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Chapitre XII


A la mort de Catherine II, sa mère, Paul Ier monta sur le trône dont il eût sans doute été exilé à tout jamais, si son fils Alexandre avait voulu se prêter aux desseins que l'on avait sur lui. Longtemps exilé de la cour, toujours séparé de ses enfants de l'éducation desquels leur aïeule s'était chargée, le nouvel empereur apportait dans l'administration des affaires suprêmes, si longtemps régies par le génie de Catherine et le dévouement de Potemkin, un caractère méfiant, farouche et bizarre qui fit de la courte période pendant laquelle il demeura sur le trône un spectacle presque incompréhensible pour les peuples ses voisins et les rois ses frères.
Le cri lamentable qu'avait poussé Catherine II, après trente-sept heures d'agonie, avait proclamé dans le palais Paul Ier autocrate de toutes les Russies. A ce cri, l'impératrice Marie était tombée aux genoux de son mari avec ses enfants, et l'avait la première salué tzar. Paul les avait relevés en les assurant de ses bontés impériales et paternelles. Aussitôt la cour, les chefs de départements et de l'armée, les grands seigneurs et les courtisans, étaient passés tour à tour devant lui, se prosternant par numéro d'ordre, chacun selon son rang et son ancienneté, et, derrière eux, un détachement des gardes, conduit sous le palais, avait, avec les officiers et les gardes arrivant de Gatchina, ancienne résidence de Paul, juré fidélité au souverain que la veille ils gardaient encore, plutôt pour répondre de lui que pour lui faire honneur, et plutôt comme prisonnier que comme héritier de la couronne. A l'instant même les cris de commandement, le bruit des armes, le froissement des grosses bottes et le frémissement des éperons avaient retenti dans ces appartements où la grande Catherine venait de s'endormir pour toujours. Le lendemain, Paul Ier avait été proclamé empereur et son fils Alexandre tzarewich, ou héritier présomptif du trône.
Paul arrivait au trône après trente-cinq ans de privations, d'exil et de mépris, et, à l'âge de quarante-trois ans, il se trouvait maître du royaume où la veille il n'avait qu'une prison. Pendant ces trente-cinq ans, il avait beaucoup souffert, et par conséquent beaucoup appris ; aussi apparut-il sur le trône les poches remplies de règlements rédigés pendant l'exil, règlements qu'il s'empressa avec une hâte étrange de mettre les uns après les autres, et quelquefois tous ensemble, à exécution.
D'abord, procédant d'une façon tout opposée à celle de Catherine, pour laquelle sa rancune, lentement aigrie et transformée en haine perçait dans chaque action, il s'entoura de ses enfants, une des plus belles et des plus riches familles souveraines du monde, et créa le grand-duc Alexandre gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg. Quant à l'impératrice Marie, qui avait jusqu'alors eu grandement à se plaindre de son éloignement, elle le vit avec un étonnement mêlé de crainte revenir à elle bon et affectueux. Ses revenus furent doublés, et cependant elle doutait encore ; mais bientôt ses caresses accompagnèrent ses bienfaits, et alors elle crut ; car c'était une sainte âme de mère et un noble coeur de femme.
Par une manie d'opposition qui lui était familière et qui se révélait toujours au moment où elle était le plus inattendue, le premier ukase que rendit Paul fut pour arrêter une levée de recrues récemment ordonnée par Catherine, et qui enlevait par tout le royaume un serf sur cent. Cette mesure était plus qu'humaine, elle était politique ; car elle acquérait à la fois au nouvel empereur la reconnaissance de la noblesse, sur laquelle pèse cette dîme militaire, et l'amour des paysans, qui la fournissent en nature.
