Isaac Laquedem Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XLI
Les parques

Cette entrée de la voie mystérieuse rappelait d'abord le facilis descendus Averni de Virgile : la première pente était douce, et, quoique l'on sentît qu'elle s'enfonçait vigoureusement dans la terre, n'avait rien de trop effrayant.
Quels ouvriers souterrains avaient creusé cette sombre route ? Nul ne pouvait le dire avec assurance ; seulement Apollonius croyait que les premiers voyageurs qui l'avaient suivie étaient les trois terribles fils d'Ouranos, lorsque, précipités de l'Olympe par leur père, les titans centimanes avaient été enchaînés au centre du monde, d'où ­eus les avait tirés pour les opposer à Chronos dans la fameuse guerre des géants. Depuis ce temps, le chemin était resté libre ; mais, ainsi que nous l'avons dit, nul n'avait jamais pu le suivre jusqu'au bout.
Si pressé que fût d'arriver au terme de sa course le morne voyageur à qui Apollonius servait de guide, il comprenait que, à coté des moyens matériels de lutte qu'il allait chercher, il devait amasser tout un arsenal de science.
Aussi, après un silence de quelques instants :
- Apollonius, dit-il, n'as-tu pas remarqué qu'au fur et à mesure que nous nous enfonçons vers le centre du monde, nous traversons des couches de terre différentes de couleur et de matière ? Ma religion, à moi, donne, par la bouche de Moïse, un peu plus de quatre mille ans d'existence à l'humanité ; – c'est aussi ce que m'a dit Prométhée ; – mais, avant l'homme, quels animaux préexistaient ? Quels sont ces ossements gigantesques que j'aperçois à droite et à gauche, et qui appartiennent, sans doute, à des races disparues, puisque je n'ai vu rien de pareil, ni dans l'Inde, ni dans la Nubie, ni en Egypte ?
- Ecoute, dit Apollonius, je vais te dire le secret du monde, ce que savent nos seuls initiés, ce qui sera, un jour, la base de toute science, ce que tu trouveras obscur et inexpliqué à l'orient de toutes les religions, et ce que nous a appris, à nous, le chemin que nous accomplissons à travers les régions souterraines. – Comme la loi de Moïse, la religion grecque prend le monde au chaos : suivant la première, c'est l'esprit de Dieu qui flotte sur les eaux ; suivant la seconde, c'est Eros ou l'Amour, le plus beau des dieux immortels, qui plane dans le vide ; puis, dans l'une et l'autre religion, un pouvoir créateur, – ici, Ouranos ; là, Jéhovah ; – sépare l'élément aride de l'élément liquide et tire du chaos la terre, qui aussitôt occupe le centre du monde... Combien de temps cette terre a-t-elle mis à se former depuis le jour où Dieu pétrit de sa main puissante ses fondements primitifs composés de schiste, de marbre et de granit, jusqu'à celui où, après avoir subi l'agglomération superposée de ses couches successives, elle fit éclore à sa surface, comme un animal plus perfectionné que les autres animaux, l'homme, ce roi futur de la création ? Nul ne le sait. Sans doute, il a fallu à ce long travail, à cet enfantement des milliers d'années ; puis, un jour, sur la couche supérieure de la terre, – quand cette terre eut revêtu l'aspect majestueux que nous lui connaissons, quand la fertilité de son sol put nourrir des centaines de millions d'êtres pareils à lui, quand l'air en fut épuré de manière que sa poitrine le respirât, quand les animaux et les végétaux appropriés à son existence eurent été créés, – l'homme parut à son tour, pour être à la surface de la terre le maître de la création, le dominateur de la nature... Comment l'homme naquit-il, alors ? de quels éléments fut-il formé ? comment cette créature si faible à sa naissance, si lente dans les premiers développements de sa force physique et de sa puissance intellectuelle. comment cette créature dont l'instinct est si inférieur à celui de l'animal le moins intelligent, et qui n'a de compensation à l'absence de cet instinct que la supériorité de sa raison ; comment cette créature, après être née, parvint-elle a la complète possession des facultés qui composent sa vie physique et intellectuelle ? comment, d'embryon, devint-elle enfant ? comment, d'enfant devint-elle homme ? comment, d'homme isolé, sauvage d'abord, enfermé dans le cercle étroit de la famille, devint-elle homme social et civilisé, répandant comme une rosée fécondante, sur la tête des autres hommes, les idées