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Chapitre XXXVII
Comment la comtesse comprenait l'amour

La comtesse et son fils restèrent un instant étonnés et comme étourdis de cette brusque sortie.
« Voilà un singulier homme ! dit la comtesse à Christian quand Marat fut sorti.
- Je le crois bon, dit Christian d'une voix faible.
- Bon ? répéta la comtesse.
- Oui, l'on ne peut juger les hommes que relativement, et sa conduite vis-à- vis de nous, ou plutôt vis-à-vis de moi, est celle d'un bon et excellent homme ; cependant...
- Cependant ? répéta encore la comtesse.
- Cependant, j'aimerais beaucoup à n'être plus ici, dit Christian.
- Je le voudrais aussi ; mais est-ce cela qui t'attriste ?
- Je ne suis pas triste, ma mère.
- Tu as peut-être quelque chagrin caché... Voyons, si cela est, le moment est venu de me le dire.
- Je n'ai aucun chagrin, ma mère. »
La comtesse regarda son fils ; mais Christian, comme s'il n'eût pas eu la force de fixer longtemps la vue sur sa mère, détourna les yeux en soupirant.
Sa mère l'observa plus attentivement que jamais.
« Tu n'es pas amoureux ? demanda-t-elle après un silence.
- Moi ? fit le jeune homme. Non, ma mère.
- Oh ! dit-elle, c'est que l'on assure que l'amour rend parfois les gens très malheureux. »
Cet on assure, dans la bouche d'une femme de trente-trois ans, étonna Christian, qui sourit et releva son regard sur sa mère.
« Toutefois, continua celle-ci sans paraître en rien troublée d'entamer une si singulière discussion avec son fils, ce ne peut être qu'une de ces douleurs comme on en a mille dans la vie, douleur passagère et qu'il faut savoir supporter sans faiblesse... N'es-tu pas de mon avis, Christian ?
- Oui, ma mère, répondit le jeune homme.
- En effet, continua la comtesse avec ce même ton froid et dissécateur qui lui était habituel, quel chagrin comporte l'amour ? Un seul !
- Lequel, ma mère ? demanda curieusement le jeune homme en essayant de se retourner pour mieux voir les traits de cette femme qui venait de dire que l'amour ne comportait qu'une douleur.
- Eh bien, répondit la comtesse, le chagrin de n'être point aimé quand on aime.
- Ainsi, ma mère, dit Christian avec un triste sourire, vous croyez que c'est là le seul ?
- Au moins, je n'en suppose pas d'autre.
- Seriez-vous assez bonne pour m'expliquer cela, ma mère, je vous prie ?
- D'abord, ne vous fatiguez point, Christian, et, s'il est possible, ne changez pas de position.
- J'écoute.
- Ainsi, dit la comtesse, partons d'un principe...
- Et ce principe ? demanda Christian.
- C'est que l'on n'aime que des gens dignes de soi.
- Voyons, ma mère, dit froidement le jeune homme, ce que vous entendez par des gens dignes de nous.
- J'entends, mon fils, que nous sommes nés d'une certaine façon, élevés d'une certaine façon ; que nous vivons enfin d'une certaine façon qui n'est pas celle de tout le monde... Admettez-vous cela, Christian ?
- C'est vrai, ma mère... relativement, du moins. »
Le jeune homme prononça ces derniers mots si bas, que sa mère ne les entendit point.
« Or, si nous sommes ainsi, continua la comtesse, nous avons le droit de demander les mêmes conditions aux gens qui nous aiment... Je ne dis pas, entendez-vous bien ? aux gens que nous aimons, car je n'admets pas que l'on aime lorsque l'on n'a pas, vis-à-vis de soi-même, le droit absolu d'aimer. »
Christian fit un mouvement dans son lit.
« N'êtes-vous point de mon avis, mon fils ? dit la comtesse.
- Je vous trouve exclusive, madame.
- Nécessairement !... Croyez-vous possible qu'on aime ayant un reproche à s'adresser ?
- Et mettez-vous au nombre de ces impossibilités l'inégalité des conditions, ma mère ? dit Christian faisant un effort sur lui-même pour risquer cette interrogation.
- Oh ! avant toute chose ! »
Christian fit un mouvement plus accusé encore que le premier.
« Vous allez dire, continua la comtesse, que je sacrifie aux anciens préjugés, aux préjugés de ma caste ; oui, certes, et ce n'est point un tort. Comment faites-vous les belles et bonnes races de chevaux de notre pays, ces nobles familles de chiens fameux qui abattent nos loups et nos ours, ces riches espèces d'oiseaux qui chantent jusqu'à la mort ? C'est en prenant le soin absolu de ne pas croiser les races nobles avec les races ignobles.
- Ma mère, dit Christian, vous ne parlez là que d'animaux, et, par conséquent, vous comptez sans l'intelligence que Dieu leur a refusée, et nous donne, à nous, vous comptez sans l'âme surtout, qui peut être de bonne race dans un corps plébéien.
- Exception dont vous comprendrez facilement que je ne veuille pas courir la chance, repartit la fière comtesse. Ecoutez, Christian, j'avais une admirable cavale, vous savez, celle à qui je fis faire avec moi soixante et dix lieues en deux jours et qui n'en mourut point ; vous m'avez entendu raconter cette histoire, n'est-ce pas ?
- Oui, ma mère.
- Eh bien, elle vivait en état de liberté, toujours bondissant par monts et par vaux, ne venant qu'à mon appel ; elle abusa de cette liberté et se mésallia. De cette mésalliance naquit Chosko, pauvre animal chétif qu'on donnait aux enfants peureux pour leurs promenades. Souvenez-vous, au contraire, maintenant, du cheval noir qu'elle eut, alliée au cheval de bataille du roi Stanislas, ce terrible animal, noble de père et de mère, et noble comme son père et sa mère... Eh bien, vous ne répondez pas, Christian ?
- Ma mère, je pense...
- Vous pensez ?
- Que les premiers hommes créés par Dieu furent peut-être une race choisie, parfaite même ; mais ne m'accordez-vous pas que, depuis, quelques types égarés attendent çà et là, perdus dans le monde, l'intelligente combinaison qui les rapproche ?
- Vous n'appelez pas l'amour une intelligente combinaison, je suppose ? dit la comtesse.
- Pourquoi non, ma mère, puisque c'est la transmission de l'esprit divin dans les formes humaines, et que les animaux qui éprouvent le besoin, qui ressentent le désir, ne connaissent point l'amour.
- Prenez garde, mon fils ! répliqua la comtesse ; si vous appelez intelligence la combinaison de l'amour, vous lui attribuerez alors tous les caractères de la spontanéité, de la volonté même ; vous ne donnerez jamais rien au hasard, à l'imprévu ; vous ne direz jamais que l'on a été entraîné malgré soi, qu'on a puisé l'amour dans une rencontre, au confluent de deux courants électriques, ainsi que le disent les forts esprits encyclopédiques de France. »
Christian resta muet.
« Vous me donnez raison, n'est-ce pas ? dit la comtesse.
- Ma mère, adopter votre théorie, ce serait – excusez-moi –, ce serait supprimer tout ce qu'il y a de puissant et de poétique dans l'amour. Aimer malgré soi, croyez bien cela, ma mère, ce n'est point être le jouet du hasard, c'est subir la nécessité, obéir à la volonté de Dieu !... Direz-vous encore, ma mère, que l'amour n'est pas une combinaison intelligente ? »
Christian croyait avoir embarrassé sa mère.
« Allons donc ! dit-elle, vous raisonnez comme un Marat qui fuit le jour et les hommes, parce que, voyant le monde avec ses yeux jaunes, rien ne lui paraît beau ni bon à connaître. Au lieu de chercher des exceptions, mon fils – ce qui est toujours un métier fort hasardeux – laissez-vous aller à trouver dans la vie ce qu'elle nous offre de bon à chaque pas.
- Oh ! ma mère ! ma mère ! » fit Christian avec un sombre sourire.
Et son regard mélancolique s'arrêta sur sa jambe blessée.
La comtesse comprit ce regard, mais se méprit à l'intention.
« Un malheur de quarante jours ! dit-elle ; n'allez-vous pas le comparer à un éternel malheur ? Je vous le répète, mon cher enfant, la vie s'offre à vous comme un beau jardin planté d'arbres excellents ; vous êtes au milieu des fruits les plus savoureux, et vous iriez chercher dans le buisson une baie sauvage, indigeste et fade... Oh ! je suis bien sûre que vous ne ferez jamais cela qu'en théorie, Christian !
- Expliquez-vous mieux, ma mère, murmura le jeune homme d'une voix étouffée ; il me semble que vous parlez très sérieusement.
- Moi ? Point du tout, répondit la comtesse Je vous ai demandé tout à l'heure si vous étiez amoureux ; vous m'avez répondu : " Non. " Si vous l'étiez, ce serait de façon à devenir facilement heureux : vous êtes d'une grande famille, Christian ; vous n'avez pas de frère ; une fortune princière vous attend ; votre maître, M. le comte d'Artois, est fils de France. Quel chagrin pourriez-vous trouver dans l'amour ? Aimez la fille d'un prince, nous vous la ferons obtenir... Aimez – puisque ce mot se dit pour toutes les amours –, aimez une fille du peuple, prenez-la pour tout le temps que durera votre amour, et, après, estimez le bonheur qu'elle vous aura donné, et payez le ce qu'il vaudra. »
La comtesse se croyait encore en Pologne, où tout seigneur a tout droit sur sa vassale.
Christian pâlit et se rejeta en soupirant sur son lit.
La comtesse, effrayée, se pencha vers lui.
« Qu'avez-vous, Christian ? demanda-t-elle.
- Rien, répondit le jeune homme, je souffre !
- Ah ! dit la comtesse en se levant, je donnerais dix années de ma vie pour vous voir marcher dans cette chambre.
- Et, moi, je donnerais vingt ans de la mienne pour pouvoir marcher dans la rue » , murmura le pauvre enfant.
La conversation en demeura là ; seulement, la comtesse comprit que son fils avait un secret pour elle, et Christian comprit qu'il n'avait pas de mère pour la confidence de son secret.
Comment, après cette fière théorie de l'amour professée par la comtesse, n'eût-il pas enfermé au plus profond de son coeur l'amour qu'il éprouvait pour Ingénue ? et comment n'eût-il pas souffert le plus cruel martyre, seul, livré à sa mère, sur un lit d'angoisses, incapable de faire un mouvement, ne pouvant ni écrire, ni s'informer, ni envoyer de messages ?
Une seule chose consola le pauvre malade : il connaissait la régularité monotone de la vie d'Ingénue ; cette monotonie durait depuis dix-sept ans : il espérait que, lui absent, cette monotonie continuerait comme lui présent. Pourquoi l'avenir ne serait-il point la fidèle image du passé ?
Puis il avait encore un autre espoir : il connaissait le bonhomme Rétif, essentiellement impressionnable ; il se doutait que l'accident de la blessure ôterait au père une partie de son irritation contre le prétendu séducteur de sa fille.
Enfin, il espérait, comme espèrent tous ceux à qui le Seigneur n'a pas fermé le trésor inépuisable de ses bénédictions !

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