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Chapitre XXXVIII
Ingénue sort seule et rencontre un homme et une femme

Quant à Ingénue, l'accident arrivé à Christian l'avait délivrée des soupçons paternels. Rétif savait parfaitement que, si Christian ne mourait pas du coup, la blessure était du moins assez dangereuse pour qu'il gardât le lit très longtemps. Ingénue était donc affranchie de toute surveillance, et elle avait complètement repris, comme auparavant, les rênes de la maison.
En effet, le brave écrivain, débarrassé de Christian, et réconcilié avec son ennemi Auger, ne voyait plus rien de dangereux au monde pour lui ni pour sa fille ; il allait et venait du matin au soir, indifféremment, promenant Ingénue comme une merveille bonne à faire voir aux Parisiens, soit que, fatigués de la pluie, ils demandassent du soleil, ou que, fatigués du soleil, ils demandassent de la pluie.
Ingénue recommença donc à aller chercher seule, comme autrefois, les provisions du matin ; on la revit dans le quartier, on lui fit compliment sur son innocence, et il n'y a rien qui agace aussi abominablement les jeunes filles qu'un pareil compliment, surtout quand ces jeunes filles sont réellement innocentes.
Et Ingénue, il faut l'avouer, sortait dans un double but ; d'abord dans celui que nous venons de dire, et c'était le but patent, mais dans un autre but encore, bien autrement intéressant pour elle, dans le but de rencontrer Christian.
Hélas ! il n'en fut rien, et nous savons bien, nous, qu'il était impossible qu'elle le rencontrât ; mais elle l'ignorait, elle.
Chaque jour, Ingénue, non pas ramenée, mais rendue à l'espoir par les raisonnements qu'elle s'était faits à elle-même dans le silence de la nuit, sortait en se disant : « Ce sera peut-être pour aujourd'hui » et, chaque jour, elle rentrait plus abattue que la veille.
Seulement, il lui restait un grand doute : ce qu'elle avait entendu dire d'un page du comte d'Artois, blessé, expliquait si bien l'absence de Christian au profit de l'amour, et même de l'amour-propre de la jeune fille, qu'à chaque fois que, désappointée, elle repassait le seuil de la porte sans avoir vu Christian, elle se disait :
« Hélas ! c'était de lui que parlait M. Santerre, et bien certainement il est blessé, mourant, mort peut-être ! voilà pourquoi il ne vient pas. »
Et, après avoir pleuré l'infidélité de Christian, Ingénue pleurait sa mort avec de si grosses larmes, que, tout préoccupé qu'était Rétif à chercher le fil d'un nouveau roman, il vit les yeux rouges de sa fille et se douta de la cause de cette rougeur.
Le hasard fit que, le même jour, du côté de la place de Grève, un écuyer de M. le comte de Provence avait été blessé à la main d'un coup de feu. Une gazette contenait le récit de cet accident ; cette gazette tomba entre les mains de Rétif de la Bretonne, qui, tout joyeux, se hâta de l'apporter à sa fille, pour lui prouver que c'était, non point un page du comte d'Artois qui avait été blessé, mais un écuyer du comte de Provence.
Hélas ! il fallait bien croire qu'aucun accident autre qu'un changement survenu dans les sentiments ne retenait le jeune homme loin de la rue des Bernardins : puisque la gazette avait enregistré l'accident arrivé à l'écuyer de M. de Provence, elle eût tout aussi bien consigné celui qui fût arrivé à un page de M. le comte d'Artois ; c'est aussi ce qu'avait fait la digne gazette ; mais, soit qu'il en eût eu, soit qu'il n'en eût pas eu connaissance, Rétif s'était bien gardé d'apporter à sa fille le numéro qui parlait de la blessure de Christian.
Il en résulta que la jalousie s'empara de la jeune fille, et que, dans son dépit, elle en arriva d'abord à croire qu'elle l'aimait moins, et ensuite – ce qui était plus vrai – qu'elle le haïssait.