de Platon et de Socrate ? Voilà ce qui est et ce qui restera longtemps encore, selon toute probabilité, pour cet homme lui-même, se retournant vers son berceau, et étudiant son obscure origine, un mystère inexplicable, une énigme sans mot... Maintenant, dans quel milieu l'homme naquit-il ? sur quel point de la terre apparut-il d'abord ? quelle contrée réunissait, comme une manne terrestre, les sucs nourriciers qui devaient suffire à ses premiers besoins ? Quelle terre était la mieux préparée à recevoir l'homme par l'harmonie de ses éléments avec les éléments constitutifs de l'homme ? L'Inde dit : « C'est moi ! c'est moi qui suis la terre procréatrice ; c'est moi qui ai bercé sur une couche de feuilles de lotus les premiers nés du genre humain ; c'est moi qui les ai alimentés par les fluides abondants de mon exubérante nature ; c'est moi qui, au milieu de la jeunesse universelle, pus mettre l'homme en face d'une végétation si luxuriante et si expansive, qu'il n'eut qu'à respirer pour vivre, et qu'il fut nourri par mon atmosphère comme il fut vêtu par mon soleil ! » – Maintenant, continua Apollonius, regarde : voilà où le mystère commence à devenir compréhensible, voilà où l'énigme commence à s'expliquer. Tu demandes quelles sont ces couches successives, de différentes couleurs et de différentes matières, que nous traversons à mesure que nous pénétrons vers le centre du monde ? Je vais te le dire.
Et, montrant du doigt à Isaac les parois supérieures de la route souterraine :
- Vois, lui dit-il, cette couche qui s'étend immédiatement au-dessous de celle que nous habitons, et qui semble avoir été détrempée par les eaux de la mer ; c'est la couche où sont ensevelis les animaux dont la création a précédé la naissance de l'homme, et qui a préparé le sol où vivent et l'homme et les animaux que nous connaissons aujourd'hui. Cette couche, c'est le produit d'une inondation, d'un déluge ; c'est un composé de terre végétale, de sable et de limon. Sans doute, ce monde antédiluvien, auquel manquent encore le singe et l'homme, accomplissait sa période d'existence, quand, tout à coup, une révolution de notre globe déplaça les eaux, les porta sur les contrées basses habitées par ces différentes races d'animaux, les couvrit de boue, de limon, de sable argileux, et de cailloux roulés arrivant peut-être, avec les eaux, de l'autre extrémité du monde. De là vient que ces ossements que tu vois blanchir au milieu de cette couche jaunâtre sont détachés les uns des autres, brisés, fracturés... Tiens, ici, les voilà réunis, recouverts encore de certaines parties molles... Ici, sans doute, était une caverne où ces animaux, effrayés en sentant tressaillir le sol sous leurs pieds, eu entendant s'approcher le mugissement des eaux, se sont réfugiés, et ont été engloutis... La terre sur laquelle vivaient ces animaux avait déjà l'aspect de la nôtre : elle était habitée par des hôtes d'une nature presque aussi élevée que ceux qui sont nos compagnons ; les mammifères y abondaient, et leur présence prouve que cette terre se préparait à une époque de stabilité, et, par conséquent, de perfectionnement. – Tiens, voici des ossements de tigres, de panthères, de loups... voici des ours à peu de chose près analogues aux nôtres... voici un quadrupède qui ressemble au tatou et au paresseux ; seulement il est de la taille d'un boeuf ! Tiens, voici un pangolin de dix-huit coudées de long ! Tiens, voici un cerf d'une taille supérieure à la taille de l'élan, avec des bois élargis et branchus dont les courbures ont dix coudées d'une pointe à l'autre ! Tiens, voici le squelette d'un éléphant colossal ; il a quatorze coudées de haut, et ses défenses en ont huit ! Pendant cette période, tout est titanique, et le règne végétal est en harmonie avec le règne animal : c'est dans des herbes de quinze coudées que se meuvent ces monstres énormes ; c'est sous des forêts gigantesques qu'ils vont chercher l'ombre et la fraîcheur ; les chênes ont deux cents coudées, les fougères en ont quarante. Sans doute, pour recevoir l'homme et les animaux qui l'entourent, il fallait que la surface de la terre reçût des germes plus fécondants, un détritus plus épais : chênes de deux cents coudées, fougères de quarante, éléphants de quatorze, ont été les fondations de notre sol, le berceau sur lequel l'homme a vu le jour.
