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Chapitre LX
Vraies et fausses larmes

Peut-être notre lecteur, qui embrasse tout un horizon, tandis que nous avons été obligé de suivre nos personnages principaux dans les tours et les détours de leur odyssée, s'est-il déjà demandé ce qu'est devenu, pendant cette horrible journée, le pauvre Rétif de la Bretonne.
Nous y revenons, lecteur ; et, tandis que Christian, possesseur de cette clef que le comte d'Artois appela la clef du bonheur, va porter la mourante Ingénue dans une de ces petites maisons que le prince avait offertes à son page, nous retournerons sur nos pas, et rencontrerons naturellement le digne romancier sur notre route.
Pendant cet épouvantable ravage qui mettait le faubourg Saint-Antoine sens dessus dessous, Paris en émoi, et Versailles en épouvante, Rétif de la Bretonne avait fait comme font les naufragés au moment où le capitaine annonce à l'équipage et aux passagers que, dans dix minutes, le navire va couler bas ; il avait essayé de recueillir ses idées, et de sauver ce qu'il avait de plus précieux.
D'abord, sa vie ! Rétif y tenait beaucoup : c'était pour lui, philosophe, le principe de tous les bonheurs, et, comme il était tant soit peu sceptique à l'endroit d'un autre monde, il désirait rester le plus longtemps possible en possession de celui-ci.
Rétif avait donc d'abord sauvé sa vie.
Puis, sa vie sauvée, il avait jeté un coup d'oeil autour de lui, et s'était demandé quelles choses il devait sauver avec sa vie.
La première chose qui s'était présentée à son esprit, à son coeur, c'était sa fille, sa bien-aimée Ingénue.
Mais Ingénue était absente ; par conséquent, elle ne risquait rien.
Puis il avait pensé à ses manuscrits, c'est-à-dire à ses autres enfants à ses enfants les plus chers après Ingénue : l'exemple de Camoens et de plusieurs autres grands poètes n'était pas à négliger.
Rétif, qui était descendu précipitamment pour mesurer le danger d'en bas, s'assura que l'escalier était encore solide, remonta à son troisième étage, et se hâta de faire main basse sur une certaine quantité de paperasses d'un aspect peu agréable, mais que la flamme n'eût certes pas plus respectées que l'eau de la mer des Indes la Lusiade.
Il roula ces papiers, qu'il mit sous son bras, et vida dans ses vastes poches, qui s'arrondirent et soulevèrent sa redingote, une boîte de caractères d'imprimerie assortis.
Puis, voyant que ce qu'il laissait ne valait pas la peine d'être sauvé, qu'à l'instar de Bias, il emportait tout avec lui, il redescendit l'escalier, prit la porte du jardin, et s'enfuit comme un voleur redoutant d'être arrêté, parce que beaucoup de gens commençant à piller la maison de Réveillon, il pouvait à la rigueur passer pour un pillard ; et l'esprit de d'honnête romancier se révoltait à la seule idée que l'on pût commettre à son endroit une pareille erreur.
Une fois loin de la fournaise, éperdu, essoufflé, le coeur tranquille toutefois – car il sauvait non seulement ses épreuves, mais encore une quantité de caractères suffisante pour en faire d'autres – il s'assit sur une borne, et donna un coup d'oeil de peintre à l'effet de l'incendie, et au tableau de la rage populaire ; après quoi, il gagna lestement les rues voisines, afin de se mettre complètement à couvert.
Il venait d'entendre les premiers coups de feu tirés par les gardes françaises, et il se souvenait avec une certaine terreur de la fusillade du Pont-Neuf.
Que lui restait-il à faire, à ce bon Rétif ?
Il lui restait à attendre.
Quelle idée aurait sa fille, quand elle rentrerait, ou plutôt quand elle ne pourrait pas rentrer ?
De chercher son père partout où il serait.
Où serait-il ?
Le lièvre revient au gîte. Rétif, sous certains rapports, était de la nature des lièvres ; c'est donc à son ancien gîte que le chercherait sa fille.
Quel était cet ancien gîte ?
Le petit logement de la rue des Bernardins.
Aussi ce petit logement se présenta-t-il tout naturellement à la mémoire de Rétif.
Si bien habitué qu'il fût, depuis un mois, au luxe et au confort de la maison Réveillon, le romancier n'avait pas oublié ses plaisirs et ses peines d'homme indépendant ; les uns et les autres étaient inséparables du souvenir de ce pauvre petit logement ; aussi Rétif s'en souvint-il aussitôt qu'il interrogea sa mémoire.
Il prit donc presque machinalement, et comme s'il ne l'eût jamais quitté, le chemin de son ancien logis.
