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Chapitre XXII
L'émeute

Toujours gagnant du côté par où venait le bruit, Rétif et Ingénue finirent par déboucher sur les quais, et le tumulte n'eut plus rien d'obscur pour eux, ni pour personne.
« C'est à la place Henri IV ou à la place Dauphine ! s'écria Rétif. Viens, Ingénue, viens vite ! en tardant, nous perdrions ce qu'il y a à voir.
- Allons, papa ! répliqua la jeune fille un peu essoufflée, mais qui doubla pourtant la rapidité de sa marche. »
Ils arrivèrent au coin du quai des Morfondus.
La foule était grande sur le pont Neuf : tous les curieux, tenus à distance par le feu du mannequin brûlé, faisaient chorus au chant des émeutiers, qui dansaient sur la place Dauphine.
Ce spectacle avait quelque chose de piquant : toutes les figures éclairées par le reflet de la flamme criarde ! toutes les fenêtres occupées ! toutes les chandelles brillant ! toutes les ombres dansant sur les maisons rougies !
Rétif, ami du pittoresque, ne put retenir un cri de joie.
Ingénue se sentait un peu trop pressée ; elle avait trop de mal à retenir sa mante et les plis de sa robe ; en un mot, elle s'occupait trop de la foule, qui s'occupait partiellement d'elle, pour donner au spectacle toute l'attention qu'il méritait.
Rétif, s'étant informé à un de ses voisins de la cause qui faisait agir tous ces hommes, applaudit comme les autres au triomphe des idées économistes et réformistes, que l'incendie de ce mannequin faisait rayonner sur la France.
Mais, au moment où il applaudissait le plus, avec des commentaires dignes de sa philosophie, voilà qu'un grand mouvement s'opéra en face de lui, et refoula sur le groupe dont il faisait partie, les plus acharnés brûleurs de M. de Brienne.
C'est que l'on commençait à voir apparaître au-dessus des têtes de la foule les chapeaux des soldats du guet à cheval, et, ça et là, quelques crinières de chevaux qui secouaient leurs écuyers dans une course rapide.
« Le guet ! le guet ! crièrent alors des milliers de voix effrayées.
- Bah ! le guet ! » répondirent les bravaches accoutumés, depuis leur enfance, à mépriser cette pacifique institution.
Et une partie des spectateurs demeura opiniâtrement à sa place, malgré les efforts des peureux qui voulaient fuir.
A la tête du guet marchait ou plutôt galopait son commandant, le chevalier Dubois, militaire intrépide et patient à la fois, un des types remarquables de ces officiers de gendarmerie câlins et inébranlables comme leurs chevaux, au milieu des tumultes parisiens.
Mais, ce soir-là, le chevalier Dubois avait des ordres sévères, et ne voulait pas admettre qu'on se mît à brûler publiquement des mannequins d'archevêque et de garde des sceaux, à la barbe du bronze de Henri IV, qui, au reste, en riait probablement dans sa barbe.
Il avait donc réuni précipitamment une poignée d'archers à cheval, et se portait sur le lieu de la sédition dans le plus chaud moment de l'effervescence.
Cent cinquante hommes, à peu près, formaient sa troupe ; il la fit entrer de force au milieu de la place Dauphine, devant le bûcher encore flamboyant qui servait de rempart aux émeutiers.
Des cris nombreux, plus ironiques qu'insultants, accueillirent d'abord sa présence.
Il s'avança vers les groupes et leur ordonna de se dissiper.
On lui répondit par des éclats de rire et des huées.
Il ajouta qu'il allait faire charger si la résistance continuait.
On répondit à ses menaces par des coups de pierre et des coups de bâton.
Le chevalier Dubois se retourna vers ses hommes et leur commanda aussitôt la charge simple.
Les cavaliers mirent leurs chevaux au trot ; puis gagnant un peu d'espace, grâce à la panique qui éclaircit les derniers groupes, ils prirent le galop, et une déroute eut lieu parmi les curieux, qui se renversèrent les uns sur les autres.
En effet, dans les émeutes de Paris, il y a toujours deux éléments distincts : l'émeutier, qui se met en avant pour commencer le désordre, et le curieux, derrière lequel s'abrite l'émeutier lorsque les choses sont en train.