Isaac regardait et écoutait avec étonnement ; chaque parole, en faisant glisser un rayon de lumière dans son esprit, semblait donner une nouvelle force à sa volonté.
- Oui, dit-il, j'entends : les jours de la création sont des siècles... Moïse ne s'est point trompé. c'est seulement à nous de comprendre... Descendons.
Tous deux continuèrent leur chemin ; mais, au bout d'un instant :
- Quelle est cette seconde couche ? demanda Isaac. Elle est plus blanche que la première, et pleine de cailloux et de coquilles... Est-ce encore une des surfaces du monde antérieur au nôtre ?
- Oui, dit Apollonius, c'est celle qui marque la transition des reptiles aux mammifères. Cette fois, la mer s'est retirée, et il s'est formé de vastes lacs d'eau douce sur les bords desquels vivaient et mouraient les animaux dont nous allons retrouver les squelettes dans leurs sédiments, et qui y ont été entraînés par des ruisseaux, les rivières... Vois le sol, il est calcaire, siliceux, coquillier ; déjà les forces de la vie commencent à s'y répandre et à développer des créatures plus perfectionnées que celles que nous allons retrouver plus bas. – Tiens, voici des ossements de poissons, de reptiles et d'oiseaux qui nous conduisent à des mammifères moins parfaits que ceux que nous venons de voir, et qui sont entièrement inconnus à notre monde. Regarde, voici les êtres nouveaux qui font leur apparition dans cet univers inférieur ; ils sont loin d'atteindre à la taille de ceux qui leur succéderont. Parmi eux, voici une espèce de tapir qui tient le milieu entre le rhinocéros et le cheval, voici un autre animal qui relie l'hippopotame au cheval un autre qui sert d'intermédiaire entre le chameau et le sanglier ; voici des carnassiers qui ne sont ni des tigres, ni des lions, ni des panthères, ni des loups, et qui, cependant, ont quelque chose déjà de ces animaux ; voici des poissons d'eau douce, et des reptiles à peu près semblables aux nôtres ; voici des végétaux dont l'organisation se perfectionne, – car, à chaque acte de ce grand drame de la création, que nous prenons au rebours, animaux et végétaux font un pas de plus vers la perfection.
Les deux voyageurs continuèrent de descendre ; mais bientôt Isaac s'arrêta : on venait de traverser un immense banc de calcaire plein de coquilles fossiles, indiquant que la mer avait longtemps séjourné là, et y avait laissé sa couche de sel marin. Au-dessous de ce banc s'allongeaient de nombreuses couches de lignites d'une origine plus récente que la houille, des fragments de végétaux, un grand nombre de débris de coquilles terrestres et fluviatiles, des os de reptiles, de crocodiles et de tortues.
Isaac s'était arrêté devant le squelette d'un gigantesque lézard.
- Oui, lui dit Apollonius, nous voici arrivés à une couche inférieure ; celle- ci ne connaît encore ni les mammifères, ni les oiseaux ; les reptiles sont les animaux les plus nobles de ce troisième monde inconnu ; le squelette que tu regardes, c'est celui d'un lézard amphibie, au museau effilé, aux dents coniques et pointues ; il a quinze coudées de long, comme tu, vois ; ce corps immense est traîné par quatre pieds courts et gros, ou mû par de puissantes nageoires ; il fendait l'eau, qui était son élément naturel, avec la rapidité d'une flèche ; sur la terre, il rampait comme font les phoques et les veaux marins. Tiens, en voilà un autre avec un cou aussi long que son corps : le corps et le cou ont trente-quatre coudées à eux deux ; – le corps est celui d'un crocodile, le cou est un immense python ; – celui-là marchait au fond des lacs, et respirait en même temps à la surface. Tiens, voilà une espèce de caïman qui a cinquante coudées de long, c'est-à-dire qui est de la taille du léviathan de la Bible. Tiens, voilà une hydre avec des ailes de chauve-souris, animal plus étrange en réalité que les plus étranges fictions de nos poètes ! Nés sous des conditions particulières d'atmosphère, rampant sur une surface dont quelques points à peine s'élevaient au-dessus d'une eau tiède et boueuse, tous les monstres dont tu vois là les ossements devaient cesser d'exister sous les conditions différentes à travers lesquelles allaient passer les mondes supérieurs ; aussi s'arrêtent-ils à celui-ci, et n'ont-ils leur racine que dans les mondes inférieurs.
