Le fils du forçat Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XX
Où M. Coumbes tire le plus beau coup de feu qu'ait jamais fait amateur de chasse

Pierre Manas était, en affaires d'argent, d'une exactitude exemplaire. Douze heures après la conversation que nous avons rapportée, c'est-à-dire vers neuf heures du soir, par une soirée sans lune, il ouvrait pour la seconde fois la porte du caveau de Millette.

Millette était debout et l'attendait. Sa conscience était tout à fait tranquille ; elle avait compris que nul, pas même Dieu, ne lui ferait un reproche de sauver son fils avec l'argent de son fils.

– Eh bien ? demanda Pierre Manas d'une voix sombre.

– Eh bien, répondit Millette, je suis prête à te suivre et à faire ce que tu m'as demandé.

Pierre Manas fit un mouvement de surprise : il croyait avoir à vaincre une dernière résistance. Comment Millette, sous sa demande à peu près innocente, n'avait-elle pas deviné le véritable projet, qui n'avait rien d'innocent ? Le bandit, ne pouvant croire à la simplicité, croyait à la dissimulation.

Millette lui inspira donc une profonde méfiance.

– Ah ! ah ! dit-il, la girouette a tourné, à ce qu'il paraît ?

– Mais non, répondit simplement Millette ; ne t'ai-je pas dit que j'étais prête à faire ce que tu me demandais ?

– Alors, partons, dit brutalement Pierre Manas.

D'un seul élan la pauvre femme fut hors du caveau. Au transport qu'elle mettait à fuir sa prison, on comprenait combien était puissant en elle le souvenir des dangers qu'elle y avait courus. Pierre Manas l'arrêta brusquement en saisissant sa robe. La secousse fut si violente, que Millette tomba sur ses genoux.

– Oh ! pas si vite, pas si vite, dit-il ; voilà une précipitation de mauvais augure, par ma foi : tu me ferais croire que tu as hâte d'être dehors pour crier : « à la garde ! » afin que quatre hommes et un caporal te débarrassent de ton cher époux. Eh ! eh ! je ne sais, mais tu me donnes envie de me passer de ta société, si agréable qu'elle soit.

– Je te jure, Pierre !... s'empressa de dire la pauvre femme.

– Ne jure pas ; interrompit Pierre Manas : voici qui me répond mieux de toi que tous tes serments.

Et Millette sentit la pointe froide et aiguĂ« d'un couteau-poignard que le misérable appuyait sur sa poitrine.

– Vois-tu, dit Pierre Manas, moi, je ne fais pas de traîtrise ; mais il faut que tu saches aussi que je n'en souffre pas. Lorsque nous serons dans la rue, pousse un cri, dis un mot, fais un geste qui ne me convienne pas, et voici Saigne-à-mort qui fera à l'instant même sa besogne. ça vaut la peine qu'on y pense, n'est-ce pas ? Penses-y donc, je t'y invite, et, pour mieux te prouver tout le prix que j'attache à ce que tu suives mes avis, je vais prendre une petite précaution qui ne te laissera point exposée aux tentations auxquelles, en ta qualité de femme, tu ne saurais peut-être pas résister.

Pierre Manas éteignit sa lanterne et la mit dans sa poche ; puis il assujettit fortement un bandeau sur les yeux de sa femme, en ayant soin de rabattre les brides de son bonnet de manière à masquer la partie supérieure de son visage ; ensuite, il plaça le bras de celle-ci sous son bras et la serra fortement contre sa poitrine. Enfin, pour plus de sûreté, il enferma la main de Millette dans la sienne.

– Et maintenant, lui dit-il, ne crains point de t'appuyer sur ton soutien naturel et légitime, chère amie. Tron de l'air ! je suis sûr que, de loin et dans la nuit, on va nous prendre pour deux fiancés bien amoureux l'un de l'autre.

Tout en parlant et en agissant, Pierre Manas avait marché, et Millette, se sentant frapper au visage par l'air frais de la rue, comprit qu'ils étaient sortis de l'allée.

Elle respira avec plus de facilité.

– Oui, oui, dit Pierre Manas, à qui rien n'échappait, voilà la respiration qui nous revient ; au reste, nous en avons besoin, nous avons une trotte à faire.

Ils avancèrent ; mais, quoique le bandeau qui couvrait ses yeux empêchât la pauvre femme de rien distinguer autour d'elle, elle reconnut que son mari usait des plus grandes précautions pour traverser la ville. Il ne s'engageait jamais dans une rue nouvelle avant de l'avoir attentivement explorée du regard ; les haltes étaient fréquentes ; souvent le bandit tournait brusquement, faisant volte-face et revenant sur ses pas comme si quelque danger inattendu se fût dressé sur sa route. Quant à Millette, commençant à craindre que son mari n'eût l'intention de se débarrasser d'elle, elle paraissait en proie à des angoisses terribles ; lorsqu'il s'arrêtait, elle prêtait l'oreille avec cette anxiété profonde du guerrier indien qui, au milieu de ses forêts, écoute le pas de l'ennemi qui s'avance ; mais, soit que Pierre Manas manœuvrât avec une habileté extraordinaire, soit qu'à cette heure de nuit les passants fussent rares dans les rues, elle eut beau écouter : elle n'entendit que le bruit de ses propres pas et de ceux de son conducteur qui retentissaient sur la dalle sonore.

Bientôt ils escaladèrent une pente rapide et escarpée, le long de laquelle les cailloux roulaient sous leurs pieds, tandis que le bruit sourd et monotone de la mer se brisant contre les rochers commençait d'éveiller l'attention de Millette et de lui indiquer le chemin qu'elle faisait. Elle se rendait bien à Montredon.

On continua de marcher. Tout à coup, au moment où l'air frais de la mer et le bruissement des vagues lui apprenaient que l'on était arrivé au rivage, elle sentit que son mari l'enlevait entre ses bras, entrait dans l'eau tout en lui enjoignant de ne pas toucher au bandeau qui lui cachait les yeux, faisait quelques pas devant lui malgré la résistance des lames, s'accrochait à un bateau qui se balançait doucement à son amarre, y déposait son fardeau, grimpait à son tour auprès d'elle, coupait le câble et, saisissant les avirons, poussait au large. Alors seulement il permit à Millette de relever le mouchoir dont il lui avait bandé les yeux. Millette profita de la permission et regarda autour d'elle ; elle était bien seule dans le bateau en face de Pierre Manas et perdue avec lui dans cette immensité que doublaient les ténèbres. Le forçat ne disait rien et se courbait sur les rames avec impatience. Millette comprit qu'il avait hâte de s'écarter de la côte, dont, du reste, ils étaient déjà trop éloignés pour que le son de la voix humaine pût dominer le bruit des vagues et parvenir jusqu'au rivage ; du côté du large, elle n'apercevait rien que les feux du phare de Planier, gigantesque étoile brillant et s'éteignant tour à tour sur le rideau noir que formaient le ciel et l'horizon.

Au bout de quelques instants, Pierre Manas rentra ses avirons ; il décoiffa l'antenne autour de laquelle la voile était enroulée et en livra la toile à la brise ; mais le vent était au sud-est, et cette direction fut loin d'accélérer leur marche. Ce n'était qu'en tirant des bordées que l'embarcation pouvait s'approcher de Montredon, sur lequel le forçat avait mis le cap. Il perdit ainsi deux bonnes heures à louvoyer, et, lorsque l'embarcation se trouva à la hauteur du Prado, il ferla la voile et borda de nouveau les avirons.

