne voulait pas laisser accuser un innocent et qu'il ne pouvait pas livrer son père à la hache du bourreau...

– Marius ? dit Pierre Manas, qui commençait à comprendre. N'est-il pas brun, élancé, des moustaches noires ?

– C'est lui qui était avec moi lorsque, hier, tu t'es présenté à notre porte.

– Eh, tron de l'air ! reprit le bandit, auquel l'assurance ne faisait jamais défaut pendant bien longtemps, voilà un garçon qui fera honneur à son nom !

– Médite sur l'exemple qu'il te donne, Pierre.

– Pécaïre ! je crois bien ! je me sens tout fier d'être son père.

– Ou plutôt suis cet exemple ; c'est ton fils comme c'est le mien : ne te laisse pas vaincre par lui en courage et en générosité. Le ciel t'offre là une expiation qui rachètera toutes tes fautes. Va trouver les juges ; va délivrer notre fils, et, moi aussi, j'oublierai tout ce que tu m'as fait souffrir, et, si Dieu me laisse sur la terre, ce sera pour prier pour ton âme et pour bénir ta mémoire.

Pierre Manas se grattait la tête, mais ne manifestait aucun enthousiasme pour la proposition que Millette venait de lui faire.

– Té ! dit-il, tu me donnes la chair de poule avec tes prières. Il faut réfléchir avant de se décider ; je ne fais rien à la légère, moi.

– Songe donc qu'il est menacé de l'échafaud ! songe donc que, pour se dérober à cette honte, il peut attenter à ses jours !

– Le petit gonze (8), il aurait tort, répliqua froidement Pierre Manas, qui mêlait à son langage quelques mots du vocabulaire immonde des malfaiteurs ; ça a toutes les formes d'un monsieur, continua-t-il avec une sorte de supériorité méprisante, et ça ne connaît pas son Code. Il a l'escalade, c'est vrai ; mais, imbécile, quoi que fasse le bêcheur (9), la préméditation sera écartée, il aura les circonstances atténuantes, on l'enverra faucher le pré (10), voilà tout.

– Faucher le pré ! dit Millette, qui démêlait quelque chose d'horrible dans les expressions mystérieuses qui frappaient son oreille.

– Ou, si tu aimes mieux, à Toulon, répliqua Pierre Manas ; ou, si tu ne comprends pas encore, aux travaux forcés, comme disent les pantes (11).

– Aux galères ! s'écria Millette.

– Eh bien, oui, ça se dit encore comme ça : aux galères.

– Mais les galères, c'est pis que la mort !

– Allons donc ! quelle bêtise ; les refroidis ne se réchauffent pas, tandis que ceux qui portent la manicle (12)...

– Oh ! fit Millette en se cachant le visage entre les mains.

– La jettent un jour à la vieille ferraille ; et la preuve, c'est que je suis ici, moi.

– Oh ! dit encore la pauvre femme en mettant dans son interjection plus d'accentuation et plus d'horreur que dans la première.

– Sans compter, ajouta l'ex-forçat, qu'une fois là-bas, sa qualité de mon fils sera loin de lui nuire ; je lui enverrai le mot de passe, et il n'aura qu'à choisir pour trouver un camarade qui lui fasse la courte échelle : on a des amis dans la pègre. Sois donc tranquille, il n'y pourrira pas.

– Au bagne ! mon fils au bagne ! s'écria Millette : mais tu ne sais donc pas, Pierre, que, si grand que soit mon amour pour lui, j'aime mieux le pleurer mort que rougir de lui ?... Aux galères ! Marius forçat ! mais tu es devenu fou, Pierre !

– écoute, reviens me voir demain, à la même heure ; tu me rencontreras dans cette rue, nous verrons ce que nous pourrons faire.

– Non, répondit résolument Millette, je n'ai pas confiance en toi, Pierre ; si tu avais des entrailles de père, est-ce que tu remettrais à demain ce que tu peux faire aujourd'hui quand il souffre, quand il arrose de ses larmes la paille sur laquelle on l'a jeté ? Non, non ; je ne te quitte pas.

Millette allongea la main pour saisir la blouse de Pierre Manas ; mais celui-ci, se courbant, passa sous le bras qu'elle étendait, et, d'un bond, franchit la rue.

– Suis-moi donc ! s'écria-t-il.

Si prompte et si brusque qu'eût été la fuite du bandit, Millette ne renonça pas à l'atteindre : elle traversa la rue avec autant de vigueur qu'il en avait déployée, et ses fureurs maternelles lui prêtant une force surnaturelle, elle le suivit à quelques pas de distance.

Tout en courant, elle appelait au secours.

Pierre Manas fit volte-face.