- Ne sont-ils donc pas les derniers êtres de la création ? demanda Isaac.
- La nature ne fait rien par secousse, répondit Apollonius, et tu n'es qu'aux deux tiers de la chaîne des êtres animés : attends que nous ayons traversé cet immense banc de craie ; mais, auparavant, arrêtons-nous à la couche qui lui sert de base. Nous y voici : c'est le dépôt d'une mer tranquille qui ne contient que des animaux appartenant à la classe des poissons et des reptiles ; vois, parmi les ossements des poissons, pas un n'accuse une forme rappelant les poissons de nos jours : voici des tortues gigantesques : mesure cette écaille, elle a six coudées ; on dirait le bouclier d'un géant ! Tiens, voilà encore un lézard du genre de ceux que nous avons trouvés dans le monde supérieur : souvent un monde a son aurore dans celui qui le précède ; seulement, plus le monde s'élève vers celui de l'homme, plus l'animal devient intelligent.
- Ici, dit Isaac, la terre change de couleur d'une façon bien prononcée ; approchons-nous donc enfin des couches primitives ?
- Nous en sommes aux sables verts et ferrugineux agglutinés avec des débris de reptiles ; mais il ne faut pas compter ces sables et ces reptiles pour une création à part, ils ne sont qu'une zone supérieure des couches calcaires. Tiens, voici, au milieu de ces schistes, des milliers de poissons, de crustacés, d'huîtres à valves recourbées ; voici des reptiles étranges qui n'ont d'analogues dans aucun autre monde. En fait de plantes, il n'y a ici, comme tu vois, que des fucus, des lycopodiacées et des fougères tropicales : nous touchons aux limites de la vie, et les animaux qui viennent derrière ces grandes couches de sable vers lesquelles nous descendons ne sont plus eux- mêmes, que des végétations. On trouve encore, il est vrai, parmi eux, des poissons et des reptiles ; mais, relativement à leur espèce, l'organisation de ceux-ci est inférieure et presque automatique ; c'est ici, en effet, le premier degré de la création la première chaîne des êtres ; au-dessous de ces polypes vivants, il n'y a plus que les zoophytes, chez lesquels la vie existe déjà, mais équivoque et dénuée de sensibilité ; puis, après les zoophytes, plus rien que la matière inerte, tu le vois... Nous venons de traverser l'un après l'autre les cinq mondes successifs par lesquels la nature animée, instinctive et pensante qui habite aujourd'hui la surface de la terre va enfoncer ses racines dans le granit des fondements primitifs de notre globe.
- Oui, dit Isaac écrasé sous la grandeur de la création, lentement élaborée aux mains du Seigneur ; oui, cinq mondes, c'est-à-dire cinq jours de mille ans chacun, après lesquels l'homme et la femme apparaissent à leur tour... Genèse de Moïse, tu m'es révélée !... Mais combien de milliers d'années a mis lui-même à se former ce granit primitif ? Voilà ce que tu ne nous dis pas, O Moïse !
- Et ce serait d'autant plus difficile à dire reprit Apollonius, que, selon toute probabilité, ce granit a été autrefois une matière en fusion. Il fut un temps, Isaac, où ce noyau de la terre, contre lequel s'émousserait l'acier le mieux trempé, devait être pareil à ces laves que tu as vues couler des cratères de l'Etna et du Vésuve ; peu à peu, il s'est refroidi au contact de l'air, et, en effet, à mesure que tu descendras, la chaleur augmentera, car de jour en jour, cette chaleur est repoussée au centre. Chaque initié qui descend, marque sur les parois du souterrain l'endroit où il a été forcé de s'arrêter. Tiens, voici des marques qui remontent au siècle de Périclès : il y a cinq cents ans qu'à l'endroit ou nous sommes la chaleur était insupportable. Voici d'autres marques contemporaines d'Alexandre ; nous allons en trouver qui datent du temps d'Epicure, d'autres du temps d'Aristarque, d'autre du temps de Sylla, d'autres du règne d'Auguste. Chaque siècle repousse cette chaleur d'une lieue à peu près. Si tu es réellement immortel, et que tu assistes à la fin de ce globe, tu le verras périr lorsque ce refroidissement aura atteint ses extrêmes limites : l'extinction de la chaleur entraînera l'extinction de la vie.
Isaac poussa un profond soupir ; l'idée de son immortalité ne l'épouvantait pas encore, mais l'inquiétait déjà.
