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Chapitre XVII
Comment, après avoir fait connaissance avec les officiers du roi de Pologne, Marat fit connaissance avec les géoliers de l'impératrice de Russie.

Marat continua :
« Je vous ai dit, je crois, que Stanislas avait pardonné au chef des conspirateurs, qui avait imploré son pardon.
- Et je crois que le roi fit bien, dit Danton, car, s'il n'eût point pardonné à cet homme, le désespoir d'être en disgrâce eût pu pousser cet homme à achever de fendre l'auguste tête de Stanislas, qui était déjà entamée.
- Vous avez, ma foi, raison, dit Marat, et vous me faites envisager la clémence de Sa Majesté sous un nouvel aspect... Enfin, on lui pardonna ; quant aux autres chefs, j'ai su, depuis, qu'ils avaient été pris par les Russes, et décapités, et, cela, sans jugements sans sursis, probablement dans la crainte qu'ils ne parlassent trop franchement des intentions de Sa Majesté Catherine II, à l'égard de son ami vassal le roi de Pologne.
« Mes interrogatoires continuèrent ; je m'en tins à mon premier dire, que l'on traita d'obstination ; enfin, à travers cette obstination, mes juges, qui étaient des gens fort clairvoyants, découvrirent que je n'étais certes pas un des chefs du complot, mais que j'étais purement et simplement un conjuré subalterne.
- Et vous ne protestâtes point ? demanda Danton.
- Je vous trouve encore plaisant ! Voilà ce que vous auriez fait, vous ? Mais, pour protester, mon cher, il me fallait dire qui j'étais : il me fallait rafraîchir à mon endroit la mémoire de M. le comte Obinsky et de mademoiselle Obinska. Stanislas, qui avait pardonné à un des principaux chefs de la conspiration, pouvait être clément pour un conjuré subalterne comme moi, c'était une chance ; mais clément, M. le comte Obinsky ? mais clémente, mademoiselle Obinska ? Jamais !
« Et la preuve que j'avais cent fois raison de me taire, c'est que je fus condamné à travailler toute ma vie aux fortifications de Kaminiec, et que l'auguste souverain n'en exigea point davantage.
- Vous fûtes sauvé, alors ?
- C'est-à-dire que je fus envoyé au bagne ! Si vous appelez cela être sauvé, soit, je fus sauvé, je n'en disconviens pas. Je partis pour ma destination ; malheureusement ou heureusement, à peine étais-je arrivé à Kaminiec, que la peste, qui n'attendait que moi, à ce qu'il paraît, y arriva à son tour ! J'étais à peu près guéri de mes coups de knout, ou de ma roue de voiture, comme vous voudrez ; la surveillance était molle ; je trouvai une facilité de m'enfuir chez Sa Majesté l'impératrice de toutes les Russies... et je m'enfuis !
« La Russie, d'après ce que j'en avais entendu narrer de merveilles, était, depuis longtemps, mon eldorado, et, si je n'eusse pas été arrêté en Pologne par les offres gracieuses du comte Obinsky, mon intention, tout d'abord, était de gagner les Etats de la Sémiramis du Nord, comme l'appelait l'auteur de la Henriade.
« Là, me disais-je, les savants sont honorés : M. Diderot reçoit, tous les jours, des galanteries de l'impératrice, M. de la Harpe est en correspondance avec elle, M. de Voltaire n'a qu'à souhaiter pour qu'elle lui envoie des diamants et des bibliothèques : moi, qui suis modeste, je me contenterais d'une petite pension de dix-huit cents livres.
« Vous savez que c'était mon chiffre.
- Et eûtes-vous votre pension ? demanda Danton.
- Vous allez voir... A peine entré sur le territoire russe, je fus arrêté comme espion.
- Bon ! s'écria Danton ; mais, cette fois, vous vous expliquâtes, j'espère ?
- Peste ! je le crois bien ! Comme je savais que l'enlèvement du roi était un coup monté par le gouvernement russe, et que j'ignorais complètement la décollation des quarante-deux chefs polonais, je racontai, avec tous les détails possibles, que j'avais eu l'honneur de prendre part à l'enlèvement du roi Stanislas.
« Nul doute, me disais-je, que les autorités russes, après un tel récit, ne m'élèvent des arcs de triomphe pour entrer à Pétersbourg.
- C'était puissamment raisonner ! s'écria Danton en éclatant de rire. Bon ! je prévois ce qui va arriver : vous fûtes arrêté et conduit en prison ?
- Parfaitement ! L'officier qui m'interrogeait était un sous-gouverneur de province ; il dressa l'oreille au nom de Stanislas, me regarda de travers, et comme, en ce moment, on craignait, en Russie, les Polonais comme la peste, et la peste comme les Polonais, le gouverneur m'expédia immédiatement dans une forteresse dont il dit le nom tout bas, afin que je ne susse pas même le nom de la forteresse où il m'expédiait, et qui était située au milieu d'un fleuve appelé je ne sais comment.
- Allons donc ! dit Danton, est-ce possible ?
- C'est invraisemblable, je le sais bien, dit Marat, et, cependant, c'est vrai ; vous savez, il y a un vers de Boileau là-dessus... Depuis, j'eus tout lieu de penser que le fleuve, c'était la Dvina, et cette forteresse, celle de Dunabourg ; mais je n'oserais en répondre. Ce que je puis affirmer, par exemple, c'est que j'entrai la dans un cachot au niveau du fleuve, à peu près ; de même que la peste n'attendait que mon arrivée à Kaminiec pour m'y rendre visite, le fleuve n'attendait que mon entrée au cachot pour déborder. En conséquence, mon cachot commença de se remplir : en huit jours l'eau monta, de deux pouces, à trois pieds.
- Pauvre Marat ! fit Danton, qui commençait à comprendre que les pires souffrances de son compagnon ne lui étaient pas encore racontées.
- Mon dos, plaie mal cicatrisée, continua Marat sans s'arrêter à la pitié de Danton, s'ouvrit à l'humidité ; mes jambes se glacèrent dans ce bain perpétuel, et, de droites qu'elles étaient, devinrent tordues ; mes épaules, jadis dégagées, se courbèrent sous la pression aigu de la douleur ! Dans cette caverne, mes yeux se sont éteints, mes dents sont tombées ; mon nez, dont la courbe avait une certaine noblesse aquilin, s'est déjeté, et tous les os de mon corps ont suivi son exemple ! dans cette caverne, je suis devenu laid, livide, honteux ; dans cette caverne, j'ai pris l'habitude des ténèbres ; depuis ce temps-là, mon oeil peureux craint le jour ; depuis ce temps-là, les caves, pourvu qu'elles ne soient pas trop inondées, je les aime, parce que j'y ai blasphémé à mon aise contre les hommes, contre Dieu, et que Dieu ne m'a pas foudroyé, que les hommes ne m'ont pas percé la langue, comme avait ordonné que l'on fît aux blasphémateurs le saint roi Louis IX ; j'aime les caves, enfin, parce que je suis sorti de celle-là, convaincu de ma supériorité sur les hommes et sur Dieu !
« Eh bien, maintenant voici la morale de tout cela.
« Je suis devenu méchant parce que le châtiment ne m'a point paru proportionné au crime ; parce que surtout ce châtiment n'était pas le châtiment logique du crime ; parce que j'eusse trouvé naturel que M. Obinsky me poignardât ou me fît expirer sous le knout ; mais je trouve absurde, stupide, brutalement inepte, que, par suite de ce crime, on m'ait pris pour un des assassins de Stanislas, puis pour un espion polonais, et qu'en fait, il est aussi bête, aussi illogique, aussi injuste, que, sauvé après tant de souffrance, c'est-à-dire ayant payé ma dette, j'ai subi le nouveau supplice du froid, de la captivité, de la faim et de l'eau, dans cette prison du gouverneur, mon dernier juge. Je suis donc méchant, Danton, oui, je l'avoue ; et, si vous me répondez, par hasard, que c'est Dieu qui m'a puni par tous ces supplices exagérés, je vous répondrai en simple algébriste.
« Soit, faisons la proportion : Dieu a voulu me punir, mais c'est Dieu aussi qui a voulu me faire méchant ; mon supplice eut le résultat qu'il s'était proposé, car, en me faisant méchant, il est la cause de mon crime, et mon crime est la cause de mon supplice ; les supplices que je ferai endurer à mes ennemis, quand je serai le plus fort, si jamais je suis le plus fort, il en sera encore le principe.
« Maintenant, s'il n'y a pas un grand résultat caché au fond de cette énigme, si le mal particulier ne concourt pas d'une façon invisible au bien général, avouez que les Indous ont bien raison d'adopter un bon et un mauvais principe, et d'admettre le triomphe fréquent du mauvais sur le bon. »
Danton baissa la tête devant cet effroyable raisonnement ; il ne savait pas encore, cependant, jusqu'où les événements pousseraient la déduction des conséquences.
Marat but un grand verre d'eau pour étouffer la bile que tant de souvenirs avaient soulevée de son coeur à son gosier brûlant.
« Tout cela ne me dit pas, reprit Danton, que ce silence gênait, parce qu'il ne savait que répondre au raisonnement qui l'avait amené, tout cela ne me dit pas comment, après avoir échappé au knout du bourreau de M. Obinsky, aux épées des officiers de Stanislas, aux fortifications de Kaminiec, et à la peste, qui était venue les visiter à votre intention, vous avez échappé aux lacs souterrains de cette fameuse prison que vous croyez être la forteresse de Dunabourg, mais dont vous ne sauriez me dire précisément le nom. Si Dieu vous perd quelquefois, avouez qu'il vous sauve toujours ; si les hommes vous persécutent, avouez qu'ils vous servent aussi ! Un comte palatin, un staroste qui a droit de justice basse et haute sur sa maison, vous condamne à mort ; un pauvre piqueur, un domestique, un laquais, un esclave vous sauve ; un gouverneur qui a des ordres de rigueur à l'endroit d'un événement dont vous vous accusez vous-même d'être complice, vous envoie dans un cachot où l'eau pénètre, où l'on ne saurait rester sans mourir ; vous y tombez malade, vous vous y déjetez, vous vous y déformez, soit ; mais, enfin, vous n'y mourez pas, puisque vous voici. Un homme a donc été suscité pour votre délivrance, comme un homme avait été suscité pour votre emprisonnement, vous le voyez bien ; l'humanité de celui-ci compense la cruauté de celui-là.
- Ah ! voilà bien ce qui vous trompe, mon cher ! Vous croyez que celui qui m'a sauvé de la prison m'a, comme le pauvre Michel, qui, peut-être, a payé sa bonne action de sa vie, sauvé par humanité ? Ah bien, oui, détrompez vous : celui qui m'a sauvé de la prison m'a sauvé par égoïsme.
- Peut-être, dit Danton. Comment voulez-vous savoir cela ? Celui-là seul que vous niez lit au fond des coeurs.
- Bon ! vous allez voir si je me trompe, dit Marat. J'avais naturellement un geôlier qui m'apportait ma maigre pitance de chaque jour ; c'était un gaillard logeant avec toute sa famille dans une espèce de four bien chaud, et qui aimait ses aises. Tout alla bien tant que le fleuve demeura dans son lit, mais, quand les inondations arrivèrent, et que, pour venir à moi, cet homme fut forcé d'abord de barboter dans mon marécage, et ensuite de traverser mon lac, il poussa, en russe, une série de jurons progressifs, capables de faire reculer le fleuve, si le fleuve eût eu des flots aussi timides que ceux qui s'épouvantèrent à la vue du monstre envoyé par Neptune pour effrayer les chevaux d'Hippolyte ! Le fleuve ne tint donc aucun compte des jurons de mon geôlier, et continua de monter ; de sorte que bientôt il ne s'agit plus, pour le brave homme, de se mouiller simplement les pieds, mais il lui fallut entrer dans l'eau jusqu'aux genoux, et, enfin, jusqu'à mi-corps !
« Le gaillard y renonça ; il déclara au gouverneur que ce séjour était inhabitable pour des geôliers ; que, quant aux prisonniers, c'était une affaire bien réglée, puisque le limon et l'eau du fleuve amenaient une quantité suffisante de rats et d'anguilles pour dévorer non seulement un prisonnier, mais encore dix prisonniers.
« Il n'y avait donc qu'à me laisser mourir de faim : les rats et les anguilles feraient le reste.
« Le gouverneur ne répondit rien aux plaintes du geôlier, qui continua, bien à contrecoeur, de prendre son bain d'eau froide une fois par jour.
« Le geôlier, alors, résolut de mettre son projet à exécution, et de me laisser mourir de faim. Il fut deux jours sans m'apporter à manger.
« Quoique la vie ne fût pas pour moi une douce chose, je ne voulais pas mourir. Le second jour, comprenant que c'était une résolution prise, je poussai donc des hurlements ; j'ai la voix forte, ainsi que vous avez pu en juger hier ; ces hurlements furent entendus du geôlier. Comme ils pouvaient être entendus par d'autres, et qu'accusé d'outrepasser ses pouvoirs, le geôlier risquait de perdre sa place, il prit un parti qui, vous allez le voir, faisait le plus grand honneur à son imagination.
« D'abord, il accourut à mes cris.
« " Que diable avez-vous donc ? " me demanda-t-il en ouvrant ma porte.
" Pardieu ! ce que j'ai ! répondis-je ; j'ai que j'ai faim. "
« Il vint à moi et me donna ma nourriture.
« " Ecoutez, me dit-il pendant que je dévorais l'ignoble pitance, il paraît que vous êtes las d'être mon prisonnier ? "
- " Je le crois bien ! " répondis-je.
- " Eh bien !, moi, je ne le suis pas moins d'être votre gardien. "
- " Vraiment ! "
« Je le regardai.
« " De sorte que, si vous voulez être sage et promettre de ne pas vous laisser reprendre, cette nuit...
- Eh bien, cette nuit ?
- Vous serez libre.
- Moi ?
- Oui, vous !
- Et qui me donnera la liberté ?
- Est-ce que je n'ai pas les clefs de votre chaîne et de votre cachot ?... Allons, mangez tranquille, et attendez-moi ; cette nuit, vous quitterez la forteresse.
- Mais, quand on s'apercevra que je me suis évadé, qu'arrivera-t-il de vous ?
- On ne s'en apercevra pas.
- Comment vous arrangerez-vous donc, alors ?
- Bon ! cela me regarde ! "
« Et il referma ma porte.
« J'avais bien faim encore, et, cependant, cette nouvelle me coupa l'appétit : je savais que, dans tous les pays du monde, les geôliers ont les prisonniers en compte, et qu'un prisonnier ne disparaît pas ainsi, sans qu'il y ait un peu de trouble dans la prison.
« J'attendis donc, plus effrayé que joyeux du bonheur qui m'était promis.
« Je vis baisser le jour, je vis venir la nuit, je vis s'épaissir l'obscurité, j'entendis sonner dix heures à l'horloge de la forteresse.
« Presque au même instant, ma porte s'ouvrit, et j'aperçus mon geôlier. Il tenait une lanterne de la main gauche, et, sur son épaule droite, il portait un fardeau sous le poids duquel il chancelait.
« Ce fardeau avait une si singulière forme, que mes yeux se fixèrent dessus, et ne surent plus s'en détacher. A quinze pas, c'était un sac ; à dix, c'était un homme ; à cinq, c'était un cadavre.
« Je jetai un cri de terreur.
« " Qu'est-ce que cela ? demandai-je à mon geôlier.
- Votre successeur, me dit-il en riant.
- Comment, mon successeur ?
- Oui... Comprenez-vous, j'ai deux prisonniers dont j'ai particulièrement soin ; il y en a un dans un cachot bien sec, sur un bon lit de paille ; il y en a un autre dans une cave, et ayant de l'eau jusqu'au cou... Lequel des deux doit mourir ? Celui qui est le plus mal, naturellement. Ah bien, oui, les prisonniers, ç'a été fait pour la damnation des geôliers ! il y en a un qui meurt, c'est celui qui est bien ; il y en a un autre qui s'obstine à vivre, c'est celui qui est mal ! Parole d'honneur, c'est à n'y plus rien comprendre... Allons, tenez votre camarade. "
« Il me jeta le cadavre dans les bras.
« Je ne savais pas encore quelle était son intention ; cependant, je pressentais vaguement que mon salut était dans ce cadavre.
« Je fis un effort, et, si faible, si épouvanté que je fusse, je le retins dans mes bras.
« " Là !... Maintenant, dit le geôlier, tâchez de tirer votre jambe de l'eau... celle où il y a un carcan de fer."
« Je tirai ma jambe en m'appuyant, pour me maintenir debout, contre un des piliers qui soutenaient la voûte.
« L'opération fut longue : l'eau avait rouillé le cadenas, la serrure ne voulait plus jouer.
« Le geôlier jurait comme un païen, et s'en prenait à ma mauvaise volonté de ce que la clef ne mordait pas.
« Enfin, le cercle de fer qui, depuis trois mois, m'étreignait la jambe, s'ouvrit. J'avais reconquis la première partie de la liberté !
« La seconde partie, c'était d'être hors du cachot ; la troisième, c'était d'être hors de la forteresse.
« " Maintenant, dit le geôlier, donnez-moi la jambe de l'autre.
- Vous allez donc le mettre à ma place ?
- Parbleu ! Oh ! soyez tranquille ! demain, on ne saura plus si c'est vous ou lui : les rats ou les anguilles en auront fait un squelette, et bonsoir ! il n'y aura eu qu'un mort, et je serai débarrassé de deux prisonniers... Ce n'est pas mal joué, hein ?"
« Je compris tout à fait, et trouvai non seulement que ce n'était pas mal joué, mais encore que c'était joué de première force.
« Je le félicitai très sincèrement sur son invention.
« " Bon ! dit-il, croyez-vous qu'on soit bourreau de son corps à ce point-là ? Il y avait de quoi attraper une pleurésie à vous apporter à manger comme cela une fois tous les jours !"
« S'il y avait de quoi attraper une pleurésie pour le gardien qui venait, une fois par jour, dans le cachot, jugez ce que devait attendre le prisonnier qui y demeurait toute la journée ! Vous le voyez, mon cher, ce que devait attendre le prisonnier, c'était de devenir ce que je suis. »
Et Marat éclata de rire.
Danton n'était pas facile à impressionner, et, cependant, il frissonna à ce rire de Marat.

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