La nuit n'était point encore tout à fait venue lorsqu'il y arriva. A défaut de concierge – les concierges, à cette époque, étaient encore inconnus dans la plupart des maisons de Paris – un des locataires de la maison descendit à ses coups de marteau et lui ouvrit la porte ; le propriétaire, qui habitait le premier étage, et chez lequel s'arrêta Rétif, écouta non seulement avec curiosité, mais encore avec intérêt le récit des événements de la journée, et, comme Rétif avait toujours, aussi régulièrement que possible, payé ses termes, qu'il avait quitté la maison sans devoir un denier à qui que ce fût, le propriétaire alla au-devant des désirs de Rétif, et lui offrit de reprendre son ancien logement, qui était resté vacant ; ce que Rétif accepta.
Il y eut même plus : comme le logement était parfaitement veuf de tout meuble, le propriétaire poussa la confiance jusqu'à offrir deux chaises à Rétif, une pour lui, une pour sa fille, jusqu'à ce que Rétif, avec l'aide de son libraire, se refît un autre ameublement.
Rétif regagna donc son quatrième étage, portant une chandelle d'une main, une chaise de l'autre, et suivi du propriétaire lui-même, qui portait la seconde chaise.
Une fois entré dans l'appartement, le propriétaire fit remarquer à son ancien locataire qu'il avait profité de son absence pour faire remettre un papier neuf ; ce qu'il n'avait pas fait, au reste, du temps de Rétif, quoique Rétif l'en eût souvent prié, l'ancien papier tombant en lambeaux.
C'était un de ces affreux papiers gris, comme les propriétaires en mettent d'habitude dans les appartements des troisièmes et des quatrièmes étages.
Rétif loua fort ce papier, car il désirait que le propriétaire, outre ses deux chaises, lui prêtât encore une table.
Rendons cette justice au propriétaire, qu'à la première demande qui lui en fut faite, il invita Rétif à descendre et à choisir lui-même la table qui lui conviendrait.
Rétif descendit et prit une table fort simple, mais ornée de deux tiroirs : puis, avec l'aide du propriétaire toujours, il monta la table au quatrième.
Après quoi, le propriétaire se retira en offrant ses autres services à Rétif.
Rétif conduisit le propriétaire jusqu'à la porte, le salua, attendit qu'il eût descendu un étage, rentra, poussa la porte derrière lui, tira les deux tiroirs de la table et y vida les caractères qui bourraient ses deux poches.
Puis, rasséréné par l'idée que rien ne s'opposerait plus à ce qu'il pût travailler, il se promena pendant quelque temps de long en large, attendant sa fille, et ne doutant point, tant il connaissait son Ingénue, qu'elle n'arrivât d'un moment à l'autre.
Et cependant le temps s'écoulait.
Mais Rétif, homme d'imagination, supposait tout pour excuser un retard : la douleur des demoiselles Réveillon, auxquelles le tendre coeur d'Ingénue porterait secours ; la solitude où se trouveraient les pauvres filles ; les embarras des rues, la distance des deux quartiers ; enfin, Rétif allait jusqu'à supposer des dangers même.
Mais ce qui le rassurait surtout, c'était la présence d'Auger dans la maison : le mari veillait sur la femme, et, grâce à cette protection, sans doute, Ingénue, d'un moment à l'autre, allait arriver saine et sauve.
Neuf et dix heures du soir sonnèrent donc sans que Rétif eût conçu de grandes alarmes.
D'ailleurs, Rétif, pour ne point perdre de temps, s'était mis à composer quelques pages sur l'incendie et le pillage ; mais, ne pouvant pas faire de récits historiques, car la liberté de la presse était encore loin d'être complète ; craignant, d'ailleurs, de réchauffer, avec les brûlantes passions du moment, le douloureux et trop réel incendie de l'émeute, Rétif chercha et trouva un moyen ingénieux de raconter ce qui s'était passé en décrivant l'incendie d'un château dans la campagne. Il remplaça les émeutiers par des villageois en savates, et la caisse par un grenier à fourrage : il appela granges les ateliers, et fit un très touchant récit de l'écroulement des bergeries en flamme, et des lamentables bêlements des troupeaux ; enfin, il transforma Réveillon en un mauvais seigneur, ce qui donna un peu de corps à sa nouvelle.
Rétif, on le sait, n'écrivait pas, mais composait tout de suite ; il était déjà tout échauffé par son travail, il commençait à oublier l'incendie véritable pour le faux incendie, à oublier Réveillon, à oublier même Ingénue, lorsque la porte de la chambre s'ouvrit et donna passage à un homme tout haletant, tout essoufflé, qui se précipita comme une avalanche.