Puis tous deux continuèrent de marcher : mais plus ils avançaient, plus l'air devenait épais et lourd, plus la chaleur devenait intense. Isaac ne remarquait même pas ce changement atmosphérique ; Apollonius, au contraire, commençait à être suffoqué, et s'arrêtait de temps en temps pour reprendre haleine ; enfin, ses haltes se multiplièrent à tel point, que force lui fut de reconnaître qu'il cessait d'être un guide, et n'était même plus qu'une gêne pour son compagnon.
Il s'arrêta donc une dernière fois, et prit congé d'Isaac en lui souhaitant un heureux voyage.
Seulement, s'il lui était impossible d'aller plus loin, il voulut demeurer à cette extrême limite, sinon de sa volonté, du moins de sa puissance, tout le temps qu'à travers les courbes du chemin, qui s'enfonçait en immense spirale, il pourrait continuer d'apercevoir Isaac, marchant du même pas, sans hésitation, sans fatigue, sans souffrance.
Trois fois le Juif se retourna ; trois fois, d'un mouvement de sa torche, il salua le philosophe de Tyane. Mais, la quatrième fois, il avait cessé d'apercevoir celui-ci, et dès lors sa course doubla de rapidité, car la faculté que possédait Isaac d'échapper à ces besoins de vie auxquels sont soumis les autres hommes, lui permettait d'accomplir sa route avec une vitesse triple à peu près de la vitesse ordinaire.
Néanmoins, au lieu de le suivre dans le sombre et périlleux voyage, nous irons l'attendre à l'autre extrémité du souterrain...
Au centre de la terre, là où l'air comprimé a, sous la pression des couches supérieures, acquis une densité plus forte que celle du mercure, existe une caverne de forme sphérique, sans issue, et éclairée par deux astres à la pâle lumière, dont l'un est appelé Pluton et l'autre Proserpine.
Dans le milieu de cette caverne, et sous la réverbération douteuse de ces astres souterrains, on voit – assises gravement sur des sièges de bronze – trois femmes ou plutôt trois statues de marbre accomplir leur oeuvre mystérieuse et éternelle.
La première fait tourner sous son pied un rouet de fer ; la seconde roule entre ses doigts un fuseau d'airain d'où s'échappent des milliers de fils de différentes couleurs plus ou moins vives, et de différentes matières plus ou moins précieuses ; enfin, la troisième, d'un mouvement lent et impassible, coupe incessamment l'un ou l'autre de ces fils avec des ciseaux d'acier.
Ces trois femmes, antérieures à la création du premier homme ; ces trois soeurs qui, sans vieillir d'un jour, ont vu passer quarante siècles devant elles, – et qu'Homère fait filles de Jupiter et de Thémis, Orphée, filles de la Nuit, Hésiode, filles de l'Erèbe ; Platon, filles de la Nécessité ; – sont les moïraï des Grecs, les parques des Latins.
Elles se nomment Lachesis, Clotho, Atropos. – Lachesis file, Clotho tient le fuseau, Atropos tranche les fils.
Tous les mondes sont soumis à leur empire ; le mouvement des sphères célestes et l'harmonie des principes constitutifs du monde leur sont dûs ; le sort de chaque chose le commencement de chaque créature, la fin de chaque être, a été prévu par elles : richesses, gloire, puissance, honneurs, ce sont elles qui dispensent tout, ou qui refusent tout, selon la matière plus ou moins précieuse qu'elles emploient à tordre le fil de notre existence ; mais c'est la naissance, la vie et la mort qui sont particulièrement sous leur empire.
Pour elles, le temps n'existe point ; pour elles, aucune lumière ne mesure le jour, aucune ombre ne marque la nuit ; la même lueur blafarde et morne les éclaire éternellement.
Deux fois seulement depuis que le fil de la première existence a roulé sous leurs doigts, elles ont levé les yeux et tourné la tête vers deux hardis visiteurs descendus jusqu'à elles. L'un était Hercule, armé de sa massue, et venant réclamer la vie d'Alceste ; l'autre était Orphée, armé de sa lyre, et venant réclamer la vie d'Eurydice.
Puis, une autre fois, – et il y avait peu de temps de cela, – un grand frissonnement avait tout à coup secoué la terre de sa couche supérieure à son centre ; un craquement terrible s'était fait entendre ; un lumineux éclair avait pénétré dans l'intérieur de la caverne par une large gerçure, et les parques, épouvantées, avaient, pour la première fois, fait connaissance avec le jour.
