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Chapitre XXIII
Christian

Ingénue rentra donc chez elle d'autant plus vite qu'elle craignait une chose, et qu'elle en espérait une autre : elle craignait un jeune homme dans la rue ; elle espérait un autre jeune homme dans la maison.
Voilà pourquoi elle avait désiré rentrer si tôt ; voilà pourquoi elle avait tant regardé au coin des rues, tandis que Rétif dépensait en vain pour elle sa plus pure morale, conçue en des termes assez élégants pour mériter l'impression ; voilà pourquoi, enfin, au lieu d'être sensible comme elle l'eût été peut-être au dévouement de cet inconnu qui l'avait arrachée du milieu de la foule, à la place Dauphine, elle se contentait de le remercier de façon a lui inspirer des soupçons.
La grande vertu des jeunes filles ressemble à la pureté des lacs qui réfléchissent ; leur limpidité est en raison de la sérénité du firmament.
Celui qu'Auger avait appelé monseigneur paraissait donc n'avoir pas porté un jugement téméraire.
En effet, quand Ingénue entra, et qu'elle eut monté deux étages, elle trouva sur le palier, assis, la tête dans ses mains, un autre jeune homme, qui se leva en reconnaissant son pas.
« Est-ce vous, mademoiselle Ingénue ? lui dit-il.
- C'est moi, monsieur Christian.
- Je vous attendais bien impatiemment ! Votre père monte-t-il ? prend-il, comme d'ordinaire, sa chandelle chez l'épicier voisin ?
- Mon père n'est pas rentré, mon père ne rentrera peut-être pas...
- Comment ! de quel ton me dites-vous cela, mademoiselle ?
- Vous ne savez donc pas qu'on se bat ?
- On se bat ! où donc ?
- Au Pont-Neuf, le guet et les bourgeois.
- Est-ce possible ?
- On tire des coups de fusil, on tue tout le monde... J'ai failli être tuée ; mon pauvre père l'est peut-être ?
- Ne pleurez pas ! ne pleurez pas ! il y a espoir.
- Oh ! non, il serait rentré.
- Espérez, vous dis-je... puisque vous êtes rentrée, vous.
- On m'a sauvée ! mais lui...
- Qui vous a sauvée ?...
- Un homme, un jeune homme... Ah ! monsieur Christian, mon père ne revient pas !
- Voulez-vous que j'aille à sa recherche ?
- Je le voudrais... et...
- Je comptais sur ce moment pour vous dire un seul mot, un seul !... Je sais où vous avez dîné, je vous ai vue partir avec votre père, quand les ouvriers de M. Réveillon étaient sur la porte ; j'ai pris les devants pour arriver le premier, et vous attendre sur l'escalier.
- Mais, monsieur Christian...
- Ah ! que vous avez tardé ! comme j'ai attendu avec angoisse ! comme j'ai souvent ouvert et fermé la porte de cette petite chambre que j'ai louée dans la maison, pour avoir le droit d'y entrer avec une clef commune à tous les locataires ! Ah ! mademoiselle Ingénue, voilà six semaines que je vous vois tous les jours, et voilà trois jours que je vous parle ainsi à la dérobée : je n'y tiens plus, il faut que vous me disiez ce que vous pensez de moi.
- Monsieur Christian, je pense que vous êtes un jeune homme très bon et très indulgent pour moi.
- Est-ce tout ?
- Mais cette chambre que vous avez louée et que vous n'habitez pas, ce costume qui n'est pas votre costume ordinaire, cette hâte que vous avez de me demander ce que l'habitude seule peut inspirer aux femmes...
- L'habitude ?...
- Enfin, monsieur Christian, vous voyez clair dans votre coeur, vous ; moi, je ne vois pas clair dans le mien.
- Mademoiselle, il me semble que, si des voisins nous apercevaient causant ainsi sur le palier, vous pourriez être compromise.
- Disons-nous adieu, alors, monsieur Christian.
- Quoi ! vous ne m'accorderez pas même de m'asseoir une fois dans votre appartement, d'y causer avec vous ?... Enfin, mademoiselle, vous ne m'aimez donc pas ?