On commençait à distinguer les pitons de Marchia-Veyre. à mesure qu'ils approchaient, comme si Millette eût deviné qu'ils marchaient vers l'inconnu, elle sentait redoubler les battements de son cœur ; par moment, ces battements étaient si rapides et si violents, qu'il lui semblait que ce cœur allait déchirer son enveloppe. Jusque-là, Pierre Manas était demeuré silencieux ; en voyant le but vers lequel se concentraient ses pensées de rapine, il prit la loquacité railleuse qui lui était habituelle.

– Coquin de sort ! s'écria-t-il, tu ne peux pas dire, Millette, que tu n'as pas le meilleur mari de toute la Provence. Regarde, non seulement je te conduis à la campagne, mais encore je compromets mes affaires et je perds une heure de chemin pour te donner l'agrément d'une promenade en mer. Et maintenant, ajouta-t-il en débarquant, tu comprends bien qu'il faut que tant de galanterie soit récompensée.

– Pierre, dit Millette ; pourvu que la délivrance de notre pauvre enfant soit au bout de ce que tu me demanderas, je ferai tout ce qui te sera agréable.

– Eh bien, à la bonne heure, voilà qui est parlé.

Et Pierre Manas, prenant le bras de sa femme, s'achemina vers le cabanon, dont la masse noire se détachait dans l'obscurité par sa silhouette, plus sombre encore que la nuit.

Arrivée à la porte du cabanon, Millette, comme si la mémoire lui revenait alors seulement, fouilla vivement à sa poche et poussa une exclamation.

– Qu'y a-t-il ? demanda Pierre Manas.

– Il y a que j'ai perdu les clefs de la maison.

– Par bonheur, je les ai retrouvées, moi, dit le bandit en faisant sonner le petit trousseau qu'il avait réuni par une ficelle.

Et, du premier coup, avec une adresse qui prouvait l'expérience que Pierre Manas avait de ces sortes d'affaires, il trouva la clef de la porte du jardin.

La porte s'ouvrit en criant légèrement. M. Coumbes était trop économe pour employer son huile d'olive à graisser les gonds de ses portes.

– Là, maintenant, dit Millette en posant sa main sur le bras de Pierre Manas, laisse-moi entrer seule.

– Comment ! seule ?

– Oui, et je te rapporterai ce que je t'ai promis.

– Ah ! bagasse, la bonne histoire ! ce sont des menottes que tu m'apporterais ; et puis, il m'est venu une foule de réflexions en route ; comme on dit, tu sais, la nuit porte conseil.

La pauvre femme commença à trembler.

– Quelles réflexions te sont donc venues ? demanda-t-elle. Je croyais que tout était arrêté entre nous.

– Combien y a-t-il d'années que tu es avec monsieur Coumbes ?

– Dix-huit à dix-neuf ans à peu près, répondit Millette en baissant les yeux.

– Alors tu dois avoir une jolie pelote.

– Comment ! une pelote ?

– Oui ; je te connais, tu es économe ; à deux cents francs par an, pour tes gages, si grigou que soit le vieux drôle, c'est bien le moins qu'il devait te donner ; à deux cents francs par an, avec les intérêts, cela fait bien près de dix ou douze mille francs, sais tu ? Or, comme chef de la communauté, c'est à moi qu'appartient la disposition de l'argent. Où sont les dix ou douze mille francs ?

– Mais, malheureux, répondit Millette, je n'ai jamais pensé à rien demander à M. Coumbes, de même qu'il n'a jamais pensé à me rien donner. Je soignais les intérêts de la maison. Il m'habillait, me nourrissait ; il habillait et nourrissait Marius. Il a fait, en outre, la dépense de son éducation.

– Oui, je comprends, de sorte qu'il y a un compte à faire entre toi et M. Coumbes. C'est bien, conduis-moi à sa chambre ; ce compte, nous le réglerons, et, une fois réglé, je lui donnerai décharge définitive, afin que personne ne lui réclame rien après moi.

– Mais, malheureux, que dis-tu donc là ?

– Je dis qu'il s'agit de me conduire droit à la chambre du vieux cancre, et cela sans barguigner, et, une fois dans sa chambre, de me dire où le scélérat cache notre argent.