­oubow, le dernier favori de Catherine, croyait avoir tout perdu en perdant sa souveraine, et craignait non seulement pour sa liberté, mais encore pour sa vie. Paul Ier le fit venir, le confirma dans ses emplois, et lui dit en lui rendant la canne de commandant que porte l'aide de camp général, et qu'il avait renvoyée : « Continuez à remplir vos fonctions près du corps de ma mère ; j'espère que vous me servirez aussi fidèlement que vous l'avez servie. »
Kosciusko avait été fait prisonnier ; il était consigné dans l'hôtel du feu comte d'Anhalt, et avait, pour sa garde habituelle, un major qui ne le quittait jamais et mangeait avec lui. Paul alla le délivrer lui-même et lui annoncer qu'il était libre. Comme, dans le premier moment, tout à l'étonnement et à la surprise, le général polonais avait laissé l'empereur se retirer sans lui faire tous les remerciements qu'il croyait lui devoir, il se fit à son tour porter au palais, la tête enveloppée de bandages, car il était encore affaibli et souffrant de ses blessures. Introduit devant l'empereur et l'impératrice, Paul lui offrit une terre et des paysans dans son royaume ; mais Kosciusko refusa, et demanda en échange une somme d'argent, pour aller vivre et mourir où il voudrait. Paul lui donna cent mille roubles, et Kosciusko alla mourir en Suisse.
Au milieu de toutes ces ordonnances, qui, trompant les craintes de tout le monde, présageaient un noble règne, le moment de rendre les honneurs funèbres à l'impératrice arriva. Alors Paul Ier résolut d'accomplir un double devoir filial. Depuis trente-cinq ans le nom de Pierre III n'avait été prononcé qu'à voix basse à Saint-Pétersbourg ; Paul Ier se rendit dans le couvent de Saint-Alexandre-Nieuski, où le malheureux empereur avait été enterré ; il se fit montrer par un vieux moine la tombe ignorée de son père, fit ouvrir le cercueil, s'agenouilla devant les restes augustes qu'il renfermait, et, tirant le gant qui couvrait la main du squelette, il le baisa plusieurs fois. Puis, lorsqu'il eut longtemps et pieusement prié près du cercueil, il le fit élever au milieu de l'église, et ordonna qu'on célébrât près des restes de Pierre les mêmes services qu'auprès du corps de Catherine, exposé sur son lit de parade dans une des salles du palais. Enfin ayant découvert, dans la retraite où il vivait disgracié depuis un tiers de siècle, le baron Ungern Hernberg, ancien serviteur de son père, il le fit appeler dans une salle du palais où était le portrait de Pierre III, et lorsque le vieillard fut venu : « Je vous ai fait appeler, lui dit-il, pour que, à défaut de mon père lui-même, ce portrait soit témoin de ma reconnaissance envers ses fidèles amis. » Et l'ayant conduit près de cette image, comme si ses yeux pouvaient voir ce qui allait se passer, il embrassa le vieux guerrier, le fit général en chef, lui passa le cordon de Saint-Alexandre-Nieuski au cou, et le chargea de faire le service auprès du corps de son père avec le même uniforme qu'il avait porté comme aide de camp de Pierre III.
Le jour de la cérémonie funèbre arriva ; Pierre III n'avait jamais été couronné, et c'était sous ce prétexte qu'il avait été enterré comme un simple seigneur russe dans l'église de Saint-Alexandre-Nieuski. Paul Ier fit couronner son cercueil, et le fit transporter au palais pour être exposé près du corps de Catherine ; de là, les restes des deux souverains furent transportés à la citadelle, déposés sur la même estrade, et pendant huit jours, les courtisans, par bassesse, et le peuple, par amour, vinrent baiser la main livide de l'impératrice et le cercueil de l'empereur.
Au pied de cette double tombe, où il vint comme les autres, Paul Ier sembla avoir oublié sa piété et sa sagesse. Isolé dans son palais de Gatchina avec deux ou trois compagnies de gardes, il y avait pris l'habitude des petits détails militaires, et passait quelquefois des heures entières à brosser ses boutons d'uniforme avec le même soin et la même assiduité que Potemkin mettait à vergeter ses diamants. Aussi, dès le matin de son avènement, tout avait pris une face nouvelle au palais, et le nouvel empereur avait commencé, avant de s'occuper des soins de l'Etat, à mettre à exécution tous les petits changements qu'il comptait introduire dans l'exercice et dans l'habillement du soldat. En conséquence, vers les trois heures de l'après-midi du même jour, il était descendu dans la cour pour faire manoeuvrer ses soldats à sa manière, leur montrer à faire l'exercice à son goût. Cette revue, qui se renouvela tous les jours, reçut de lui le nom de wachtparade, et devint non seulement l'institution la plus importante de son gouvernement, mais encore le point central de toutes les administrations du royaume. C'était à cette parade qu'il publiait les rapports, donnait ses ordres, rendait ses ukases, et se faisait présenter à ses officiers ; c'était là qu'entre les deux grands-ducs Alexandre et Constantin, tous les jours pendant trois heures, quelque froid qu'il fit, sans fourrures, la tête nue et chauve, le nez au vent, une main derrière le dos et de l'autre levant et baissant alternativement sa canne en criant : Raz, dwa ! raz, dwa ! une, deux ! une, deux ! on le voyait trépignant pour se réchauffer et mettant son amour-propre à braver vingt degrés de froid.