- Comme vous y allez, monsieur Christian ? vous aimer !
- Oh ! je vous ai crue plus sensible : vos yeux disaient autre chose que ce que dit votre bouche.
- On vient de là-haut... Partez ! partez !
- C'est cette vieille si curieuse, de qui je loue ma chambre... Si elle nous a vus...
- Mon Dieu ! fit Ingénue, partez !
- Et voici une porte qui s'ouvre à l'étage du dessous ! Comment faire !
- On pensera mal, et je ne fais pas de mal ! s'écria Ingénue avec chagrin.
- Vite, vite ! entrez chez vous ! La vieille descend, et le voisin du dessous monte. »
Ingénue, sous l'empire de la peur, ouvrit l'appartement, par la porte duquel Christian se précipita derrière elle. Ils refermèrent les verrous aussitôt, Christian avec un coeur palpitant, Ingénue avec une sorte de désespoir qui s'augmentait de ses inquiétudes sur le sort de son père.
Tout à coup, un pas rapide retentit sur le palier : une voix éclatante, empressée, se fit entendre.
« Ingénue ! Ingénue ! criait Rétif, es-tu là ?
- Mon père ! mon père ! répondit du dedans la jeune fille, moitié joyeuse, moitié effrayée.
- Ouvre donc, alors, dit Rétif.
- Que faire ? murmura Ingénue à Christian.
- Ouvrez ! répliqua celui-ci. »
Et il ouvrit lui-même.
Rétif se précipita dans les bras de sa fille, en pleurant de joie.
« Nous sommes donc sauvés tous deux ? dit-il.
- Oui, mon père ! oui... Comment vous êtes-vous échappé ?
- Foulé aux pieds, renversé ! par bonheur, j'ai échappé aux coups de feu... puis j'ai pris ma course en te cherchant, en t'appelant... Oh ! que j'ai souffert dans la route ! que j'ai souffert en ne voyant pas la fenêtre éclairée ! Mais Dieu soit béni ! te voilà ! Comment t'es-tu échappée à ton tour ?
- Un généreux inconnu m'a emportée, ramenée ici...
- Oh ! tu n'as pas allumé ta lampe ! Que cette obscurité m'a fait peur !
- Bon père !... »
Et Ingénue embrassa Rétif une fois encore.
Elle espérait que Christian profiterait de ce moment pour se cacher ; mais, au contraire, il s'avança, et, par-dessus l'épaule de l'enfant, Rétif aperçut Christian, qui le saluait.
« Qu'est-ce là ? dit-il. Bonjour monsieur... Ah ! monsieur est ici ! »
Ingénue balbutia.
« Monsieur, répliqua Christian en s'approchant du bonhomme, vous êtes surpris à bon droit de me voir chez mademoiselle...
- Sans lumière ! » ajouta Rétif.
Ce mot, sans lumière, tomba d'aplomb sur la jeune fille, qui baissa la tête.
« A moins, continua le père, que vous ne soyez, monsieur, le sauveur d'Ingénue ; auquel cas, vous me voyez tout disposé à vous remercier. »
Rétif se rappelait ses scènes du père dans La Paysanne pervertie ; il jouait son rôle noble avec majesté.
Le jeune homme ne fut pas déconcerté ; tandis qu'Ingénue tremblante allumait une chandelle, il reprit :
« Je suis venu ici, tout à l'heure, monsieur, pour déclarer mon amour à mademoiselle.
- Oh ! oh ! s'écria Rétif un peu surpris, vous connaissiez donc Ingénue ?
- Depuis longtemps, monsieur.
- Et je l'ignorais !
- Mademoiselle aussi l'ignorait... je n'ai eu l'honneur de l'entretenir que trois fois, par rencontre.
- En vérité ! comment cela ?
- Monsieur, j'habite une chambre dans cette maison. »
Rétif marchait de surprise en surprise.
Christian continua.
« Je suis un ouvrier ciseleur, dit-il ; je gagne de quoi vivre honorablement. »
Rétif abaissa ses yeux gris sur les mains du jeune homme.
« Combien gagnez-vous ? dit-il.
- De quatre à six livres par jour.