– Notre argent !

– Eh ! oui, notre argent ; puisque tu n'avais pas de gages, puisque tu soignais ses intérêts, puisque tu faisais fructifier le capital, la moitié des économies faites pendant la durée de l'association t'appartient. Je te promets de ne prendre que la moitié, juste notre compte ; donc, plus de scrupules et marchons.

– Jamais ! jamais ! s'écria Millette.

Mais au second jamais, elle poussa un cri de douleur : elle avait senti la pointe du couteau du bandit s'enfoncer dans les chairs de son épaule.

– Pierre ! Pierre ! dit-elle, je ferai tout ce que tu voudras ; mais tu me jures que pas un cheveu ne tombera de la tête de celui que tu veux dépouiller ?

– Sois donc tranquille, je sais trop ce que nous lui devons pour avoir pris soin de toi depuis vingt ans, et nous avoir ménagé de petites ressources pour notre vieillesse. Mais ne perdons pas le temps : le temps, c'est de l'argent, comme disent les Américains.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! tu m'avais fait espérer que quand tu aurais la bourse de Marius, tu quitterais la France.

– Que veux-tu ! l'appétit vient en mangeant ; puis je me fais vieux ; et, surtout à l'étranger, je ne serais pas fâché de vivre un peu de mes rentes. D'ailleurs, comme je n'ai d'autre héritier légitime que Marius, tout lui reviendra un jour. Pauvre petit ! c'est donc pour lui, en réalité, que nous allons travailler. Aussi j'ai hâte de me mettre à la besogne. Allons, conduis moi, fainéante !

Et il lui fit sentir de nouveau la pointe du couteau.

Millette poussa un soupir, marcha la première, et s'arrêtant devant une porte :

– C'est ici, balbutia-t-elle.

Le bandit appuya son oreille contre la porte ; on entendait, malgré l'obstacle, la bruyante respiration de M. Coumbes, indiquant que le ronfleur dormait d'un profond sommeil.

Pierre Manas chercha de la main la serrure, la clef y était ; la porte du jardin fermée, M. Coumbes se tenait pour en sûreté chez lui.

Le bandit fit doucement jouer le pêne ; comme celle du jardin, la serrure cria bien un peu, mais le ronflement du dormeur éteignit son grincement.

Pierre Manas entra, tirant derrière lui Millette plus morte que vive, et referma la porte derrière lui.

Puis, cette précaution prise :

– Allons, murmura-t-il, comme s'il était chez lui, allumons la chandelle maintenant ; quand on y voit, la besogne est meilleure.

Millette balbutiait une prière, la terreur lui ôtait presque le sentiment.

L'allumette pétilla, la flamme s'attacha à la mèche de la chandelle, et la lueur blafarde du maigre suif se répandit dans la chambre.

Cette lueur, si faible qu'elle fût, permit de voir M. Coumbes, couché tranquillement dans son lit et reposant comme un juste.

Pierre Manas alla à lui et le toucha du bout du doigt.

M. Coumbes s'éveilla.

Rien ne saurait peindre la surprise, mieux que cela, la terreur de l'ex-portefaix, lorsque, en ouvrant les yeux, il aperçut la figure sinistre du bandit.

Il voulut crier, mais Pierre Manas lui mit le couteau sur la gorge.

– Pas de bruit, s'il vous plaît, mon bon monsieur, dit le forçat ; c'est dans le silence que se fait le meilleur travail, et vous voyez que j'ai en main de quoi vous fermer la bouche si vous l'ouvriez trop grande et surtout trop bruyamment.

M. Coumbes roulait des yeux effarés autour de lui.

Il aperçut Millette, que, dans son trouble il n'avait pas encore vue.

– Millette ! Millette ! s'écria-t-il, quel est cet homme ?

