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Chapitre X
L'intérieur de Marat

Marat, un mouchoir jaune à pois blancs sur la tête, le corps penché sur une table de bois noir, les bras nus jusqu'au coude – bras velus et secs comme le bras ensorcelé de Glocester – piochait, d'une plume courte et rude, un papier robuste, un de ces papiers que l'on fabriquait alors en Hollande, et qui pouvaient supporter deux ou trois couches de ratures.
Beaucoup de livres étaient ouverts devant lui ; plusieurs manuscrits roulés à l'antique gisaient à terre. Cet écrivain spartiate laissait voir partout l'industrie besogneuse du petit bureaucrate : canif raccommodé avec de la ficelle, écritoire égueulée comme les vases de Fabricius, plumes rongées et rabougries accusant un mois de service, tout était en harmonie autour de Marat ; en outre, une boîte à pains à cacheter en papier noirci ; pour poudrière, une tabatière de corne ouverte et aux trois quarts vide ; pour buvard, le mouchoir à tabac en grosse toile de Rouen et à grands carreaux bleus.
Marat avait placé sa table loin de la fenêtre, dans un angle de la chambre. Il ne voulait pas être distrait, ni même réjoui par le soleil ; il ne voulait pas que les brins d'herbe éclos entre les fentes de la pierre lui parlassent du monde ; il ne voulait pas que les oiseaux voletant sur l'appui de sa fenêtre lui parlassent de Dieu.
Le nez sur son papier jauni, quand il écrivait ; l'oeil sur une vieille tenture, lorsqu'il pensait, il ne prenait d'autre distraction, en travaillant, que le travail lui-même ; toute cette joie de l'écrivain, tout ce luxe de son labeur, lui étaient choses non seulement inconnues, mais encore indifférentes.
Chez lui, l'eau paraissait étrangère à tout autre besoin que celui de la soif.
Marat était un de ces poètes cyniques qui sollicitent la muse avec des mains sales.
Au bruit que fit la toux sonore de Danton, pénétrant dans le cabinet de Marat, celui-ci se retourna, et, reconnaissant l'hôte attendu, il fit, de la main gauche, un signe qui demandait pour la main droite la permission de finir la phrase commencée.
Mais cette phrase ne s'achevait pas vite ; Danton en fit la remarque.
« Comme vous écrivez lentement ! dit-il ; c'est chose étrange pour un homme vif et maigre comme vous êtes. Je vous eusse cru tout impatience et tout nerfs, et je vous vois aligner vos pensées lettre à lettre, comme si vous étiez chargé de faire, pour quelque école, un modèle de calligraphie. »
Mais Marat, sans se déconcerter, paracheva sa ligne, prenant la peine, cependant, de faire, de la main gauche, un second signe a Danton ; puis ayant fini, il posa sa plume, se retourna et présenta les deux mains au nouveau venu, avec un sourire qui ouvrit le sinistre rictus de ses lèvres tordues.
« Oui, c'est vrai, dit-il, aujourd'hui, j'écris lentement.
- Comment, aujourd'hui ?
- Asseyez-vous donc. »
Danton, au lieu de prendre une chaise comme il y était invité, s'approcha de celle de Marat, et, s'appuyant sur le dossier, de manière que son regard embrassât le bureau et celui qui était assis devant :
« Pourquoi aujourd'hui ? insista-t-il ; est-ce que vous avez des jours de rapidité et des jours d'indolence, comme les boas ? »
Marat ne se fâcha point de la comparaison ; elle n'avait rien que de flatteur : vipère eût été désobligeant ; la comparaison rapetissait Marat ; mais boa ! la comparaison le grandissait.
« Oui, je comprends, dit Marat, et mes paroles ont besoin d'explication. J'ai différentes manières d'écrire, ajouta-t-il avec une légère fatuité ; quand j'écris ce que j'écris aujourd'hui, ma plume est lente ; elle se plaît à étudier les déliés et les pleins, à caresser les points et les virgules ; elle se plaît à dire à la fois la parole et la pensée, à peindre aux yeux les sensations du coeur.
- Que diable me dites-vous là ? s'écria Danton émerveillé de ce langage ; est-ce M. Marat en chair et en os qui me parle, ou ne serait-ce point l'ombre de M. de Voiture ou de mademoiselle de Scudéry ?
- Eh ! eh ! fit Marat, des confrères !
- Oui, mais pas des modèles...