- C'est joli ! »
Et Rétif continuait de regarder les mains de Christian, lequel, s'apercevant enfin de cette observation, cacha brusquement, en les frottant les uns contre les autres, ses doigts un peu blancs pour des doigts de ciseleur.
Rétif demeura quelques instants silencieux.
« Et, dit-il ensuite, vous venez pour dire à ma fille que vous l'aimez ?
- Oui, monsieur, je suis arrivé au moment où mademoiselle fermait sa porte ; je l'ai priée instamment de vouloir bien me laisser entrer...
- Elle a consenti ?
- Je lui parlais de vous, monsieur, de vous, dont elle était inquiète.
- Oui, oui, de moi, dont elle était inquiète... »
Rétif regarda Ingénue, rose comme une rose, et les yeux languissants. « Etait-il possible, pensa-t-il, qu'elle n'aimât pas, ou ne fût pas aimée ? »
Il prit le jeune homme par la main.
« Je sais vos impressions, dit-il ; maintenant, voyons vos intentions.
- Je voudrais obtenir de vous mademoiselle Ingénue en mariage, si elle consentait à m'aimer.
- Vous vous nommez ?
- Christian.
- Christian ! ce n'est pas un nom.
- C'est le mien.
- C'est un nom étranger.
- Je suis étranger, en effet, ou plutôt je suis né de parents étrangers : ma mère est Polonaise.
- Et vous êtes ouvrier ?
- Oui, monsieur.
- Ciseleur ?
- J'ai eu l'honneur de vous le dire, interrompit Christian, étonné et même inquiet de la persévérance de Rétif à le questionner.
- Reste ici, Ingénue, dit Rétif, que je montre à monsieur l’intérieur de cette famille dans laquelle il sollicite l'honneur d'entrer. »
Ingénue s'assit près de la table. Christian suivit Rétif.
« Vous voyez ici mon cabinet de travail, dit le romancier en introduisant Christian dans une chambre voisine, pauvrement tapissée de portraits et de gravures ; là sont les portraits de tous ceux qui m'ont engendré, là les images de ceux à qui j'ai donné le Jour. Ces pastels représentent mes père, mère, grand-père et grand-mère ; ces gravures sont les sujets des scènes les plus intéressantes de mes romans. Les premiers étaient et sont encore des cultivateurs honorables, sortis du peuple – bien que je prétende remonter à l'empereur Pertinax, comme vous le savez.
- J'ignorais..., dit le jeune homme surpris.
- C'est que vous n'avez pas lu mes ouvrages, dit froidement Rétif ; vous y auriez trouvé une généalogie que j'ai dressée moi-même, et qui prouve irrécusablement que ma famille descend de Pertinax, lequel nom signifie Rétif en latin.
- J'ignorais, répéta Christian.
- Cela doit vous importer peu, dit Rétif. A vous ouvrier ciseleur, que fait un beau-père descendu d'un empereur ? »
Christian rougit sous le regard du romancier. Il est vrai que ce regard s'était armé d'une perspicacité gênante.
« Mais, poursuivit Rétif, ce qui va vous surprendre, c'est que le sang des empereurs s'est si bien atténué dans mes veines, que le cultivateur domine maintenant, et que jamais empereur n'obtiendrait la main de ma fille, s'il la demandait ; j'ai renversé l'échelle généalogique, au point que le cultivateur me paraît être l'idéal de l'aristocratie : m'allier avec un roi serait pour moi déroger ; je n'accepterais même pas un simple gentilhomme. »
Ce disant, Rétif reprit son investigation des mains et du visage de Christian.
« Qu'en pensez-vous ? fit-il après ce discours !
- Tout ce que vous me dites là, monsieur, répliqua le jeune homme, est d'un raisonnement parfaitement sage ; mais il me semble que vous retournez le préjugé d'une façon très arbitraire et bien tyrannique.
- Comment cela ?
- Oui, la philosophie écrase la noblesse de race ; mais je crois que les philosophes, en s'acharnant à détruire le principe, respectent encore, au fond, les bonnes exceptions.
- Assurément !... Mais où voulez-vous en venir ?