Alors, elle résolut sérieusement de le chasser de sa mémoire, et, dans son innocence, elle osa regarder deux ou trois jeunes gens qui la regardaient.
Mais, hélas ! ce n'étaient point là les doux yeux de Christian ; ce n'était point là cette démarche souple, aisée, ce grand air et cette puissante attraction de toute sa personne.
Ingénue s'avouait à elle-même qu'elle haïssait de plus en plus Christian, mais qu'au fond elle ne pouvait s'empêcher de l'adorer.
Or, par suite de cet aveu que la douce jeune fille était forcée de se faire à elle-même, il arriva qu'un jour où Rétif devait dîner avec beaucoup de gens de lettres et de libraires, et que la conversation projetée ne pouvait manquer de devenir difficile pour des oreilles de dix-sept ans, Ingénue déclara à son père qu'elle préférait rester à la maison, déclaration que l'écrivain reçut avec joie.
A quatre heures de l'après-midi – on commençait déjà, les gens avancés surtout, à dîner tard à cette époque –, à quatre heures de l'après-midi, Rétif de la Bretonne sortit donc pour se rendre à son dîner, laissant Ingénue seule à la maison.
C'était ce que désirait la jeune fille.
Tentée du démon de l'amour, Ingénue avait décidé qu'elle profiterait de cette absence de son père pour aller s'enquérir, à la maison de M. le comte d'Artois, de ce qu'était devenu le page inconstant.
Elle attendit quatre heures, et, comme on était arrivé au mois de novembre, il faisait presque nuit ; Rétif ne devait pas rentrer avant dix heures. Elle le suivit des yeux par la fenêtre jusqu'à ce qu'il eût tourné le coin de la rue, et, dès qu'elle l'eut vu disparaître, elle jeta sa mante de laine sur ses épaules, et, forte comme l'innocence, elle descendit et se dirigea par les quais vers les écuries du prince, que ses amies, mesdemoiselles Réveillon lui avaient fait voir un jour en passant dans un fiacre.
Elle marchait rasant les maisons.
Une petite pluie, fine comme les cheveux d'une fée, rayait le ciel et tombait en perles impalpables sur le pavé déjà luisant ; Ingénue, chaussée selon le goût de l'auteur du Pied de Jeannette, risquait avec hésitation sa jolie mule à talon haut sur la surface humide.
Elle relevait de sa main gauche sa jupe brune, et découvrait une jambe fine, délicate, divine, que les maisons seules pouvaient voir et apprécier, tant elle les côtoyait avec prudence.
Et cependant, lorsqu'elle fut parvenue à la hauteur de la rue de l'Hirondelle, il lui arriva une chose aussi étrange qu'inattendue.
Au soupirail de l'une de ces maisons qu'elle rasait comme l'oiseau dont la rue portait le nom, et au niveau du pavé boueux, une tête d'homme se montrait, pareille à celle d'un singe en cage.
Les deux mains de cet homme, empoignant les barreaux de l'ouverture, soutenaient son corps à la portée de la singulière fenêtre qu'il s'était choisie.
On devinait, à la crispation de ses mains terreuses, que l'homme sur lequel nous attirons l'attention de nos lecteurs habitant du souterrain adjacent à la rue, se tenait monté sur quelque escabeau, et prenait par là, de bas en haut, l'air de la rue, que les Parisiens vulgaires ont l'habitude de prendre de haut en bas.
Peut-être – si, curieuse comme il était curieux, Ingénue, distraite un moment, se fût occupée de cet homme –, peut-être eut-elle vu dans le fond de ce souterrain une table éclairée par une chandelle, des papiers, une grosse plume trempant dans une écritoire de plomb, et quelques livres de chimie et de médecine écrasant des brochures sur une chaise de bois grossier.
Mais Ingénue passa si vite, que, loin de voir par sa fenêtre la demeure de l'habitant, elle ne vit même pas l'habitant à sa fenêtre.