- En fait de modèles, je n'en connais qu'un ; c'est l'élève de la nature, c'est le philosophe suisse, c'est l'illustre, le sublime, l'immortel auteur de Julie.
- Jean-Jacques ?
- Oui, Jean-Jacques... Celui-là aussi écrivait lentement, celui-là aussi donnait à sa pensée le temps de descendre du cerveau, de séjourner dans son coeur et de se répandre ensuite sur le papier avec l'encre de sa plume.
- Mais c'est donc un roman que vous écrivez ?
- Justement, dit Marat en se renversant dans son fauteuil de paille, et en dilatant son oeil profond sous sa paupière flasque et jaune, ridée par mille plis, un roman ! »
Et son sourcil se fronça comme à un souvenir douloureux.
« Peut-être même une histoire, ajouta-t-il.
- Un roman de moeurs ? un roman historique ? demanda Danton ; un roman... ?
- D'amour.
- D'amour ?
- Mais oui ; pourquoi pas ? »
A ce pourquoi pas, le géant ne put garder son sérieux : il écrasa d'un coup d'oeil insolent le pygmée crasseux et contrefait, frappa dans ses larges mains, et donna un libre cours à son hilarité.
Mais, contre toute attente, Marat ne se fâcha point : il ne parut même pas remarquer l'inconvenant éclat de rire de Danton ; tout au contraire, son oeil s'abaissa sur le manuscrit, s'y plongea rêveur et attendri ; puis, après la lecture à voix basse d'une ou deux longues phrases, son regard remonta vers Danton, qui ne riait plus.
« Pardon, dit-il, si je ris ; mais, vous comprenez, je trouve un romancier, et un romancier sentimental, à ce qu'il paraît, là où je venais chercher un savant ; je croyais avoir affaire à un physicien, à un chimiste, à un expérimentateur, et voilà que je rencontre un céladon, un amadis, un percerose ! »
Marat, sourit, mais ne répondit point.
« On m'a parlé, dit Danton, de quelques livres de vous... Guillotin, parbleu ! qui, tout en prétendant que vous vous trompez, les estime fort, même avec leurs erreurs ; mais ce sont des ouvrages scientifiques, des oeuvres de philosophie et non d'imagination.
- Hélas ! dit Marat, souvent chez l'écrivain, l'imagination n'est que de la mémoire, et tel semble composer, qui raconte, voilà tout. »
Danton, quoique assez superficiel en apparence, n'était pas homme à laisser tomber un mot profond. Celui que venait de dire Marat lui parut bon à creuser, et il se préparait à en extraire tout le sens mystérieux qui pouvait y être caché, quand Marat se leva vivement de sa chaise, et rajustant son costume débraillé :
« Déjeunons, dit-il ; voulez-vous ? »
Et il passa dans le corridor, pour prévenir la cuisinière qu'il était temps de servir.
Danton, resté seul, abaissa vivement les yeux sur le manuscrit ; il était intitulé : Aventures du jeune comte Potocky ; le héros s'appelait Gustave et l'héroïne Lucile.
Puis, comme il craignait d'être surpris commettant cette indiscrétion, son regard se reporta du manuscrit au reste du cabinet.
Un affreux petit papier gris et rouge, des cartes au mur, des rideaux d'indienne aux fenêtres, deux vases de verre bleu sur la cheminée, un bahut de vieux chêne piqué des vers, tel était l'ameublement du cabinet de Marat.
Le beau soleil du printemps, l'ardent soleil de l'été n'apportait à cette chambre rien de vivant ou de gai. On eût dit qu'il n'osait y entrer, certain de n'y trouver ni une plante à faire éclore, ni une surface polie à faire briller.
Comme Danton achevait son inventaire, Marat rentra.
Il portait un bout de la table toute servie, la cuisinière portait l'autre.
On déposa cette table au milieu du cabinet : la cuisinière approcha le fauteuil de paille pour Marat, et sortit sans s'inquiéter autrement de l'étranger.
Danton espérait que son hôte n'entamerait pas la question d'excuses, il se trompait.
« Ah ! dit Marat, je ne dépense pas deux mille quatre cents livres à mon déjeuner, moi !
- Bah ! répondit Danton avec enjouement, si vos éditeurs vous donnaient cent louis pour un volume de roman, et que vous fissiez un volume dans le même temps où je donne, moi, une consultation, vous ajouteriez bien une côtelette à votre ordinaire ! »
Marat lui passa l'assiette.
« Vous me dites cela, parce que vous voyez que nous n'avons que deux côtelettes, et que vous trouvez que c'est peu ; est-ce que, par hasard, vous mangez plus de deux côtelettes ?
- Mais vous ? demanda Danton.
- Oh ! moi, dit Marat, jamais de viande le matin ; je ne pourrais plus travailler.
- A des romans ? fit Danton traitant légèrement ce genre de littérature, qui paraissait si grave à Marat. Allons donc !
- Justement, des romans, reprit Marat. Oh ! s'il s'agissait d'écrire un article politique, j'aimerais assez avoir le sang aux yeux, afin d'y voir rouge, et, dans ce cas, je mangerais volontiers de la viande pour m'exciter ; mais le roman, oh ! le roman, c'est autre chose ; cela ne s'écrit ni avec l'estomac ni avec la tête ; cela s'écrit avec le coeur ! Il faut être à jeun, mon cher monsieur, pour écrire du roman.
- Ah çà ! mais vous êtes un paladin de plume, mon cher ! » Et Danton présentait l'assiette à Marat.
« Gardez les deux côtelettes, vous dis-je, fit celui-ci.
- Merci ! répondit Danton, ne vous occupez pas de moi ; je crois toujours, comme Gargantua, que rien n'assouvira ma faim, et, tenez, si je mange une de vos côtelettes, ce sera tout. »
Le fait est que Danton ne se sentait pas plus engagé par l'aspect de la table qu'il ne l'était par les mets ou la société.
Des assiettes de faïence ébréchées, des couverts d'argent usés – cuillers qui coupaient, fourchettes qui ne piquaient plus – de grosses serviettes de toile bise, rude à la peau ; du sel gris broyé avec le cylindre d'une bouteille, et ramassé dans une soucoupe de terre de pipe ; un vin épais tiré à la pièce dans le cabaret voisin ; tout cela n'était point, on en conviendra, un bien appétissant régal pour le fastueux ami de M. de la Reynière.
Aussi Danton grignota-t-il chaque chose d'une dent superbe, comme le rat d'Horace, et, poursuivant la conversation, tandis que Marat absorbait lentement son café au lait, épongé presque entièrement par les rôties :
« Alors, on vous donne le logement ici ? dit Danton.
- Oui, je suis de la maison du prince. »
Et il prononça ce mot prince comme s'il lui eût écorché les lèvres.
« Aurea mediocritas ! » dit brutalement Danton.
Marat sourit de son singulier sourire.
« C'est un port après la tempête, dit-il, et tout port semble bon au matelot qui a lutté avec le naufrage.
- En vérité, mon cher monsieur Marat, dit Danton, vous êtes aujourd'hui comme un trappiste... On dirait que vous avez des regrets ou des remords... En effet, je vous vois écrivant des romans, je vous vois rassasié, je vous vois fuyant le soleil...
- Des remords ! s'écria Marat en interrompant Danton, des remords, moi !... moi qui ai l'âme d'un agneau ?... Non, mon hôte, non... heureusement, je n'ai pas de remords...
- Des regrets, alors ? fit Danton.
- Ah ! des regrets, oui, c'est possible... des regrets, je ne dis pas !... Tout homme sensible peut avoir des regrets ; tout homme fort peut se permettre de les manifester. »
Danton posa carrément ses coudes sur la table, appuya son large menton dans le creux de ses deux mains, et, d'une voix dont il adoucissait ironiquement la rudesse :
« J'en reviens à ce que je disais tout à l'heure, murmura-t-il, le savant n'est pas un savant, le philosophe n'est pas un philosophe, le publiciste n'est pas un homme politique, ou, pour mieux dire, toutes ces facultés-là sont cousues dans la peau d'un amoureux ! »
Et, quand il eut achevé cette phrase, Danton, que cette idée de Marat amoureux paraissait réjouir d'une façon exorbitante, la ponctua d'un glorieux éclat de rire ; rire bien naturel, lorsqu'on songe qu'il partait de cette poitrine de géant, et que les formidables coudes de ce géant ébranlaient le point d'appui de ce pygmée, qu'avec ses grosses lèvres et ses larges dents le rieur semblait dévorer d'une seule bouchée ; lorsqu'on songe, enfin, que l'un était l'Hercule insolent qui captive Déjanire, tandis que l'autre rampait, pareil au scarabée honteux d'avoir perdu ses ailes.

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