Bientôt les plus petits détails militaires devinrent des affaires d'Etat ; il changea d'abord la couleur de la cocarde russe, qui était blanche, pour lui substituer la cocarde noire avec un liseré jaune ; et ceci était bien, car, avait dit l'empereur, le blanc se voit de loin et peut servir de point de mire, tandis que le noir se perd dans la couleur du chapeau, et que, grâce à cette identité de ton, l'ennemi ne sait plus où viser le soldat. Mais la réforme ne s'arrêta point là ; elle atteignit tour à tour la couleur du plumet, la hauteur des bottes et les boutons de guêtres si bien que la plus grande preuve de zèle qu'on pouvait lui donner était de paraître le lendemain à la wachtparade avec les changements qu'il avait introduits la veille, et plus d'une fois cette promptitude à se soumettre à ses futiles ordonnances fut honorée d'une croix ou récompensée d'un grade.
Quelque prédilection que Paul Ier eût pour ses soldats, qu'il habillait et déshabillait sans cesse comme un enfant fait de sa poupée, sa manière réformatrice s'étendait de temps en temps aux bourgeois. La révolution française, en mettant les chapeaux ronds à la mode lui avait donné l'horreur de ce genre de coiffure ; aussi, un beau matin, une ordonnance parut qui défendait de se montrer en chapeau rond dans les rues de Saint-Pétersbourg. Soit ignorance, soit opposition, la loi ne reçut pas une aussi rapide application que le désirait l'empereur. Alors, il plaça à chaque coin de rue des Cosaques et des soldats de police, avec ordre de décoiffer les récalcitrants ; lui-même parcourut les rues en traîneau pour voir où l'on en était à Saint-Pétersbourg du changement ordonné. Il allait rentrer au palais après une tournée assez satisfaisante, lorsqu'il aperçut un Anglais, qui, pensant qu'un ukase sur les chapeaux était un attentat à la liberté individuelle, avait conservé le sien. Aussitôt l'empereur s'arrête et ordonne à l'un de ses officiers d'aller décoiffer l'impertinent insulaire qui se permet de venir le braver jusque sur la place de l'amirauté ; le cavalier part au galop, et arrive au coupable, le trouve respectueusement coiffé d'un chapeau à trois cornes. Le messager, désappointé, tourne aussitôt le dos et revient faire son rapport. L'empereur, qui voit que ses yeux l'ont trompé, tire sa lorgnette et la braque sur l'Anglais, qui continue de suivre son chemin avec la même gravité. L'officier s'est trompé, l'Anglais a un chapeau rond ; l'officier est mis aux arrêts, et un aide de camp est envoyé à sa place ; jaloux de plaire à l'empereur, l'aide de camp lance son cheval ventre à terre, et en quelques secondes il a rejoint l'Anglais. L'empereur s'est trompé, l'Anglais a un chapeau à trois cornes. L'aide de camp, tout penaud, revient vers le prince, et lui fait la même réponse que l'officier. L'empereur reprend sa lorgnette, et l'aide de camp est envoyé aux arrêts avec l'officier : l'Anglais a un chapeau rond. Alors un général offre de remplir la mission qui a été si fatale à ses deux devanciers, et pique de nouveau vers l'Anglais sans le quitter un instant des yeux. Alors il voit, à mesure qu'il approche, le chapeau changer de forme, et passer de la forme ronde à la forme triangulaire ; craignant une disgrâce pareille à celle de l'officier et de l'aide de camp, il amène l'Anglais devant l'empereur, et tout s'explique. Le digne insulaire, pour concilier son orgueil national avec le caprice du souverain étranger, avait fait confectionner un feutre qui, au moyen d'un petit ressort caché dans l'intérieur, passait subitement de la forme prohibée à la forme légale. L'empereur trouva l'idée heureuse, fit grâce à l'aide de camp et à l'officier, et permit à l'Anglais de se coiffer à l'avenir comme bon lui semblerait.