Lui la vit bien : la jambe fine passa à trois pouces de ses mains crispées, qui se tenaient aux barreaux ; la jupe de l'innocente Ingénue effleura le nez et les cheveux flottants de cet homme ; enfin, son souffle ardent dut aller frapper la cheville d'Ingénue, transparaissant sous le bas de soie, un peu vieux mais bien tiré. La jeune fille eût senti l'émanation de ce souffle, s'il lui eût été possible, ce soir-là, de sentir quelque chose ; mais elle avait trop à faire déjà, avec le chagrin qui lui gonflait le coeur, de marcher sur le pavé glissant, tout en songeant à l'escapade énorme qu'elle se permettait. L'homme du soupirail, au contraire, ne paraissait pas si préoccupé, car à peine eut-il aperçu cette jambe et ce pied mignon, qu'il poussa comme un rugissement étouffé. Le besoin d'air et de société lui vint alors tout à coup, comme à l'animal qui se réveille vient l'appétit d'une sensation. Il se jeta à bas de son escabeau, passa précipitamment par dessus sa chemise sale une veste sale qu'il décorait du nom de robe de chambre, et, sans perdre de temps à coiffer d'un chapeau ou d'un bonnet ses cheveux gras, il monta quatre à quatre les marches de l'escalier conduisant à la porte d'une cave qui donnait sur une allée, laquelle allée aboutissait à la rue. Ingénue avait eu à peine le temps de faire cinquante pas, quand cet homme, comme un limier, se précipita sur ses traces. Le quartier est coupé de rues tortueuses qui descendent vers le quai : Ingénue venait de s'y perdre, ou à peu près, et elle cherchait son chemin. L'homme du soupirail se présenta donc tout à point au moment où elle hésitait et cherchait autour d'elle en relevant sa jupe un peu plus haut. Elle l'aperçut alors : elle eut peur du feu sinistre qu'allumaient ses yeux, et reprit sa marche sans savoir où elle allait. L'homme aussitôt se mit à la suivre. La peur d'Ingénue redoubla. L'homme lui adressait à demi-voix des mots inintelligibles pour toute autre oreille même que celle d'Ingénue. Elle était, par un détour, revenue sur le quai : elle essaya de retourner sur ses pas ; la pauvre enfant perdait la tête. L'homme, au contraire, avait un but bien arrêté : il raccourcissait les cercles de sa marche, comme l'épervier qui se croit sûr de sa proie raccourcit les cercles de son vol. La solitude et l'obscurité, qui semblaient lui être familière, l’enhardissaient ; il courait, car Ingénue volait et déjà il étendait sa main crochue comme une griffe, pour saisir la jeune fille.
Elle voulut crier ; il s'arrêta, devinant ce qu'elle allait faire.
Ingénue, le voyant s'arrêter, appela toutes ses forces à son aide, et courut plus rapidement.
Mais, comme elle s'était trompée de rue, croyant revenir près de son domicile, elle passa devant une voiture de campagne qui attendait là, dételée, soit les chevaux, soit le cocher, soit des voyageurs.
C'était en face d'une de ces boutiques inexplicables de charbonnier-fruitier- liquoriste-traiteur, comme Paris en a toujours possédé et en possédera toujours ; une de ces boutiques qui sont a la fois des bureaux de cochers, et des maisons de commerce.
Sur le seuil de la boutique, non éclairée encore, derrière là lourde voiture immobile, une forme humaine attendait paisiblement, enveloppée dans un manteau.
Ingénue tournait autour de la voiture, pour fuir l'homme qui s'était remis à la poursuivre, quand, tout à coup, elle alla donner contre cette ombre.
La jeune fille poussa un cri, prise qu'elle était entre ces deux iantails.
« Qu'avez-vous à crier et qui vous fait peur, mademoiselle ? demanda alors une argentine et ferme voix de femme qui sortit presque impérieuse de la coiffe de ce manteau. »
En même temps, la personne qui avait parlé fit un pas dans la rue, venant au-devant de la fugitive.
« Ah ! grâce au ciel, vous êtes une femme ! s'écria Ingénue épuisée.
- Oui, certes, mademoiselle ; vous faut-il protection ? » demanda la nouvelle venue.
Et, en disant ces mots, elle rabattit le capuchon de sa mante et découvrit son visage ; un visage beau et fier, frais et jeune.
Mais la respiration manquait à Ingénue ; et, comme elle ne pouvait plus parler, elle désigna du geste, avec une frayeur inexprimable, l'homme qui la suivait, et qui, en présence de deux femmes réunies, hésitait et demeurait droit, les mains sur les hanches, les jambes écartées, au milieu de la rue, avec un sourire affreux et un air d'ironique bravade.
« Ah ! oui, je devine, ma chère demoiselle, dit la jeune femme a Ingénue en lus prenant le bras ; cet homme vous épouvante, n'est-ce pas ?
- Oh ! oui ! s'écria Ingénue.
- Je comprends cela, il est fort laid. »
Et elle fit un pas pour le regarder de plus près.
« Il est hideux même ! » continua-t-elle en fixant son regard sur cet homme, sans que sa laideur menaçante parût le moins du monde l'effrayer.
Le persécuteur, stupéfait, s'était arrêté, comme nous l'avons dit ; mais à ces paroles auxquelles il ne s'attendait pas, un murmure de rage s'échappa de ses lèvres.
« Hideux, c'est vrai, répéta la jeune femme, mais il ne faut pas avoir peur pour cela. »
Et, faisant encore un pas vers lui :
« Voyons, dit-elle, êtes-vous un voleur, mon drôle ? En ce cas, j'ai là un pistolet pour vous. »
Et elle tira, en effet, un pistolet de sa poche.
L'homme détourna son visage et son corps devant l'arme que l'amazone lui tendait brusquement.
« Non pas, dit-il d'une voix rauque et inquiète, mais toujours railleuse ; je ne suis qu'un admirateur des belles filles comme vous.
- Soyez donc plus beau alors, dit l'étrangère.
- Beau ou non, répondit le cynique interlocuteur, je puis plaire comme un autre.
- Soit ; mais ce n'est point à nous que vous plaisez ni que vous plairez. Je vous invite à passer votre chemin.
- Ce ne sera pas au moins avant d'avoir embrassé l'une ou l'autre de vous deux, dit l'homme, ne fût-ce que pour vous prouver que je n'ai pas peur de votre pistolet, ma belle héroïne ! »
Ingénue poussa un cri en voyant le bras de cette araignée humaine s'avancer vers elle.
L'étrangère remit tranquillement son pistolet dans sa poche et d'une main vigoureuse elle repoussa l'agresseur.
Mais celui-ci ne se tint pas pour battu : il revint à la charge avec des allures joviales qui eussent dégoûté une vivandière.
La jeune femme se sentit effleurée par la main de cet homme ; mais aussitôt, avec le calme d'un duelliste qui fait un pas en arrière pour reprendre l'avantage un instant perdu, elle se recula, et, en se reculant, elle envoya à l'insulteur un soufflet si rude, qu'il alla trébucher dans les chaînes de la voiture. L'homme se releva, hésita s'il ne chercherait point une vengeance que l'arme qu'on lui avait montrée pouvait rendre dangereuse ; puis, prenant le parti de la retraite, il disparut au détour de la rue en murmurant :
« Décidément, je n'ai pas de bonheur avec les femmes, et l'obscurité ne me va pas mieux que le grand jour. »
Et il regagna, maugréant, la porte de sa cave, puis sa table où brûlait encore la chandelle coulante, et sa chaise, sur les livres de laquelle il se laissa tomber en disant :
« Eh bien, soit, puisque Dieu ne m'a pas fait beau, je me ferai terrible !... »

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