Rétif, au bruit que fit cet homme en entrant, leva la tête et reconnut Auger.
Auger était pâle, il avait les yeux creux et cernés, l'haleine courte et les jambes tremblantes ; il avait les cheveux en désordre ; on voyait qu'il avait dû courir beaucoup, et il semblait vouloir courir encore, comme si cette chambre, au lieu de lui offrir l'obstacle de ses quatre murailles, eût été une plaine sans limites.
« Vous ! vous ! s'écria Auger se jetant sur Rétif pour l'embrasser.
- Sans doute, moi, dit le bonhomme ; ne me cherchiez-vous donc pas ?
- Si fait...
- Et vous avez deviné que j'étais revenu prendre mon ancien logement ?
- J'ai deviné cela... Oui, balbutia Auger.
- Mais vous n'êtes pas seul ? demanda Rétif inquiet.
- Comment, pas seul ?
- Non... Ingénue ?
- Hélas !
- Où est-elle ?
- Ah ! » s'écria Auger en jouant l'abattement.
Et il s'assit ou plutôt tomba assis sur la seconde chaise.
« Ingénue ! Ingénue ! où est Ingénue ? » répéta le pauvre père avec une insistance croissante.
A cette interrogation, Auger poussa, non pas un soupir, mais un hurlement.
Rétif dressa l'oreille.
« Hein ? demanda-t-il.
- Ah ! pauvre père ! soupira Auger.
- Eh bien ?
- Ingénue...
- Quoi ?
- Si vous saviez ! »
Rétif abandonna son composteur, et quitta son siège.
Il sentait autour de lui le vent d'un malheur, l'aile de l'oiseau de mauvais augure.
Auger continuait à soupirer et à se lamenter.
« Parlez ! fit Rétif avec cette fermeté toute spartiate qu'ont trouvées que trouvent et que trouveront toujours dans leur âme, à l'approche des grands malheurs, ceux qui ont exercé les facultés de leur esprit, c'est-à-dire de leur âme.
- Que voulez-vous que je vous dise ?
- Mais, enfin, où est-elle ? insista Rétif.
- Je n'en sais rien.
- Comment ! vous ne savez pas ce qu'est devenue ma fille ? s'écria le père épouvanté.
- Non. »
Rétif regarda fixement son gendre.
« Vous le savez ! dit après un silence le vieillard, qui avait lu l'hésitation dans les traits du misérable.
- Mais...
- Vous le savez ! répéta-t-il avec plus de force ; et il faut me le dire à l'instant même, quelle que soit la nouvelle que vous ayez à m'apprendre. »
Auger se souleva comme un homme qui appelle à lui toutes ses forces.
« Vous le voulez donc ? demanda-t-il.
- Je le veux ! fit Rétif.
- Eh bien, continua Auger, vous savez que j'avais particulièrement chez M. Réveillon – outre les autres fonctions dont sa confiance en moi m'avait investi – la garde de sa caisse ?
- Oui.
- Vous savez qu'Ingénue était sortie vers midi ou une heure ?
- Oui, avec les demoiselles Réveillon, probablement.
- Je ne sais pas avec qui.
- N'importe, continuez.
- Eh bien, il paraît qu'elle est revenue, et qu'elle a voulu pénétrer dans cette partie du bâtiment.
- Pourquoi dites-vous il paraît ? demanda Rétif.
- Je dis il paraît, parce qu'on n'est pas bien sûr...
- On n'est pas bien sûr... ?
- On ne sait.
- Ah ! dites donc vite ce qu'on sait ou ce qu'on ne sait pas ! s'écria Rétif avec une énergie qui fit pâlir Auger.
- Enfin, continua Auger, la caisse a brûlé ; j'ai voulu y pénétrer pour sauver quelques valeurs, soit de l'incendie, soit du pillage ; mais, en y arrivant, j'ai vu les plafonds qui croulaient, et je n'ai rien trouvé que...
- Que... ? fit Rétif, haletant.
- Eh bien, que le corps ! balbutia Auger d'une voix étranglée.
- Le corps de qui ? » s'écria le vieillard avec une intonation impossible à décrire, et qui dut être pour le scélérat, si infâme qu'il fût, l'avant-goût des supplices que lui réservait l'éternité ; le corps de ma fille ?
Auger baissa la tête, et se tut.
Rétif poussa une sourde imprécation, et retomba sur son siège.
Peu à peu, il comprit toute l'étendue de son infortune ; il suivit pas à pas, avec cette fatale perspicacité de l'homme d'imagination, le drame épouvantable dont son gendre lui avait seulement déroulé une partie.
