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Chapitre L
Ce qui se passait dans la chambre d'Ingénue pendant que Christian guéttait dans la rue

Le déjeuner fut silencieux ; Ingénue, préoccupée, ne donnait rien à l'aventure. Rétif mangeait, réfléchissant.
La journée se passa de même. Ingénue se mit à travailler comme elle faisait étant jeune fille ; pour Rétif, elle continuait sa vie passée ; pour tout autre, elle eût semblé se rattacher à une vie nouvelle, tant il y avait en elle de résignation et de douce rêverie.
Nous serions étonnés de voir la réserve de Rétif, si cette idée, qu'Auger avait un peu abusé, ne lui eût fermé la bouche. Il se promit de faire à son gendre une remontrance paternelle, aussitôt qu'il le verrait.
Auger rentra, comme on l'a vu, vers les sept heures du soir ; son absence dans la journée parut être à Rétif un résultat de la petite bouderie du matin ; mais le dieu d'hymen, pensa Rétif, fait des raccommodements aussi bien que le dieu d'amour.
L'un et l'autre, si ennemis qu'ils soient, usent du même moyen ; moyen unique, mais infaillible.
Le romancier compta sur la nuit pour amener ce raccommodement-là.
Une fois en présence d'Auger, il remarqua la mine basse, repentante et inquiète de ce gendre qui, selon lui, se fût présenté avec la plainte à la bouche, l'amertume au coeur, et certaines velléités de faire le maître, comme la loi française lui en donnait le droit, s'il n'avait pas eu, vis-à-vis d'Ingénue, des torts qu'il savait difficiles à pardonner, puisqu'il n'en sollicitait pas le pardon.
En un mot, Rétif s'attendait à être attaqué par Auger ; mais il ne savait pas, le bonhomme, à quel secret Auger devait sa faiblesse.
« Quoi ! si tard, vagabond ? lui dit en riant Rétif. Vous avez donc erré loin du toit conjugal ?
- Loin du toit conjugal ? répéta tout haut Auger. Mais j'ai fait des courses que M. Réveillon m'avait ordonné de faire. »
Puis, tout bas :
« Est-ce que réellement Ingénue n'aurait rien dit à son père ? pensa-t-il. C'est impossible ! »
Et il attendit avec anxiété une nouvelle attaque.
« Allons, avancez ! contez vos chagrins, et confessez vos péchés, continua le vieillard.
- S'il sait tout, il ne prend pas trop mal les choses, dit le misérable. Au fait, c'est possible : ces pamphlétaires qui prêchent sans cesse la morale sont, au fond, les hommes les plus corrompus de la terre ! »
Et il s'approcha, prêt à sourire de ce sourire bas et vil qu'il avait appris dans les degrés inférieurs de la valetaille princière.
« Vous avez donc déjà de la brouille en ménage, mon gendre ? demanda Rétif attaquant plus directement la question.
- Mais je ne sais...
- Ne rougissez pas... Vous avez peut-être effarouché les Grâces, malheureux ! »
« Oh ! oh ! se dit Auger, rien n'est su ! »
Et il s'en réjouit en même temps qu'il s'en affligea. Le lâche était bien aise de ne pas voir ses turpitudes révélées ; mais la révélation l'en menaçait toujours, et, ce calice, il eût voulu l'avoir déjà bu. « Si je parlais moi-même ! pensa-t-il ; si je contais l'histoire à ma façon ! »
Mais il réfléchit.
« Non, se dit-il ; du moment où Ingénue n'a pas parlé, elle ne parlera pas. Ingénue cachera mon comte d'Artois, pour que je cache son page : rhubarbe et séné que nous nous passerons mutuellement. Eh bien, soit, essayons de la paix avec la fille sur ces bases. »
Et, après s'être laissé sermonner par le père au sujet de ses audaces pétulantes, qui avaient effarouché les Grâces ; après avoir essuyé tout ce qu'il plut à Rétif d'entourer de fleurs de rhétorique et de synonymie, d'allégories et d'allusions sur cette malheureuse nuit de noces, il baissa la tête, et passa chez sa femme.
Elle l'attendait : elle l'avait vu venir.
Il débuta de la bonne façon ; elle lui répondit de la belle manière.
Tombant à ses genoux :
« Pardonnez-moi ! dit-il : je ne suis pas coupable. Pouvez-vous m'en vouloir d'avoir cédé aux menaces ? Elevé dans la peur des grands, j'ai cru que nous étions tous perdus, si l'un des plus puissants seigneurs de ce royaume nous couvrait de sa colère ; M. le comte d'Artois m'a enjoint d'agir comme j'ai fait ; il a déployé contre moi l'arsenal de ses vengeances ; il m'a fait envisager la Bastille, la mort pour moi ! la prison pour vous et pour votre père ! il m'a laissé le choix entre la misère pour notre existence, et la fortune avec la liberté. »
Ingénue plissa ses lèvres sous le plus profond mépris.