Seulement à cette époque, les émeutiers jouaient beau jeu, bel argent : ils provoquaient et résistaient. Conviction profonde ou conscience, ils travaillaient à leur compte, ou au compte des payants, mais enfin ils travaillaient.
La charge des cavaliers dissipa tous les curieux ; il ne resta que les émeutiers.
Parmi les curieux, Rétif et Ingénue essayèrent les premiers de fuir ; un gros de gens épouvantés les sépara, et Rétif tomba dans un pêle-mêle effroyable de jambes, de bras, de perruques et de chapeaux qui cherchaient leurs maîtres ou que leurs maîtres cherchaient.
Ingénue, demeurée seule, poussait des cris affreux, à chaque ruade qui lui arrivait de cet animal sans frein, sans raison, qui se cabrait sous la terreur, et qu'on appelle la populace en déroute.
Déchirée, empêtrée, meurtrie, elle allait tomber à son tour, quand soudain, aux cris qu'elle proférait, un jeune homme accourut, renversant plusieurs personnes, parvint à elle, l'enleva par le milieu du corps, et, l'attirant à lui avec une force dont on ne l'aurait pas cru capable :
« Mademoiselle, mademoiselle, dit-il, hâtons-nous !
- Monsieur, que voulez-vous ?
- Eh ! mademoiselle, vous tirer d'embarras.
- Où est mon père ?
- Il s'agit bien de votre père ! mais vous allez être étouffée.
- Mon Dieu !
- Profitez du vide qui s'est fait par ici.
- Mon père !...
- Allons ! allons ! le guet va tirer ; les balles sont aveugles... Venez, mademoiselle, venez ! »
Ingénue ne résista plus en entendant les cris de rage des émeutiers refoulés, les imprécations des cavaliers frappés dans les ténèbres. Tout à coup, une détonation se fit entendre : c'était un coup de pistolet qui venait d'atteindre à l'épaule le commandant Dubois.
Furieux, il cria à ses cavaliers de faire feu.
Ses cavaliers obéirent.
La fusillade commença, et, dès la première décharge, on put compter dix ou douze cadavres sur le pavé.
Pendant ce temps, Ingénue, entraînée rapidement par son sauveur inconnu, se dirigeait vers le quartier qu'elle habitait, en répétant sans cesse :
« Mon père ! où est mon père ?
- Votre père, mademoiselle, aura sans doute regagné sa maison dans l'espoir de vous y retrouver... Où habite-t-il ? où habitez-vous ?
- Rue des Bernardins, près de la place aux Veaux.
- Eh bien, conduisez-moi de ce côté, dit le jeune homme.
- Mon Dieu, monsieur, je connais peu Paris, dit Ingénue ; je ne sors jamais seule, et, d'ailleurs, en ce moment, je suis si troublée... Oh ! mon père ! mon pauvre père ! pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé !
- Mon ami, dit l'inconnu se tournant vers un homme qui paraissait faire la même route que lui, indiquez-moi la rue des Bernardins, s'il vous plaît. »
L'homme s'inclina sans répondre, et, plutôt de l'air d'un guide qui obéit que d'un passant qui rend un service, il prit les devants.
Au bout de trois ou quatre cents pas :
« Oh ! s'écria Ingénue, nous y voilà ! nous sommes dans la rue !
- Bien ! maintenant vous n'êtes plus si troublée que vous ne reconnaissiez la maison, n'est-ce pas, mademoiselle ?
- Oui, monsieur, oui. »
Et Ingénue, plus tremblante à mesure qu'elle approchait davantage, doubla le pas.
Ils arrivèrent enfin devant la porte de Rétif, dans un enfoncement sombre de cette rue sombre et solitaire qu'éclairait seule une rouge lanterne balancée tristement au vent de l'orage.
Ingénue se hasarda seulement alors à regarder en face celui qui l'avait sauvée.
C'était un homme jeune, d'une figure noble, d'une taille élégante ; ses habits, un peu en désordre, révélaient – moins encore que le parfum aristocratique qui s'échappait de sa coiffure, de son linge, de toute sa personne enfin – l'homme de qualité.
Tandis qu'Ingénue le remerciait en le regardant avec timidité, ce jeune homme la trouvait belle, et le lui disait par des regards audacieux.
Ingénue détacha son bras du bras de l'inconnu.