Alors, Lachesis s'était levée, et, de son pas lent et solennel, de son pas de statue, elle avait marché vers l'ouverture lumineuse, et, à l'autre extrémité de cette ouverture, cloué à une croix qui, en se dressant, venait de donner cette secousse au monde, elle avait vu un mort qui lui était inconnu. En effet, c'était le premier dont les trois sombres soeurs n'avaient ni ourdi, ni filé, ni tranché le fil.
Puis Lachesis était venue se rasseoir, et, de sa voix sépulcrale, elle avait raconté à Clotho et à Atropos ce qu'elle venait de voir.
A partir de ce moment, les deux astres qui éclairaient la caverne avaient commencé à pâlir, et il avait semblé aux trois funèbres fileuses que la vie circulait plus lente dans leurs froides veines.
Il leur semblait aussi, à elles qui tenaient entre leurs doigts la naissance et la mort des hommes, que l'existence leur échappait peu à peu, et que le jour n'était pas éloigné où leurs yeux de marbre se fermeraient comme des yeux humains.
Tout à coup, un bruit pareil à celui d'un battant de bronze qui frapperait sur une cloche les fit tressaillir ; elles se tournèrent lentement et d'un mouvement uniforme – car une seule existence animait leurs trois corps – vers la partie de la caverne d'où venait le bruit.
La paroi s'ouvrit et donna passage à Isaac Laquedem.
Il s'avança d'un pas ferme vers le triple trône du haut duquel les parques présidaient aux destinées humaines.
Si étrange que fût l'apparition, les trois soeurs la regardèrent s'avancer froides et impassibles.
A quelques pas d'elles, Isaac s'arrêta.
- Puissantes déesses, dit-il, qui tenez dans vos mains, et qui nouez et dénouez le fil de la vie des hommes, je viens de la part de Prométhée, j'étends vers vous ce rameau d'or et je vous dis : « Il me faut le fil d'une personne qui a vécu et que je veux faire revivre. »
Alors, Atropos, laissant ses ciseaux entrouverts, et prolongeant de quelques instants le cours d'une existence condamnée :
- Tu viens donc du ciel ? dit-elle : j'ai coupé il y a quelques jours le fil de la vie du titan, et cette brèche qui existe à mes ciseaux, c'est ce fil qui l'a faite, car ce fil était plus dur que leur acier.
- Je ne viens point du ciel, je viens du mont Caucase ! répondit Isaac ; j'étais là quand est mort Prométhée. J'ai moi-même dressé le bûcher qui l'a réduit en cendres, et c'est pour me remercier de ce suprême service qu'il m'a indiqué le moyen d'arriver jusqu'à vous, et m'a donné ce rameau d'or en vertu duquel je vous adjure.
- Comment as-tu traversé les eaux bouillantes, les laves et le feu ?
- Je suis immortel, répondit Isaac.
- Tu es donc Dieu ? demanda Atropos.
- Si c'est être dieu que d'être immortel, répondit Isaac, je suis dieu.
- Comment te nommes-tu ?
- Isaac Laquedem.
- Voilà le fil de sa vie, dit Lachesis ; il est immortel, en effet.
- Comment Jupiter t'a-t-il fait immortel, sans que nous, les dispensatrices de la vie et de la mort, nous en soyons prévenues ?
- C'est que ce n'est point Jupiter qui m'a fait immortel.
- Qui donc ?
- C'est un dieu qui n'a rien de commun avec lui, et qui vient, au contraire, pour le détrôner ; c'est le dieu des chrétiens.
- Et d'où vient ce nouveau dieu ? demanda Clotho : de l'Inde ou de la Phénicie ?
- Il vient d'Egypte.
- Dans quel Olympe habite-t-il ?
- Il est mort !
- Et comment est-il mort ?
- Sur une croix.
Les trois soeurs se regardèrent.
- S'il est mort, comment est-il dieu ? demandèrent-elles.
- Ses disciples prétendent qu'il est ressuscité trois jours après avoir été mis au tombeau.
Les parques se regardèrent une seconde fois.
- C'est donc pour cela, dit Lachesis, que je sens mon pied qui s'engourdit.
- C'est donc pour cela, dit Clotho, que je sens mes doigts qui se lassent.
- C'est donc pour cela, dit Atropos, que je sens ma main qui tremble.
