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Chapitre XLIX
La clef du bonheur

Nul ne dormait dans cette vaste demeure que les rois, à cette époque, habitaient comme un pied-à-terre, et dont les immenses appartements étaient abandonnés aux gens de service et à des officiers de la garnison.
Christian avait là une retraite ; il avait là des amis. Il se glissa par un escalier bien connu, déposa Ingénue dans une chambre splendidement meublée, sur un lit qui n'avait ni draps, ni couvertures, et trônait majestueusement au milieu de la pièce, sous ses baldaquins de tapisserie brochés de soie et d'or.
Il fit boire la malade, que dévorait la soif ; il étancha lui-même le sang de la blessure ; puis il baisa au front cette chère victime, et s'assit près d'elle, le coeur palpitant, se demandant si ce n'était pas un effroyable rêve, et si, malgré tant de malheurs, le réveil n'allait pas arriver plus effroyable encore, qui le séparerait à jamais, comme la veille, de la femme uniquement aimée.
L'incendie, le pillage, les cris confus, la cohue de cette maison de Réveillon, ou plutôt de cet enfer, tout cela, délire bouillant, rendait presque semblable à celui d'Ingénue l'état où le malheureux Christian se trouva, lorsque, dans le silence et l'ombre, il se vit seul auprès de la jeune femme. Mais la réalité se montra bientôt : voleur de cette femme, poursuivi par la justice, peut-être blâmé, repoussé par la comtesse, sa mère, recherché par Rétif, assassiné aussi par Auger, qui n'avait de ressource que celle-là ! que faire ?
C'était en quelques heures qu'il fallait prendre une détermination ; en quelques heures, le salut ou la ruine de toute sa vie !
Le sommeil, baume réparateur, était descendu sur les yeux d'Ingénue. Sa poitrine palpitait plus doucement ; le tremblement de ses mains avait fait place au frémissement imperceptible des muscles.
Christian n'y tenait plus ; il étouffait ! Il sortit pour respirer un moment, et chercher au grand air la présence de Dieu, qui semblait se cacher à ses regards.
Il n'avait pas fait deux pas dans la vaste cour, qu'il entendit du bruit à l'une des portes d'entrée ; des flambeaux, des piqueurs, un hennissement de chevaux échauffés qui appellent leur litière et d'anciens compagnons ; puis les portes s'ouvrant, les armes retentissant et, enfin, un carrosse roulant avec le bruit et la rapidité du tonnerre sur le pavé de la grande cour.
Hébété, vacillant, il voyait, sans comprendre, la voiture arriver sur lui au galop de ses six chevaux noirs.
Et, sans le piqueur, dont la botte l'effleura au passage, Christian, stupéfait et immobile, se fût laissé broyer.
Cependant la glace du carrosse était baissée : une tête jeune, fine et animée apparut au milieu des flambeaux, et, à la lueur des fanaux du carrosse, Christian reconnut son auguste ami le comte d'Artois.
Révélation soudaine ! le chaos s'évanouit dans sa tête, les idées s'alignèrent, le brouillard se dissipa, la volonté de Dieu mit en ordre chaque chose, et ramena la raison avec l'espérance.
« Le prince ! s'écria Christian, le prince à Paris ! Oh ! Dieu tout-puissant, merci. »
Et il se mit à suivre le carrosse avec autant d'ardeur qu'il mettait d'inerte stupidité naguère à le voir passer devant lui.
Le prince était, en effet, venu à Paris de Versailles, où les ordres de M. Bezenval lui était arrivés au retour de la chasse. La reine affectait de traiter ce pillage de plaisanterie ; mais le comte d'Artois, moins rassuré, avait demandé ses chevaux et était venu voir, fidèle à son système, jusqu'où les Parisiens allaient pousser cette plaisanterie amère.
Christian arriva au grand escalier en même temps que le carrosse ; de sorte qu'il salua l'un des premiers Son Altesse royale, et entendit ses premières questions.
« Monseigneur, dit-il fort agité et fort pâle, personne mieux que moi ne peut donner des nouvelles à Votre Altesse royale. J'arrive du faubourg Saint- Antoine, et c'est facile à voir à mes habits brûlés, souillés de boue et de sang.
- Et de sang ! dit le prince avec un léger mouvement d'effroi ; on se bat donc ?
- Monseigneur, on pille et on tue au faubourg Saint Antoine.
- Vite ! vite ! racontez-moi cela ! » dit le prince après avoir donné précipitamment quelques ordres, tout en se dirigeant vers ses appartements.
Christian suivit Son Altesse, et lui raconta ce qu'il avait vu.
Histoire douloureuse !
« Voilà bien des ennemis encore pour nous, dit le prince, et sans profit ! Mais est-ce une émeute ? est-ce un coup de main isolé ? »
A ce moment, M. de Bezenval entra chez Son Altesse. Il revenait du faubourg et descendait de cheval.
« Votre Altesse, dit-il, va entendre le canon dans un moment ; la foule est considérable : pour mille combattants, il y a vingt à trente mille curieux.
- Mais, enfin, se bat-on sérieusement ?
- On tue les voleurs, oui, monseigneur, et cela très sérieusement ; on les jette par les fenêtres, on les grille dans le feu qu'ils ont allumé, on les pend aux portes, on les mitraille à grandes volées ; ce sera fini bientôt.
- Quand, au moins ?
- Quand il n'y aura plus personne », dit flegmatiquement Bezenval.
Le prince détourna la tête.
« Merci, monsieur le baron ! dit-il, merci ! allez vous reposer. »
L'officier partit.
« Quand je songe, murmura le jeune prince, qu'il y a vingt millions de Français à tuer comme ceux-là, avant d'arriver à ne plus rencontrer d'ennemis en France ! »
Et il s'absorba quelques moments dans un profond silence. Puis, apercevant Christian, dont tous les mouvements décelaient une fiévreuse impatience.
« Comme vous êtes pâle, dit-il, comte Obinsky ! comme vous êtes agité !
- Oh ! monseigneur, je devrais être mort !
- Toi, mon pauvre Christian ?
- Avez-vous, monseigneur, une minute à m'accorder
- Parle ! parle !
- Eh bien, monseigneur, Ingénue est peut-être morte à l'heure qu'il est ! »
Et il raconta vivement, passionnément, tout le drame terrible.
Le prince donna plus d'une fois des signes éclatants d'intérêt et d'inquiétude.
« Eh bien, fit Christian quand il eut fini, suis-je assez malheureux ? Si elle meurt, je n'y survivrai pas ; si elle survit, je dois la rendre à son père, à un infâme mari qui, l'ayant égorgée une fois, dira qu'elle est sa propriété !... Oh ! le misérable ! ne m'aiderez-vous pas, monseigneur, à le traîner devant un tribunal, et à faire rompre ce mariage ? »
Le prince réfléchissait ; il se mit à sourire, et, se levant par une inspiration affectueuse et enjouée, il ouvrit un petit coffre de Boule que son valet de chambre venait de déposer à côté de lui.
Il en tira une petite clef ciselée qu'il donna, toujours souriant ; à Christian.
« Qu'est-ce cela ? demanda le jeune homme.
- Ecoute-moi bien, répliqua le prince, et ne perds pas une parole ni une seconde... Cette clef, c'est celle de ton bonheur ! »

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