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Chapitre XV
Le roman se dénoue ( suite )

Il se fit un moment de silence. Marat avait besoin de respirer, Danton n'était point fâché de réfléchir :
« Je vous ai dit, reprit Marat, que mes veines charriaient du feu, et non du sang ; attendez, attendez, mon roman n'est pas signé Laclos, et je ne suis pas un romancier à manchettes ; attendez, attendez ! »
Mais Danton, abusant encore une fois de la supériorité multiple qu'il avait sur Marat :
« Il est certain, dit-il, que vous avez été jeune ; il est même possible que vous ayez été beau – vous le dites, et je vous crois – mais je ne m'explique pas, je vous l'avoue, comment vous vous seriez fait aimer d'une pareille femme.
- Et qui vous parle de se faire aimer ? répliqua aigrement Marat. M'être fait aimer ! moi ? Allons donc ! est-ce que j'ai jamais été aimé dans ma vie ? Les gens disgraciés en amour, qui n'ont pu trouver ni femme ni maîtresse, ont parfois, au moins, eu la chance d'être aimés de leur chien. Moi, j'essayai d'en avoir un : c'était un magnifique dogue écossais ; il m'étrangla aux trois quarts, un jour que j'ôtais de sa soupe un os qui aurait pu l'étrangler lui- même. Me faire aimer ?... Bah ! je n'y ai songé qu'à ma première entrevue avec Cécile ; depuis jamais !
- Alors, dit Danton, le roman va tomber là tout court dans votre tasse de lait, comme vous tombâtes dans la neige ?
- Oh ! que non pas ! Vous ne me connaissez guère, cher ami : j'ai de la persévérance, moi, voyez-vous, et, ce que je veux, je le veux bien. Vous êtes grand, vous êtes fort, vous êtes supérieur à moi ; vous le croyez du moins, et je vous l'accorde. Eh bien, si je me mettais à vouloir vous battre en combat singulier, ou vous vaincre en éloquence, vous seriez battu et vaincu, mon cher ! Ne me forcez jamais à vous en donner la preuve. Or, je voulus me venger de Cécile, je voulus la soumettre, je voulus la vaincre, et voici comment je m'y pris...
- Violemment ? Mais, mon cher, au premier geste que vous ferez, cette femme-là va vous rouer de coups.
- Je me fis la même réflexion que vous, dit Marat, et j'eus recours à des moyens moins périlleux.
- Diable ! diable ! s'écria Danton, est-ce qu'il y avait là-bas un codex des inventions du fameux marquis de Sade ?
- Pourquoi copier quelqu'un ? répondit dédaigneusement Marat. Est-ce que l'on n'est pas soi ? Pourquoi chercher dans l'arsenal des autres des instruments de débauche ? Est-ce que je n'étais pas médecin botaniste et très spécialement versé dans l'étude des soporifiques ?
- Ah ! oui, un petit narcotique ! je comprends, dit Danton.
- Supposez cela, si vous voulez ; toujours est-il que, dans une de nos promenades à cheval, au fond d'un ravin couvert de bois, la jeune princesse fut prise d'un sommeil invincible. Peut-être comprit-elle d'où lui venait ce sommeil, et quel devait en être le résultat, car elle criait : " Au secours ! " Alors, je la pris dans mes bras pour la faire descendre de cheval, et, comme elle avait entièrement perdu connaissance, j'envoyai le piqueur chercher un carrosse au château, ce qui fit que je me trouvai seul avec la princesse...
- Très bien, dit Danton en regardant fixement et avec un certain dégoût son interlocuteur ; mais, quand on a dormi, d'un sommeil agité, surtout, on se réveille.
- Cécile se réveilla, en effet, au moment où la voiture arrivait avec ses femmes, répondit Marat. Il n'y avait pas besoin d'aller chercher le médecin, le médecin, c'était moi ; je déclarai que mademoiselle Obinska ne courait aucun danger, et tout le monde fut content.
- Et vous aussi ?
- Oh ! oui... Je me rappelle qu'en se réveillant, elle me chercha d'abord ; mais, ne m'apercevant pas, elle me poursuivit des yeux jusqu'à ce qu'elle m'eût trouvé. Alors, son regard sembla fouiller à la fois jusqu'aux plus profonds replis de mon coeur et de ma pensée.
- C'était un crime, savez-vous bien, cela, dit Danton, et vous avez parfaitement raison d'être athée ; car, s'il y avait un Dieu, mon cher, et que ce Dieu eût regardé de votre côté dans ce moment-là, vous eussiez porté la peine de ce crime, et une terrible peine !...
- Vous allez voir si je suis payé pour croire en Dieu, dit Marat avec un grincement sauvage. J'avais calculé que, sans témoins, sans complices, sans ennemis, je n'étais exposé à rien, par suite de cette action que je nomme une vengeance, et que vous nommez un crime ; en effet, qui pouvait me faire soupçonner de Cécile, et, si elle me soupçonnait, comment oserait-elle me dénoncer ?