L'ordonnance sur les voitures suivit celle sur les chapeaux. Un matin on publia à Saint-Pétersbourg la défense d'atteler les chevaux à la manière russe, c'est-à-dire le postillon montant le cheval de droite et ayant le cheval de main à gauche. Quinze jours étaient accordés aux propriétaires de calèches, de landaws et de droschki, pour se procurer des harnais à l'allemande, après lequel temps il était enjoint à la police de couper les traits des équipages qui se permettraient de faire de l'opposition. Au reste, la réforme ne s'arrêtait pas aux voitures, et montait jusqu'aux cochers : les ivoschiks reçurent l'ordre de s'habiller à l'allemande ; de sorte qu'il leur fallut, à leur grand désespoir, couper leur barbe, et coudre au collet de leur habit une queue qui restait toujours à la même place, tandis qu'ils tournaient la tête à droite et à gauche. Un officier, qui n'avait pas encore eu le temps de se conformer à la nouvelle ordonnance avait pris le parti de se rendre à la wachtparade à pied plutôt que d'irriter l'empereur par la vue d'une voiture proscrite. Enveloppé dans une grande pelisse, il avait donné son épée à porter à un soldat, quand il fut rencontré par Paul qui s'aperçut de cette infraction à la discipline : l'officier fut fait soldat, et le soldat officier.
Dans tous ces règlements, l'étiquette n'était point oubliée. Une ancienne loi voulait que, lorsqu'on rencontrait dans les rues l'empereur, l'impératrice ou le tzarewich, on fit arrêter sa voiture ou son cheval, et après être descendu de l'un ou de l'autre, on se prosternât dans la poussière, dans la boue ou dans la neige. Cet hommage, si difficile à rendre dans une capitale où passent dans chaque rue et à chaque heure des milliers de voitures, avait été aboli sous le règne de Catherine. Aussitôt son avènement, Paul le rétablit dans toute sa rigueur. Un officier général, dont les gens n'avaient point reconnu l'équipage de l'empereur, fut désarmé et envoyé aux arrêts ; le terme de sa réclusion arrivé, on voulut lui rendre son épée, mais il refusa de la reprendre, disant que c'était une épée d'honneur donnée par Catherine avec le privilège de ne pouvoir lui être ôtée. Paul examina l'épée, et, en effet, il vit qu'elle était d'or et enrichie de diamants : alors il fit venir le général et lui remit lui-même l'épée, en lui disant qu'il n'avait aucun ressentiment contre lui, mais en lui ordonnant néanmoins de partir pour l'armée dans les vingt quatre heures.
Malheureusement, les choses ne tournaient pas toujours d'une façon aussi satisfaisante. Un jour, un des plus braves brigadiers de l'empereur, M. de Likarow, étant tombé malade à la campagne, sa femme, qui ne voulait s'en fier qu'à elle-même d'une si importante commission, vint à Saint- Pétersbourg pour y chercher un médecin ; le malheur voulut qu'elle rencontrât la voiture de l'empereur. Comme elle et ses gens étaient absents depuis trois mois de la capitale, personne d'entre eux n'avait entendu parler de la nouvelle ordonnance, si bien que sa voiture passa sans s'arrêter à quelque distance de Paul, qui se promenait à cheval. Une pareille infraction à ses ordres blessa vivement l'empereur qui dépêcha aussitôt un aide de camp après l'équipage rebelle, avec ordre de faire les quatre domestiques soldats et de conduire leur maîtresse en prison. L'ordre fut exécuté : la femme devint folle et le mari mourut.