Ce fut sa seule réponse.
« Ne me conservez pas rancune, reprit Auger, puisque Dieu vous a sauvée ! J'avais pensé à venir tuer ce lâche prince dans vos bras ; mais je ne sauvais pas votre honneur, et je perdais votre vie, la mienne, celle de tous ceux qui vous sont chers. Un procès mortel suivait ce meurtre, la honte et l'échafaud nous dévoraient tous. Comprenez-moi, Ingénue : dans mes calculs, inspirés, je l'avoue, par la peur, vous ignoriez à jamais le crime qui vous eût abusée ; le prince disparaissait sans avoir été connu de vous ; le lendemain, vous étiez à moi, et sans que jamais le passé eût affligé votre mémoire...
- Assez ! dit-elle en frémissant de colère, assez ! vous me dégoûtez ! Vous croyez atténuer votre crime en invoquant l'excuse de la peur ?
- Mais il me semble...
- Oh ! je vous le répète, taisez-vous !
- Ingénue !
- Ainsi, j'ai épousé un lâche ! ainsi, j'ai pris devant Dieu un homme qui, au lieu de me défendre au péril de sa vie, comme c'est enjoint aux maris de le faire par les Ecritures, me livre et me déshonore pour sauver sa vie ! Vous êtes un lâche, et vous me demandez que je vous pardonne ? Non, c'est parce que vous êtes un lâche que je vous chasse ! c'est parce que vous êtes un lâche que je ne vous pardonne pas ! c'est parce que vous êtes un lâche que je ne vous pardonnerai jamais ! »
Auger demeura prosterné.
Seulement, il releva la tête et joignit les mains.
Mais le mépris d'Ingénue pour cet homme sembla s'augmenter encore, s'il est possible.
« Relevez-vous, si vous voulez, dit-elle ; restez vautré dans votre honte, si cela vous plaît : je ne m'en inquiéterai pas.
- Accordez-moi, du moins, l'espoir !
- L'espoir de quoi ?
- Du pardon.
- Jamais !
- Enfin, quelle sera notre existence ?
- Celle que nous menions avant notre mariage.
- Séparés ?
- Absolument.
- Mais le monde ?
- Peu m'importe !
- On soupçonnera...
- Je dirai tout.
- Ingénue, vous me perdriez ?
- Si vous m'approchez, oui.
- Enfin, dictez...
- Séparation !
- Mais votre père ?
- Je fais de mon père ce que je veux : je dirai à mon père que vous m'avez inspiré une horreur invincible, et je ne mentirai point, car c'est vrai.
- Et, moi, je lui dirai que vous avez un amant !
- Vous pourrez bien ne pas vous tromper.
- Je suis votre mari, et je tuerai votre amant !
- Je m'arrangerai de façon que ce soit lui qui vous tue. »
Auger frissonna et recula devant cet oeil étincelant du feu de la colère et de la vertu.
« Elle le ferait » pensa-t-il.
« Ainsi, vous m'avez menacée de tuer ou de faire tuer M. Christian ?
- Il est votre amant, donc ?
- Cela ne vous regarde pas... Avez-vous menacé, oui ou non ? Ayez donc une fois du coeur en votre vie !
- Je ne menace pas ; je demande grâce !
- Relevez-vous ; vous ne valez pas la peine que je prendrais à m'irriter.
- Que ferai-je ici ?
- Ce que vous voudrez.
- Pour vivre ?
- Vous mangerez à table, comme nous.
- Pour habiter ?
- Il y a une chambre en haut, parmi les mansardes des domestiques, vous la prendrez.
- Mais c'est impossible !
- Si vous n'en voulez pas, allez loger ailleurs.
- Je logerai ici, comme c'est mon droit.
- Essayez ! je frappe au mur et j'appelle mon père. »
Auger grinça des dents.
Mais Ingénue, sans s'inquiéter :
« Vous êtes bien séparé de moi à jamais, dit-elle. N'essayez pas de la surprise, n'essayez pas des breuvages, n'essayez pas de quelqu'un de vos infâmes moyens ; car à tout rêve il y a un réveil, et, réveillée, je vous tuerais comme un chien.
- Quelle ingénue vous faites ! dit Auger avec son affreux sourire.
- Oui, n'est-ce pas ?... Ingénue et vraie, vous en aurez la preuve.
- Ainsi, vous me chassez ?
- Pas du tout : vous avez tous les droits extérieurs ; habiter ici, sous mon toit, c'en est un.
- Je refuse.
- Comme vous voudrez.
- Plus tard, j'aurai réfléchi.
- Moi aussi ; mais je n'aurai pas changé.
- Adieu, madame.
- Adieu, monsieur. »
Voilà comment Auger sortait de la maison lorsque Christian le vit, du coin où il était caché ; voilà où en étaient les choses, quand Christian se dirigea vers le Jardin du Roi, où rendez-vous lui avait été donné par Ingénue.

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