« Tout alla d'abord comme je l'avais prévu. Cécile continua de me traiter sans préférence, mais aussi sans haine, ne cherchant ni ne fuyant aucune occasion de se trouver avec moi, et même, s'il y eut en elle un changement quelconque, ce fut du sévère au doux.
- Oh ! malheureux qui ne se sauvait pas ! s'écria Danton ; mais pourquoi ne vous sauviez-vous pas, insensé ?... Oh ! tenez, je devine à vos yeux !
- Pourquoi ne me sauvais-je pas ? Dites, homme perspicace, et nous verrons si vous devinez juste.
- Vous ne vous sauviez pas, parce que le larron qui n'a pas été découvert espère l'impunité pour un second vol.
- Allons, vous êtes plus sagace que je ne croyais, répondit Marat avec un sourire hideux. Oui, j'attendis l'impunité, je l'attendis avec l'occasion jusqu'au mois de septembre, c'est-à-dire deux mois.
« Mais, deux mois contenu, l'orage amassé sur ma tête éclata enfin.
« Un matin, le prince Obinsky entra dans ma chambre ; je m'habillais, comptant, comme d'habitude, sortir à cheval avec Cécile. Je me retournai au bruit qu'il fit en poussant ma porte, et pris pour le recevoir mon air le plus souriant ; le digne seigneur n'avait jamais eu pour moi que tendresse et attentions. Mais lui, fermant la porte avec un tremblement que je n'avais pas encore remarqué, et qui ne laissa pas que de m'inquiéter :
" Galle, dit-il en latin@i, Galle, proditor infamis ! flecte genua, et ora ! "
« En même temps, il tira son sabre du fourreau et en fit luire la lame au dessus de ma tête.
« Je suivis des yeux, avec terreur, cette lame tournoyante et sifflante.
« Je poussai un cri si terrible, que mon bourreau hésita ; d'ailleurs, la mort par le sabre lui parut peut-être trop noble encore pour un criminel tel que moi.
« Plusieurs pas retentissaient dans le corridor ; le comte remit son sabre au fourreau et alla ouvrir la porte à ceux qui s'approchaient :
" Venez, venez, dit-il aux serviteurs effrayés, venez ! voici un scélérat qui a commis un grand crime."
« Et il me désignait du doigt.
« Je frissonnai, car si le staroste allait déclarer tout haut le déshonneur de sa fille, c'est qu'il avait résolu sa vengeance, et que cette vengeance, c'était ma mort. J'étais perdu !
« Je crois qu'il est permis d'avoir peur en un pareil moment ; au surplus, je ne suis pas fanfaron, moi, et j'avoue que parfois, quand je suis pris à l'improviste, je manque de courage, comme certaines gens manquent de présence d'esprit.
« Je me jetai à genoux, les mains jointes, interrogeant les yeux enflammés du prince, et ne détournant mon regard de lui que pour le porter sur ces hommes soumis à ses moindres volontés, et qui n'attendaient qu'un geste de lui pour lui obéir. " Mais qu'ai-je donc fait ? " m'écriai-je tout en tremblant et en espérant à la fois, car il me semblait que, si le prince Obinsky ne m'avait pas encore frappé, c'est qu'il était retenu par une crainte quelconque.
« Mais lui ne me répondit même pas, et, s'adressant aux domestiques :
" Ce Français que j'ai recueilli chez moi, nourri chez moi, s'écria-t-il, c'est un traître, c'est un espion des catholiques, c'est un conspirateur envoyé par les ennemis de notre bon roi Stanislas Poniatovsky ! "
« Comme il parlait en latin, j'entendais.
« " Moi ! m'écriai-je effrayé, moi un espion ?
- Et, poursuivit Obinsky, au lieu de le tuer honorablement, comme je voulais le faire tout à l'heure avec mon sabre, j'ai décidé qu'il mourrait comme les criminels et les esclaves, c'est-à-dire sous le knout. Holà ! holà ! le knout au misérable ! le knout !...
« Je n'eus pas le temps de répliquer : deux hommes s'emparèrent de moi, me courbèrent, et, sur un signe du staroste, on m'entraîna dans la cour, où le prévôt du château – chacun de ces petits seigneurs, ayant droit de vie et de mort sur ses gens, a un prévôt –, où le prévôt du château avait l'ordre de me faire knouter jusqu'à ce que mort s'ensuivît.
« Au dixième coup, je m'évanouis, baigné dans mon sang !... »
Ici, Marat fit une pause : il avait épouvanté Danton par sa pâleur et la féroce expression de sa physionomie.
« Oh ! oh ! murmura le géant, mademoiselle Obinska n'avait pas eu tort de confier ses secrets à monsieur son père : c'était un discret confesseur, celui là !
- Si discret, répondit Marat, qu'il m'avait fait tuer pour que je ne parlasse point ; je dis tuer, car le prince avait, je le répète, ordonné qu'on frappât jusqu'à ce que j'eusse rendu le dernier soupir.
- Cependant il me semble que vous n'êtes pas mort, répondit Danton.
- Grâce à cet ami que je m'étais fait, je ne sais de quelle façon.
- Quel ami ?
- Ce piqueur qui nous suivait dans nos courses, et qui m'avait pris en pitié en voyant la cruauté de Cécile : c'était l'ami intime de mon bourreau ; il le sollicita pour moi ; celui-là me laissa évanoui, et s'en alla annoncer au prince que j'étais mort.
Heureusement le prince n'eut pas l'idée de s'assurer du fait par lui-même ! On me porta évanoui dans la chambre du piqueur, d'où je devais être jeté dans un petit cimetière où MM. les seigneurs polonais font purement et simplement enterrer les esclaves morts sous le knout, et, là, mon piqueur me pansa à sa façon, c'est-à-dire qu'il bassina ma plaie avec de l'eau et du sel.
- Vous dites ma plaie, fit observer Danton, qui ne paraissait pas fort ému de la souffrance de son hôte ; je croyais vous avoir entendu dire que vous aviez reçu un nombre indéfini de coups de fouet ?
- Oui, répondit Marat ; mais un bourreau habile frappe toujours au même endroit, et les dix coups ne font qu'une seule coupure, coupure effroyable, et par laquelle, d'ordinaire, l'âme s'en va avec le sang.
- Enfin, reprit Danton, le sel vous réussit, n'est-ce pas ?
- Vers le soir, c'était un dimanche ; je m'en souviens, parce que, ce jour-là, mademoiselle Obinska devait dîner chez le prince Czartorisky, où dînait le roi Stanislas –, vers le soir, mon sauveur vint me trouver ; j'étais épuisé, j'avais à peine la force d'ouvrir les yeux, la souffrance m'arrachait des cris incessants.
" Tout le monde ici vous croit mort, me dit-il en latin, et vous osez crier ? "
« Je lui répondis que c'était bien malgré moi.
« Il secoua la tête.
" Si le maître ou mademoiselle, dit-il, venaient à vous entendre, on vous achèverait, et, moi, votre sauveur, je subirais la même peine que vous. "
« J'essayai alors d'étouffer mes cris ; mais, pour cela, j'étais obligé d'appuyer ma main sur ma bouche.
« " Voici votre argent, ajouta-t-il en m'offrant ma bourse, qui contenait quatre cents florins de mes épargnes ; le maître me l'avait donnée avec le reste de votre défroque ; mais, sans argent, vous ne vous sauveriez pas, et il faut que vous vous sauviez.
- Quand cela ? demandai-je avec effroi.
- Mais tout de suite.
- Tout de suite ? Vous êtes fou ! je ne puis remuer.
- En ce cas, dit flegmatiquement cet honnête ami, je vais vous casser la tête d'un coup de pistolet : vous ne souffrirez plus, et, moi, je serai hors d'inquiétude. "
« En même temps, il étendit la main vers des pistolets suspendus à la cheminée.
" Hé ! lui dis-je alors d'un ton pitoyable, pourquoi m'avez vous sauvé du knout, puisque vous voulez me tuer à présent ?
- Je vous ai sauvé tantôt, dit-il, parce que j'espérais dans votre énergie ; parce que je comptais, le soir même, vous mettre sur pied, vous donner vos florins, et vous conduire hors du château... jusqu'aux portes de Varsovie, s'il le fallait ; mais, puisque vous vous abandonnez vous-même ; puisque, lorsqu'il faudrait fuir à toutes jambes, vous déclarez qu'il vous est impossible de bouger ; puisque, enfin, en restant ici, vous me perdez avec vous, mieux vaut que vous vous perdiez tout seul."
« Ces mots et le geste résolu qui les avait précédés me décidèrent tout à fait ; je me levai, je ne poussai pas un cri, malgré d'épouvantables souffrances ; ce qui me persuada de la vérité de cet aphorisme de Galien : BMalo pejore minus deletur.
- Pauvre diable ! fit Danton, il me semble vous voir.
- Oh ! vous avez raison, pauvre diable ! J'endossai un manteau par-dessus ma chemise humide de sang ; le piqueur fourra ma bourse dans ma poche, et, me tirant par la main, me conduisit dans la ville par les chemins les plus détournés qu'il put prendre. Chaque pas que je faisais m'arrachait l'âme. J'entendis sonner dix heures à l'horloge du palais Czartorisky, et mon guide me prévint qu'il allait me quitter, attendu que je ne courais plus aucun danger ; qu'à dix heures, les rues étaient désertes, et qu'en suivant tout droit la rue où nous nous trouvions, je serais hors de la ville au bout de cinq minutes.
« Je le remerciai comme on remercie un homme à qui l'on doit la vie. Je lui proposai de partager mes quatre cents florins : il refusa en disant que je n'avais pas trop d'argent pour regagner la France, ce qu'il m'invitait à faire aussi lestement que la chose me serait possible.
« Le conseil était bon ; aussi ne demandais-je pas mieux que de le suivre. Malheureusement, le désir seul dépendait de moi ; mais l'exécution dépendait du hasard. »

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