– Vous ne me reconnaissez pas, dit Pierre Manas ; eh bien, c'est drôle, moi, je vous ai reconnu tout de suite en vous retrouvant aussi laid que quand je suis parti. C'est la bonne chance des vilains visages de rester les mêmes, et vous aviez tout ce qu'il fallait pour ne pas changer ; mais, moi, que madame a épousé par amour, parce que j'étais joli garçon, je n'ai pu me servir de cet heureux privilège, ce qui fait que vous ne me reconnaissez pas. Millette, dites donc mon nom à M. Coumbes.

– Pierre Manas ! s'écria ce dernier, qui venait de recueillir le souvenir que lui avait laissé la nuit où le bandit avait voulu pendre sa femme.

– Eh ! oui, sans doute, Pierre Manas, mon bon monsieur, qui vient, en compagnie de son épouse, régler avec vous certains comptes que vous avez laissés trop longtemps en souffrance.

– Oh ! Millette ! Millette ! fit l'ex-portefaix, qui, dans son trouble, ne remarquait pas que les yeux de la pauvre femme lui indiquaient son fusil, dont le canon jetait un éclair dans un des coins de la chambre et à portée de sa main.

– Il ne s'agit pas de Millette, mon cher monsieur, reprit Pierre Manas ; tron de l'air ! à votre âge, il est honteux d'ignorer que c'est le mari qui surveille les intérêts de la communauté. Aussi ne vous adressez pas à ma femme, adressez-vous à moi.

– Alors, que voulez-vous ? balbutia M. Coumbes.

– Pardieu ! ce que je veux ? De l'argent, riposta impudemment le forçat ; ce qu'il vous plaira de donner à madame pour payer les bons services qu'elle vous a rendus pendant dix-neuf ans.

M. Coumbes, de livide qu'il était, devint verdâtre.

– Mais de l'argent, dit-il, je n'en ai pas.

– Sur vous, je le crois, à moins que vous n'ayez votre magot dans votre paillasse ; et alors il serait sous vous. Mais, là ou ailleurs, en cherchant bien, je suis sûr que vous trouverez quelques billets de mille francs qui flânent dans quelque coin de votre chambre.

– Mais, alors, vous voulez donc me voler ? demanda M. Coumbes avec un étonnement qui fût devenu comique si la situation n'avait pas été si grave.

– Eh ! coquin de sort ! répliqua Pierre Manas, je ne chicane pas sur les mots, et, pourvu que vous abouliez au plus vite, tout ira bien ; sinon, dame ! j'ai mauvaise tête, je vous en préviens.

– De l'argent ! reprit M. Coumbes, auquel sa profonde avarice rendait quelque courage, n'y comptez pas, vous n'aurez pas un traître sou ; si je dois quelque chose à votre femme, qu'elle revienne demain. Il fera jour, et nous y verrons chacun de notre côté pour régler nos comptes.

– Par malheur, dit Pierre Manas se montrant de plus en plus menaçant, ma femme est devenue comme moi un oiseau de nuit : réglons tout de suite.

– Ah ! Millette ! Millette ! répéta le pauvre monsieur Coumbes.

Celle-ci, profondément remuée par l'accent douloureux avec lequel M. Coumbes avait prononcé cet appel, fit un mouvement pour échapper au bandit ; mais celui-ci, pliant de la main gauche Millette comme un roseau, la renversa sous lui et la contint avec son pied, qu'il posa sur sa poitrine.

– Tron de l'air ! s'écria-t-il, tu as déjà oublié ce que je t'avais dit, toi ! Ah ! tu as voulu venir ! ah ! tu n'as pas voulu m'apprendre où il cachait son argent, le chéri de ton cœur ! Eh bien ! sais-tu ce que je vais faire, moi ? Je vais vous tuer tous les deux, vous coucher côte à côte dans le même lit, et je me promènerai le front levé ; la loi est pour moi.

Et tout en parlant, le bandit meurtrissait de son lourd soulier la poitrine de Millette.