Et, comme il arriva vite au douloureux dénouement, se retournant vers Auger :
« Elle était morte ? dit-il.
- Défigurée, méconnaissable, anéantie ! mais, hélas ! je ne l'ai que trop bien reconnue, moi ! » ajouta l'assassin se hâtant de couper court au récit, comme pour couper court en même temps à ses remords.
Rétif, alors, avec l'insistance et le désespoir des coeurs brisés, se fit décrire l'écroulement, les flammes, la ruine de la maison ; et, quand il eut bien tout vu avec les yeux de son imagination, il regarda Auger, comme pour prendre dans ses yeux, à lui, un dernier reflet de l'image terrible qu'ils avaient contemplée. Puis, à son tour, se laissant aller, brisé, anéanti, il pleura.
Auger courut à son beau-père, lui serra les mains, le prit dans ses bras, mêla ses larmes à celles du vieillard, et, quand il crut avoir assez longtemps joué cette pantomime :
« Cher monsieur Rétif ! dit-il, nous avons, en réalité, souffert tous deux de ce malheur : il faut que nous essayions de le supporter ensemble. Ainsi, ayant perdu votre fille, regardez-vous comme ayant encore un fils auquel vous accorderez, non pas l'amitié que vous aviez pour Ingénue, mais un peu d'attachement.
- Oh ! fit Rétif en secouant la tête, une seconde fille ne remplacerait même point celle-là, Auger !
- Je vous soignerai si bien ! je serai pour vous si bon et si dévoué, fit le misérable, que vous reprendrez du courage !
- Jamais !
- Vous verrez. »
Rétif secoua une seconde fois la tête, mais plus douloureusement que la première.
« Comment, dit Auger visiblement inquiet, est-ce que vous me chasseriez ?... Est-ce que, moi aussi, je n'ai pas tout perdu, et ma douleur ne vous paraîtra-t-elle point digne d'un peu de pitié ?
- Hélas ! dit Rétif comparant, malgré lui, ce qu'était sa douleur à ce que devait être celle d'Auger.
- Eh bien, dit Auger, ne me privez pas de la consolation que doit m'apporter votre présence, et, puisque je suis plus faible que vous, soutenez moi de votre bon exemple et de votre fermeté. »
Il faut qu'il y ait une grande puissance dans la flatterie pour qu'elle l'emporte souvent sur la sensibilité. Rétif puisa dans cette supériorité réelle ou factice une force dont il ne se croyait pas capable : il tendit la main à son gendre, et, pauvre coeur trompé par les apparences, toucha cette main qui avait assassiné sa fille.
« Voyez-vous ! reprit Auger, moi qui ne travaille qu'avec mes bras ou avec mon instinct, je ne souffrirai pas, dans les relations de la vie, comme vous qui travaillez avec votre tête ; je tournerai toujours bien une clef dans une serrure, et je ferai toujours bien une addition ou une revue d'ouvriers ; je roulerai toujours bien une feuille de papier peint ; donc, je vivrai, moi, tandis que, vous, vous pouvez être interrompu dans vos travaux...
- Bon Auger !
- Ainsi, s'écria celui-ci, avec un tel accent de joie, que Rétif ne put s'empêcher de lever la tête pour le regarder, ainsi, cher monsieur Rétif, nous allons demeurer ensemble ?
- Oui », dit Rétif.
On comprend tout l'intérêt qu'avait Auger à demeurer près de Rétif, et à être au mieux avec lui. Comment supposer que l'assassin de la fille fût resté l'ami du père ?
Et, cependant, sous le regard de Rétif, cet éclair de joie s'effaça aussitôt de la figure d'Auger, pour faire place à une morne affectation de tristesse lugubre.
Et, ne pouvant pleurer, comme si Dieu eût voulu que les larmes, ce don sacré de la Divinité, ne pussent couler que pour une véritable douleur, il se réfugia dans les gémissements et les contorsions.
Rétif se vit obligé de consoler le lâche scélérat qui avait assassiné sa fille.
Cette douleur exagérée produisit, au reste, un effet heureux sur la sienne : elle la calma pour un moment.
Et, alors, après quelques arrangements qui consistaient à faire monter deux lits de sangle de chez le fripier voisin, que l'on réveilla à cet effet, Auger installa son beau-père dans une chambre, et se coucha dans l'autre.
De là, l'oeil sec et le visage hideusement souriant, Auger put entendre les véritables larmes qui s'échappaient, libres et tumultueuses, du coeur déchiré de l'honnête Rétif.
Ces larmes le contrarièrent sans doute, parce qu'elles durèrent trop longtemps, et l'empêchèrent de dormir.

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© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
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