Puis toutes trois, secouant la tête d'un mouvement simultané :
- O mes soeurs ! mes soeurs ! murmurèrent-elles, du moment où l'on fait des immortels que nous ne connaissons pas, du moment où l'on tranche des existences que nous n'avons pas filées, c'est que quelque chose d'inconnu s'avance, qui s'apprête à nous remplacer.
Isaac écoutait avec une profonde terreur ces lamentations des trois sombres divinités ; cette main du Christ qui l'avait courbé ne s'étendait donc pas seulement sur la terre, elle pénétrait donc encore jusqu'au centre du monde !
- Soit, dit-il, mais cela n'empêche point que vous ne me remettiez le fil que je viens chercher.
- Et quel est ce fil que tu viens chercher ? dit Atropos coupant avec effort celui que depuis quelque temps elle tenait entre ses ciseaux.
- Celui de Cléopâtre, reine d'Egypte, répondit Isaac.
- Combien de fois veux-tu le renouer ?
- Autant de fois qu'il me plaira.
- Nous ne pouvons donner un pareil pouvoir à un homme, dirent ensemble Lachesis et Clotho.
- Qu'importe, mes soeurs, reprit Atropos ; qu'importe ce qui se passera parmi les humains, quand ce ne sera plus nous qui régnerons sur eux ! Cherche les deux bouts de ce fil, Clotho ; tu les trouveras entrelacés à celui d'Antoine ; seulement, celui de Cléopâtre est tissu d'or, d'argent et de soie, tandis que celui d'Antoine n'est que de laine et d'or.
Clotho se baissa, et, avec l'extrémité de son fuseau, chercha les deux bouts de ce fil brillant. Elle les trouva enfin, mais avec peine, au milieu des fils des monarques et des empereurs.
Il y avait déjà plus d'un siècle, en effet, que la belle reine d'Egypte était morte, et, depuis cent ans, bien des fils du même genre avaient été tranchés.
Clotho remit les deux bouts du fil à Isaac.
- Tiens, lui dit-elle, voici ce que tu demandes. Quand tu voudras que Cléopâtre vive, tu noueras l'une à l'autre les deux extrémités de ce fil, et autant de fois dans l'avenir le destin le brisera, autant de fois nous te donnons la faculté de le renouer.
Isaac s'empara avidement du fil précieux.
- Merci, dit-il ; et, maintenant, si le dieu qui m'a maudit triomphe de vos dieux, ce ne sera pas du moins sans que j'aie lutté contre lui !
Atropos secoua la tête d'un air de doute.
- Prométhée ne m'a-t-il pas raconté lui-même, dit Isaac, qu'en passant dans le camp de ­eus, il avait fait pencher la victoire de son côté ?
- Oui, reprit Atropos ; mais ­eus représentait le monde nouveau et luttait contre l'ancien monde... De même que les temps étaient révolus pour le règne de Chronos, de même les temps sont aujourd'hui révolus pour celui de ­eus.
Et, après leur soeur, Lachesis et Clotho répétèrent :
- Les temps sont révolus pour le règne de ­eus !
Puis, dans un choeur sombre, toutes trois s'écrièrent :
- Malheur ! malheur à nous ! Le vieux monde se meurt : le vieux monde se meurt !
Isaac n'avait plus rien à attendre de celles qu'il était venu chercher si loin : il tenait le fil désiré. Il laissa donc les trois femmes de marbre se lamenter sur leurs fauteuils de bronze, et s'éloigna rapidement.
L'ouverture par laquelle il avait fait son apparition s'était refermée : il frappa de nouveau les parois de la caverne de son rameau d'or ; ces parois rendirent le même son retentissant, et se fendirent une seconde fois pour laisser passer le hardi voyageur.
Au moment de franchir le seuil de la caverne Isaac se retourna, afin de jeter un dernier regard sur les parques.
Alors, à la lueur mourante des deux astres qui les avaient éclairées jusque là, et qui semblaient près de s'éteindre, il vit une chose étrange.
Le rouet de Lachesis était arrêté, le fuseau de Clotho ne tournait plus, et les ciseaux d'Atropos étaient tombés de ses mains sur ses genoux.
Le peu qui restait de vie dans les trois soeurs fatales venait de s'évanouir, et, tout au contraire de Galatée, qui de statue était devenue femme, elles, de femmes, étaient devenues statues.
Isaac s'élança dans le souterrain, dont l'ouverture se referma derrière lui.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente