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Chapitre XLVI
Comment M. le Comte d'Artois reçut Auger

Malheureusement séparé d'Ingénue par une moitié de Paris, le pauvre Christian ne pouvait entendre cette voix, qui l'eût cependant bien consolé.
Dans ce chaos d'événements, dans ce dédale de pensées, Christian, comme Auger, avait perdu la raison, et succombaitsous la douleur, comme Auger sous la peur et sous le mépris.
Il rentra chez sa mère harassé, livide, effrayant à voir, ne répondit rien aux questions pleines de sollicitude qu'elle lui adressa, et se jeta sur son lit, prenant sa tête entre ses deux mains comme si sa tête eût menacé d'éclater.
Mais bientôt il se releva.
Au milieu de la nuit qui se faisait autour de lui, il distinguait une figure insolente et railleuse.
C'était celle du prince qui lui avait offert le combat qu'il avait eu la force de refuser, tant, à cette époque, une Altesse royale était une chose imposante pour un gentilhomme.
Il venait de prendre une décision : c'était d'écrire au prince.
Sous cette impression, il écrivit une lettre pleine de toute l'amertume de son âme, et l'envoya immédiatement à Versailles, avec ordre de la faire remettre au prince sans aucun délai.
Cette lettre contenait sa démission en bonne forme, et l'assurance que l'honneur d'Ingénue serait bien vengé par la publicité donnée à un si lâche guet-apens.
Puis, n'ayant plus rien à faire désormais, puisque toutes ses espérances et toutes ses amours se trouvaient brisées du même choc, il se remit au lit, afin de donner un peu de repos à sa blessure, que la fatigue et les émotions de la veille avaient envenimée d'une façon alarmante.
Quelque diligence que fît le messager, il ne put arriver à Versailles que vers les neuf heures du matin.
Venant d'un des pages de Son Altesse royale, la missive fut remise au prince aussitôt son réveil.
Le comte d'Artois ouvrit la lettre dans son lit, la lut et commença de la commenter avec une certaine inquiétude, car le temps n'était plus où les peuples gémissaient sans espoir sous la pression de la noblesse ; l'air précurseur des révolutions commençait à souffler ; l'éclair du 14 juillet brillait à l'horizon ; la foudre du 10 août grondait dans le lointain.
Louis XVI, ce bon et digne roi, qui venait d'abolir la torture préparatoire et qui devait affranchir, ou plutôt laisser affranchir la nation française, avait déjà désappris à sa famille les abus du pouvoir.
Le jeune prince, fatigué de sa course nocturne, revenu au grand galop de ses chevaux à Versailles, pour faire de l'alibi en cas de scandale, réfléchissait donc au danger de cette affaire, et cherchait les moyens de le conjurer, lorsque Auger, qui avait ses entrées franches chez lui, poussa la porte de sa chambre, et apparut au pied de son lit.
Auger croyait avoir tenu, et même au-delà, toutes les promesses qu'il avait faites au prince ; Auger, par conséquent, radieux, épanoui, portait, sur son visage, à la fois la bouffissure de l'orgueil et celle de la servilité satisfaite : une face boursouflée par l'habitude des soufflets.
Le prince, en apercevant Auger, poussa un ah ! que celui-ci interpréta d'une façon bien inconsidérée.
« Ah ! voilà maître Auger ! dit le prince.
- Qui espère avoir prouvé à Votre Altesse royale que, si un serviteur comme ­opire est rare, il n'est du moins pas introuvable ; seulement, monseigneur voudra bien se rappeler que ­opire avait été comblé de biens par Darius, tandis que, moi... »
Le prince l'interrompit.
« Monsieur Auger, lui dit-il, vous êtes fort savant, à ce qu'il paraît, à l'endroit de l'histoire ancienne ; mais, croyez-moi, mieux vaudrait pour vous avoir convenablement appris l'histoire de notre maison.
- Je dis cela à monseigneur, reprit Auger avec son sourire le plus gracieux et sa plus charmante voix, parce que ce que j'ai fait pour Son Altesse royale a quelque rapport, a beaucoup de rapport même, avec ce que le satrape ­opire fit pour Darius. »
Le comte se taisait en regardant Auger.
« Le satrape ­opire se coupa le nez et les oreilles pour entrer dans Babylone, et, quand il y fut entré, il en ouvrit les portes à Darius... Mais qu'a donc monseigneur ? Il semble me regarder avec un air de colère. »
En effet, la figure si franche et si ouverte du comte d'Artois s'était considérablement assombrie pendant ce parallèle à la manière de Plutarque, que M. Auger avait fait entre lui-même et le satrape perse.
« A votre avis, monsieur Auger, répondit le prince, ai-je donc sujet d'être content ?
- Eh quoi ! monseigneur n'est point satisfait ? s'écria Auger, qui ne se doutait point qu'il restât au prince quelque chose à désirer.
- Et à quel propos le serais-je, s'il vous plaît ?
- Oui, je comprends, monseigneur est mécontent parce qu'il a été reconnu ; mais qu'importe, reconnu ? c'est un plaisir de plus !
- Ah çà ! mais on dirait que vous raillez, maître Auger ! » fit le prince en se soulevant avec vivacité sur son oreiller.
Auger recula sous la flamme de la colère qui jaillissait des yeux du prince.
« Eh ! mais, monseigneur, vous m'épouvantez, dit-il. D'où vous vient cette disposition à mon égard ? N'ai-je donc pas religieusement tenu ma promesse ?
- Vous avez vendu, monsieur Auger ; mais vous n'avez pas livré, voilà tout.
- Plaît-il, monseigneur ? fit Auger avec étonnement.
- Je dis que, comme un sot ou comme un traître, vous avez laissé brûler une veilleuse à la lueur de laquelle j'ai été reconnu ; qu'il y a eu des cris, des menaces, des larmes. Or, comme je n'ai pas l'habitude de violenter les femmes, j'ai dû battre en retraite.
- Comment, monseigneur ?...
- Oh ! mais soyez tranquille, monsieur Auger, ce n'a pas été sans dire que vous m'aviez ouvert les chemins. »
Le visage d'Auger exprima la plus incroyable stupeur.
« Quoi ! dit-il, repoussé ! vous, monseigneur ?
- Eh ! vous le savez bien, double face ! N'avez-vous donc pas vu mademoiselle votre femme ? »
Et le comte d'Artois appuya sur ce mot mademoiselle.
« Eh bien, reprit Auger, espérant que le prince allait descendre jusqu'à la plaisanterie, eh bien, vous avez raison : oui, monseigneur, mademoiselle ma femme ! car mademoiselle ma femme est d'une telle innocence, qu'elle n'a point soupçonné, j'en suis certain, que vous eussiez autre chose à faire qu'à lui rendre visite ; elle m'a reproché seulement d'avoir aidé Votre Altesse royale à s'introduire chez elle. En vérité, elle fut bien baptisée, et Ingénue est un véritable miracle d'ingénuité.
- Oui, vous trouvez cela charmant, vous.
- Monseigneur...
- Soit ; mais vous permettrez que je ne sois pas de votre avis, car j'ai passé la nuit à me faire jeter à la porte par le miracle d'ingénuité.
- Cependant, monseigneur...
- Taisez-vous ! vous êtes un sot : vous m'avez infligé un affront, vous avez compromis mon honneur.
- Oh ! murmura Auger tout tremblant, monseigneur prendrait-il véritablement au sérieux... ?
- Si je le prends au sérieux ? Je crois mordieu bien !... Comment ! vous suspendez sur ma tête une affaire qui me conduirait fort loin peut-être, si je ne vous avais là heureusement, pour ma garantie, et vous me demandez, double faquin ! si je prends cette affaire au sérieux ?
- L'ai-je bien entendu ? s'écria Auger ; monseigneur voudrait faire retomber sur moi... ?
- Mais, certainement, monsieur !
- Cependant, à quelle occasion, monseigneur ?
- Mais à l'occasion que j'ai trouvé dans la rue un de mes pages, monsieur Christian Obinsky ; un paladin, qui m'a cherché noise, et avec lequel j'ai été sur le point de croiser le fer.
- Alors, monseigneur, c'est le même, sans doute, qui était monté chez Ingénue.
- Ah ! vous voyez ! chez Ingénue ! le miracle d'ingénuité avait un amant !
- Monseigneur peut-il croire... ?
- Cette vertu si pure se faisait garder par un remplaçant à vous ! seulement, le remplaçant avait le numéro 1, tandis que vous m'offriez, à moi, le numéro 2. Merci, monsieur Auger !
- Comment, vous supposeriez, monseigneur... ?
- Attention délicate, et dont je vous saurai gré, en temps et lieu ; vous pouvez être tranquille, monsieur Auger.
- Mais, monseigneur, j'ignorais le page ! je n'avais aucune idée du Christian ! Comment savait-il... ?
- Eh ! monsieur, quand on se compare modestement à ­opire, on doit être mieux renseigné que cela. Vous ne pourriez pas, comme ­opire, vous faire couper le nez : il n'est pas assez long pour cela ; mais, quant aux oreilles, c'est une autre affaire, et, si vous ne déguerpissez pas bien vite, je m'en charge, moi !
- Oh ! monseigneur, épargnez-moi !
- Vous épargnez ! pourquoi cela ? Non, pardieu ! tout au contraire, je vous écraserai... Tenez, voyez ! »
Et il montra à Auger la lettre qu'il tenait.
« Le jeune homme numéro 1, mon page, m'écrit des douceurs : voyez, il me menace ! Soit ; la publicité retombera sur vous, monsieur Auger, et d'avance je vous déclare une chose : c'est que je ne la crains pas. »
Auger ouvrait des yeux hébétés ; il avait beau chercher, il ne devinait pas où en voulait venir le prince.