M. Coumbes ne put soutenir ce spectacle. Il oublia son or, il oublia la disproportion des forces, il oublia qu'il était presque nu et sans armes, il s'oublia lui-même, et se rua sur cette bête féroce.

L'horreur et le désespoir communiquaient une telle énergie au bonhomme, que Pierre chancela sous la secousse, et, obligé de faire un pas en arrière, souleva malgré lui le pied avec lequel il maintenait Millette couchée à terre.

Celle-ci, toute meurtrie et à moitié étouffée qu'elle était, en profita pour se redresser avec l'agilité d'une panthère et courir à la fenêtre.

Mais Pierre Manas avait deviné son dessein. Il fit un effort suprême, se débarrassa de M. Coumbes, qui, violemment repoussé, alla tomber à la renverse sur son lit, et il s'élança sur Millette le couteau à la main.

L'arme traça un éclair dans la demi-obscurité de la chambre et s'abattit cessant de luire.

Millette tomba sur le carreau sans même répondre par un cri au cri poussé par M. Coumbes.

La terreur semblait avoir paralysé l'ex-portefaix ; il cachait son visage entre ses mains.

– Ton argent ! ton argent ! hurlait le forçat en le secouant rudement.

M. Coumbes indiquait déjà du doigt son secrétaire, quand il lui sembla voir glisser dans l'ombre une forme humaine qui s'approchait de l'assassin.

C'était Millette, qui, pâle, mourante, perdant son sang par une profonde blessure, avait rassemblé ses dernières forces pour venir au secours de M. Coumbes.

Pierre Manas ne l'entendait ni ne la voyait ; un bruit venu du dehors absorbait en ce moment toute son attention.

– Ah ! c'est là qu'est ton or ? dit enfin Pierre Manas.

– Oui, répondit M. Coumbes dont les dents claquaient d'épouvante ; par tout ce que j'ai de plus sacré, je vous le jure.

– Eh bien, tron de l'air ! je le mangerai et le boirai à votre santé, à vous deux. Je me venge et je m'enrichis, deux bonnes affaires en une seule.

Et, levant son couteau dont la lame ruisselait de sang :

– Allons, dit-il, va rejoindre ta maîtresse.

Il leva le terrible couteau ; mais, juste en ce moment, Millette se jeta sur lui à corps perdu et l'entoura de ses bras.

– Votre fusil ! votre fusil ! cria la pauvre femme d'une voix éteinte, ou il va vous tuer comme il m'a tuée.

Reconnaissant à qui il avait affaire, Pierre Manas crut qu'il lui serait facile de se débarrasser de Millette.

Mais Millette s'était cramponnée à lui avec toute la puissance qui caractérise ceux que la vie va abandonner, et qui est remarquable surtout chez les noyés ; ses bras avaient pris la force de deux cercles de fer que l'on eût soudés entre eux.

Pierre Manas eut beau se tordre, secouer la mourante, la frapper de nouveau de son poignard, il ne put parvenir à lui faire lâcher prise.

Cependant la voix de Millette, le cri désespéré poussé par elle avait éveillé chez M. Coumbes l'instinct de la conservation que les affres de la mort lui avaient fait perdre. Son fusil se trouva entre ses mains tout armé, avec une spontanéité que, plus tard, lorsqu'il racontait cette scène, il attribuait à un miracle de sang-froid ; il le tendit en avant, fit feu sans épauler et sans viser, comme c'était, au reste, dans ses habitudes, et Pierre Manas, atteint en pleine poitrine de deux cents grains de plomb qui firent balle, tomba foudroyé aux pieds du maître du cabanon.

Suffoqué d'émotion, M. Coumbes allait s'évanouir à son tour, lorsqu'il entendit heurter violemment à la porte et une voix de femme qui criait :

– Que faites-vous donc, M. Coumbes ?... mon frère a parlé, ce n'est point Marius qui est l'assassin !

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