– Ah ! je te tiens ! s'écria Millette en se cramponnant à ses vêtements ; ne crois pas m'échapper, je ne te quitte plus, je m'attache à toi comme ton ombre.

Et, remarquant que le misérable avait levé la main sur elle :

– Frappe-moi, continua-t-elle en lui présentant sa poitrine ; frappe-moi, je ne te crains plus ; tue-moi si tu veux ! Dieu ne voudra pas que l'innocent périsse au lieu du coupable, et, de mon corps pantelant et inanimé, une voix s'élèvera qui répétera, comme je te le répète : C'est Pierre Manas, le forçat qui est un voleur et un assassin ; c'est Pierre Manas qui a volé et assassiné M. Riouffe ; ce n'est pas mon enfant.

La situation de Pierre Manas devenait critique.

Il se trouvait vis-à-vis d'une des maisons les plus noires et les plus sordides des ruelles ignobles qui sont la honte du vieux Marseille, dans un de ces égouts à ciel ouvert où, parmi les plus dégoûtantes ordures, grouille et pullule un cinquième de la population de la cité phocéenne, antres horribles devant lesquels le voyageur recule avec épouvante en se demandant, malgré le vivant témoignage que reçoivent ses yeux, si des hommes consentent à végéter dans de pareils bouges.

Ces foyers d'immondices pestilentiels sont en même temps le pandémonium de tous les vices ; ils servent de théâtre aux saturnales des matelots ; les hurlements de l'ivresse, le bruit des coups, le râle des blessés y sont traditionnels ; aussi aucune croisée ne s'ouvrait, aucun habitant ne paraissait sur sa porte, malgré les cris de Millette.

Mais la police exerce une active surveillance sur ces quartiers, et une ronde pouvait venir.

Pierre Manas comprit qu'il fallait, pour son salut, que cette scène ne se prolongeât pas ; sa large main s'abattit, et, enveloppant le bas du visage de sa femme, comprima la bouche de celle-ci.

Millette enfonça ses dents dans la chair et mordit avec une rage furieuse.

Malgré l'atroce douleur qu'il éprouva, Pierre Manas ne retira pas sa main ; seulement, de l'autre, il serra si vigoureusement la gorge de la mère de Marius, que la suffocation ne tarda pas à s'ensuivre.

Alors, continuant de lui comprimer son bâillon sanglant sur la bouche, il souleva Millette du bras qui lui restait libre, et s'enfonça avec son fardeau dans l'allée noire et infecte d'une des maisons dont nous parlions tout à l'heure.

Il arriva à une cour si sombre, si étroite, qu'elle ressemblait à un puits. Se trouvant là, sans doute, dans un asile où il n'avait rien à redouter, sans se soucier du bruit qu'il allait faire, il lança sa femme à travers un châssis à moitié brisé, placé au niveau du pavé.

Ce qui restait de carreaux vola en éclats, et le corps inanimé de Millette, effondrant quelques ais pourris, tomba dans une espèce de cellier qui, vu sa situation au-dessous du sol, pouvait, à Marseille, passer pour une cave.

Pierre Manas disparut pendant cinq minutes ; lorsqu'il revint, il portait une lanterne et une clef.

Il ouvrit le cellier et en descendit les marches, fit jouer la serrure et les verrous d'une porte qui se trouvait dans un angle de ce cellier, et, prenant le corps de Millette par-dessous les épaules, il le traîna jusque dans la seconde excavation que fermait cette porte.

Millette ne faisait aucun mouvement ; Pierre Manas lui mit sa main sur sa poitrine ; il sentit le cœur qui sautait encore.

– Eh, tron de l'air ! dit-il, je savais bien que je n'avais pas oublié l'exercice ; je n'en avais voulu exécuter que deux temps ; j'étais bien sûr de n'avoir pas été jusqu'au coup de pouce. Diable ! on ne tue pas sa femme quand on la retrouve après vingt ans de séparation : voyons si, pendant ces vingt ans, elle a soigné les intérêts du ménage.

Alors il plaça sa lanterne auprès du visage de Millette et se mit à retourner les poches de la pauvre femme avec une habileté qui témoignait de sa vieille expérience.

Il y trouva des clefs et quelque monnaie. Il jeta dédaigneusement les clefs à terre, mit l'argent dans sa poche, verrouilla soigneusement la porte du réduit où il laissait sa victime et celle du cellier, plaça, par surcroît de précaution, quelques barriques devant le châssis brisé, et s'en alla achever sa nuit dans une maison de débauche.

(8) Imbécile. (Note de l'auteur.)

(9) Procureur du roi. (Note de l'auteur.)

(10) Au bagne. (Note de l'auteur.)

(11) Bourgeois. (Note de l'auteur.)

(12) Pièce de cuir entourant la paume et le dessus de la main.

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