« Est-ce que vous ne m'offrirez pas de monter un peu, ne fût-ce que pour m'assurer que vous êtes en sûreté tout à fait ? demanda-t-il à Ingénue avec cet accent sans façon qui appartenait alors à cette classe de la société habituée à ne se rien voir refuser.
- Monsieur, mon père n'étant pas au logis, répliqua Ingénue, je n'ose prendre sur moi de vous faire entrer chez lui.
- Comment allez-vous rentrer vous-même, alors ?
- J'ai ma clef... la clef de l'allée.
- Ah ! fort bien !... Vous êtes belle, mon enfant !
- Monsieur ! dit Ingénue avec un soupir qui trahissait toute son angoisse.
- Que voulez-vous ?
- Monsieur, je meurs d'inquiétude sur le sort de mon père.
- Ah ! vous voudriez me voir déjà parti ?
- Oh ! si vous pouviez sauver mon père, comme vous m'avez sauvée, monsieur !
- Elle est charmante !... Comment se nomme-t-il, votre père ?
- C'est un écrivain qui s'appelle Rétif de la Bretonne.
- L'auteur du Pied de Fanchette et de La Paysanne pervertie !... Tiens ! vous êtes sa fille ! Et comment vous appelez-vous, vous ?
- Ingénue.
- Ingénue ?
- Oui, monsieur.
- Adorable ! et, en tout, digne de votre nom ! »
Et l'inconnu salua en faisant un pas en arrière, afin de mieux voir encore la jeune fille, qui se trompa à ce mouvement, qu'elle prit pour une marque de respect.
« Je rentre, monsieur, dit alors Ingénue ; mais votre nom, je vous prie, pour que je sache à qui nous devons tant !
- Mademoiselle, répliqua le jeune homme, j'aurai l'honneur de vous revoir.
- Mon Dieu !...
- Qu'avez-vous ?
- Cet homme qui se tient là dans l'ombre, et qui semble attendre, après nous avoir suivis.
- Eh ! mais c'est celui qui nous a si complaisamment servi de guide.
- Mais que veut-il, puisque nous sommes arrivés ?... Monsieur, prenez garde, notre rue est bien déserte !
- Oh ! ne craignez rien, mademoiselle ! cet homme...
- Eh bien ?
- Eh bien, cet homme est à moi. »
Ingénue frémit en voyant l'immobilité de ce fantôme. Elle prit sa clef, et, saluant son sauveur, elle se préparait à rentrer chez elle ; mais l'inconnu l'arrêta.
« Il me vient une idée, dit-il, ma belle enfant...
- Quoi donc, monsieur ?
- Cette impatience n'est guère naturelle : on ne quitte pas si vite un homme qui vous a rendu service, quand on n'en attend pas un autre.
- Oh ! monsieur ! pouvez-vous croire... ? s'écria Ingénue rougissant d'abord, puis pâlissant ensuite.
- On a vu des choses plus extraordinaires que cela... Pourquoi une jolie fille comme vous n'aurait-elle pas un amant ? »
Ingénue, honteuse, et plus effrayée encore que honteuse, ouvrit brusquement sa porte, et se glissa dans l'allée ouverte.
Le jeune homme eût vainement essayé de la suivre, tant son action fut rapide et adroitement menée.
La porte se referma, et la clef tourna deux fois dans la serrure.
« Une anguille ! s'écria l'inconnu, une véritable anguille ! »
Il se tourna vers l'homme qui se tenait près du ruisseau, et attendait.
« Auger, dit-il, tu as bien vu cette jeune fille ? tu sais son adresse ? tu sais le nom de son père ? Rappelle-toi une chose, c'est que, cette jeune fille, il me la faut !
- Vous l'aurez, monseigneur ! répondit respectueusement l'homme à qui ces paroles venaient d'être adressées. Mais je ferai observer à Votre Altesse royale que Paris n'est pas sûr à présent, qu'on a fusillé beaucoup là-bas, et qu'on fusille encore à la place de Grève. Les balles sont aveugles, comme disait tout à l'heure Son Altesse à cette petite demoiselle.
- Partons alors ; mais retiens bien l'adresse.
- C'est fait, monseigneur, c'est fait !
- Tu crois bien qu'elle attend un amant, n'est-ce pas ?
- J'aurai l'honneur de dire cela demain à Votre Altesse. »

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