« Et, d'abord, continua le comte d'Artois, je vous chasse une seconde fois. Entre nous, je veux bien vous dire pourquoi : c'est parce que vous êtes aussi maladroit que méchant ; mais, aux yeux des gens du monde, des bourgeois, des gazetiers, des publicistes, des philosophes, je vous chasse, parce que vous êtes l'auteur de cette infamie qui consiste à livrer à un homme la femme qu'on a épousée.
- Monseigneur !
- J'ignorais, moi – et, quand je le dirai, on me croira –, j'ignorais qu'Ingénue fût votre femme ; vous m'avez pris pour dupe : on vous sait si habile, que cela n'étonnera personne ; c'est un rôle dont je me contenterai. Vous étiez mon valet de chambre ; heureux de me plaire, vous m'avez donné une clef de porte ; je l'ai prise, c'est vrai ; mais, cordieu ! j'ignorais que cette clef ouvrît la chambre de votre femme, c'est-à-dire d'un ange de pureté. Ah ! maître Auger, vous n'êtes qu'un sot : je vous tiens, et je ne vous lâcherai pas, soyez tranquille !
- Mais vous me perdez, monseigneur !
- Pardieu ! croyez-vous que j'hésiterai entre vous et moi, par exemple !
- Mais, monseigneur, je vous jure que ce n'est pas ma faute.
- Il serait, en vérité, curieux que vous arrivassiez à me persuader que c'est la mienne.
- Je le demande à Votre Altesse, qui diable pouvait prévoir le Christian ?
- Eh ! oui, cent fois oui, monsieur le drôle ! vous deviez le prévoir.
- Moi !
- C'était votre état de bon serviteur ; car, enfin, si le page, au lieu d'être un galant homme, eût été un de ces vils coquins qui spéculent, ou un de ces bandits qui détroussent, il eût pu m'arracher d'abord ma bourse, puis ma vie, à la pointe d'une épée ; il eût pu me tuer, monsieur Auger ! Qu'en pensez vous ? Dites. »
Un frisson courut par toutes les veines du misérable ; il se représenta, non pas le comte d'Artois mort et gisant sur le pavé, mais la place de Grève, la roue et, près de cette roue, le bourreau, une barre de fer à la main.
« Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-il en se tordant les mains, qu'arrivera-t-il de moi, monseigneur, si Votre Altesse m'abandonne ?
- Ce qu'il arrivera de vous ? Mais je ne vous apprends pas une nouvelle, je présume, quand je vous dis que je m'en embarrasse fort peu. Cette lettre me demande justice ; je ferai justice : je dirai tout au roi, je demanderai la protection de la reine pour une femme que l'on veut déshonorer, j'irai demander pardon à Ingénue elle-même. Eh ! que diable, maître Auger, il n'y a pas que vous qui sachiez jouer un rôle ! Puis, quand j'aurai fait tout ce qu'il faut pour ma propre conscience, je songerai à vous. On me menace de la publicité ! soit : je l'accepte ; je la ferai telle, cette publicité, que jamais lumière n'aura lui plus favorable pour moi. Il y aura l'ombre pour vous, monsieur Auger, réfugiez-vous-y, si bon vous semble.
- Ainsi donc, monseigneur, vous m'abandonnez ? fit le misérable en se courbant.
- Non seulement je vous abandonne, mais encore je vous renie.
- Et, cependant, si j'eusse réussi ?
- Si vous eussiez réussi ?
- Oui.
- Eh bien, il faut que je vous le dise, monsieur Auger ; j'en eusse été bien fâché. J'aime le plaisir, sans doute ; mais je trouve que c'est, en vérité, l'acheter trop cher, que de faire pleurer une femme aussi chaste, aussi pure, aussi intéressante que madame Ingénue Auger, née Rétif de la Bretonne. Si j'eusse réussi, je crois, Dieu me pardonne, monsieur Auger, que je vous eusse fait tuer comme un chien ; car, si j'eusse réussi, j'aurais des remords, tandis qu'aujourd'hui que j'ai échoué, Dieu merci, je n'ai que de la honte.
- Monseigneur ! monseigneur ! s'écria Auger, serez-vous donc inflexible ?
- Monsieur Auger, je serais trop bête vraiment de ne pas saisir cette occasion de me réhabiliter dans l'estime publique, en vous chassant de chez moi.
- Ainsi donc plus d'espoir !
- Aucun, monsieur ! Sortez d'ici, et rappelez-vous que chaque bruit du dehors aura son écho dans cette chambre ; vous serez l'enclume, et je serai le marteau. Tenez-vous bien, monsieur Auger, tenez-vous bien !
- Oh ! l'on me pousse ! l'on me pousse ! s'écria Auger, je ne voulais cependant pas aller au crime.
- Vous irez où vous voudrez, répondit le prince ; mais, comme il est probable que c'est à la potence, je désire que vous ne soyez pas pendu chez moi. »
Auger poussa un cri sourd, regarda autour de lui d'un air égaré, et disparut avec le sifflement des furies dans les oreilles.
A peine avait-il disparu, que le prince tira violemment le cordon de la sonnette.
« Qu'on m'aille chercher M. Christian Obinsky, dit-il ; je veux le voir sur-le champ. »

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