- A rien, monsieur, à rien, dit vivement Christian.
- Cependant, vous défendez contre moi la noblesse, vous, ouvrier ciseleur !
- De même que vous l'attaquez contre moi, ciseleur, vous, descendant de l'empereur Pertinax. » Rétif demeura battu mais peu content.
« Vous avez de l'esprit, monsieur, dit-il.
- Que j'en aie juste assez pour vous comprendre, monsieur, c'est tout ce que j'ambitionne, répondit Christian. »
Rétif sourit.
Christian s'était raccommodé, par cette réponse gracieuse, avec son futur beau-père.
Mais ce n'était pas le compte de Rétif : il était ce que veut dire son nom français, ce que veut dire pertinax en latin : entêté !
« Avouez-moi, dit-il au jeune homme, que vous êtes venu ici, comme tous les jeunes gens, pour vous faire aimer de ma fille Ingénue, et que vous n'avez pas d'autre but.
- Vous vous trompez, monsieur, puisque je demande mademoiselle votre fille en mariage.
- Avouez-moi, du moins, que vous savez être aimé d'elle.
- Faut-il que je sois franc ?
- Puisqu'il n'y a pas d'autre moyen, soyez-le.
- Eh bien, j'espère que mademoiselle Ingénue n'a pas d'éloignement pour moi.
- Vous l'avez vu à des signes certains ?
- Il me semble l'avoir remarqué.
- Dans vos rencontres ?
- Oui, monsieur, et c'est ce qui m'a enhardi, continua le jeune homme, dupé par la fausse bonhomie du romancier.
- Je vois donc, s'écria celui-ci en se relevant tout à coup, que vous aviez déjà pris vos mesures ; que vous aviez habilement employé contre la pauvre Ingénue vos séductions et vos pièges !
- Monsieur !
- Je vois que vous vous êtes rapproché d'elle en prenant ce logement dans la maison, et que, ce soir, me croyant absent, tué peut-être, vous vous étiez introduit près d'elle !
- Monsieur ! monsieur ! vous me jugez indignement !
- Hélas ! monsieur, je suis un homme expérimenté ; je connais les ruses : je suis en train d'écrire un livre qui sera mon grand ouvrage, et qui a pour titre : Le Coeur humain dévoilé.
- Vous ne connaissez pas le mien, monsieur, je crois pouvoir vous l'affirmer.
- Qui dit le coeur humain dit tous les coeurs.
- Je vous proteste...
- Ne protestez pas, ce serait inutile... Vous avez entendu tout ce que je vous ai dit ?
- Oui, certes ; mais laissez-moi parler à mon tour.
- A quoi bon ?
- Ce n'est pas d'un homme équitable, de se faire juge et partie dans sa cause ! ce n'est pas d'un romancier qui peint si bien les sentiments, de n'écouter aucun sentiment ! laissez-moi parler.
- Parlez, puisque vous y tenez absolument.
- Monsieur, si votre fille a quelque penchant pour moi voulez-vous la faire malheureuse ?... Je ne vous dis rien de moi cependant, je vaux peut-être qu'on en parle.
- Ah ! s'écria Rétif sautant sur ce mot – prétexte qu'il attendait – ah ! oui, vous valez... vous valez... mais Dieu sait si ce n'est pas là précisément ce que je vous reproche ! Vous valez trop, disons-le.
- Pas d'ironie, je vous en conjure.
- Eh ! je ne suis pas ironique, mon cher monsieur ! Vous savez mes conditions, mon ultimatum, ainsi qu'il se dit en politique.
- Répétez-le-moi, s'écria le jeune homme, abîmé de tristesse.
- Un ouvrier, un marchand, seront les seuls prétendants que j'accepterai pour ma fille.
- Puisque, je suis ouvrier..., dit timidement Christian. »
Mais Rétif, élevant la voix :
« Un ouvrier ? un marchand ? répéta-t-il. Regardez vos mains, monsieur, et faites-vous justice ! »
A ces mots, se drapant dans sa mauvaise redingote avec un geste majestueux, Rétif salua le jeune homme d'un air qui n'admettait plus ni contestation ni réplique.

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