L'étiquette n'était pas moins sévère dans l'intérieur du palais que dans les rues de la capitale : tout courtisan admis au baise-main devait faire retentir le baiser avec sa bouche et le plancher avec son genou ; le prince Georges Galitzin fut envoyé aux arrêts pour n'avoir pas fait une révérence assez profonde, et avoir baisé la main trop négligemment.
Ces actes extravagants que nous prenons au hasard dans la vie de Paul Ier avaient, au bout de quatre ans, rendu un plus long règne à peu près impossible, car chaque jour le peu de raison qui restait à l'empereur disparaissait pour faire place à quelque nouvelle folie, et les folies d'un souverain tout-puissant, dont le moindre signe devient un ordre exécuté à l'instant même, sont choses dangereuses. Aussi Paul sentait-il instinctivement qu'un danger inconnu, mais réel l'enveloppait, et ces craintes donnaient encore une plus capricieuse mobilité à son esprit. Il s'était presque entièrement retiré dans le palais Saint-Michel, qu'il avait fait bâtir sur l'ancien emplacement du palais d'été. Ce palais peint en rouge pour faire honneur au goût d'une de ses maîtresses qui était venue un soir à la cour avec des gants de cette couleur, était un édifice massif d'un assez mauvais style, tout hérissé de bastions, et au. milieu duquel seulement l'empereur se croyait en sûreté.
Cependant, au milieu des exécutions, des exils et des disgrâces, deux favoris étaient restés comme enracinés à leur place. L'un était Koutaisoff, ancien esclave turc, qui, du rang de barbier qu'il occupait auprès de Paul, était devenu subitement, et sans qu'aucun mérite motivât cette faveur, un des principaux personnages de l'empire ; l'autre était le comte Palhen, gentilhomme courlandais, major général sous Catherine II, et que l'amitié de ­oubow, dernier favori de l'impératrice, avait élevé à la place de gouverneur civil de Riga. Or, il arriva que l'empereur Paul, quelque temps avant son avènement au trône passa dans cette ville ; c'était l'époque où il était presque proscrit, et où les courtisans osaient à peine lui parler. Palhen lui rendit les honneurs dus au tzarewich. Paul n'était point habitué à une pareille déférence, il en garda la mémoire dans son coeur, et, une fois monté sur le trône, se souvenant de la réception que lui avait faite Pahlen, il le fit venir à Saint-Pétersbourg, le décora des premiers ordres de l'empire, le nomma chef des gardes et gouverneur de la ville, à la place du grand-duc Alexandre, son fils, dont le respect et l'amour n'avaient pu désarmer sa méfiance.
Mais Palhen, grâce à la position élevée qu'il occupait prés de Paul, et que, contre toutes probabilités, il avait déjà conservée près de quatre ans, était plus à même que personne d'apprécier l'instabilité des fortunes humaines. Il avait vu tant d'hommes monter et tant d'hommes descendre ; il en avait vu tant d'autres tomber et se briser, qu'il ne comprenait pas lui-même comment le jour de sa chute n'était pas encore arrivé, et qu'il résolut de la prévenir par celle de l'empereur. ­oubow, son ancien protecteur, le même que l'empereur avait d'abord nommé aide de camp général du palais, et à qui il avait confié la garde du cadavre de sa mère, ­oubow, l'ancien protecteur de Palhen, tout à coup tombé dans la disgrâce, avait vu un matin le scellé mis sur sa chancellerie ; ses deux principaux secrétaires, Altesti et Gribowski, chassés scandaleusement, et tous les officiers de son état-major et de sa suite obligés de rejoindre à l'instant leurs corps ou de donner leur démission. En échange de tout cela, l'empereur, par une contradiction étrange, lui avait fait cadeau d'un palais ; mais sa disgrâce n'en était pas moins réelle, car le lendemain tous ses commandements lui avaient été retirés ; le surlendemain on lui avait demandé la démission des vingt-cinq ou trente emplois qu'il occupait, et une semaine ne s'était pas écoulée, qu'il avait obtenu la permission, ou plutôt reçu l'ordre de quitter la Russie. ­oubow s'était retiré en Allemagne, où, riche, jeune, beau, couvert de décorations et plein d'esprit, il faisait honneur au bon goût de Catherine, en prouvant qu'elle avait su être grande jusque dans ses faiblesses.
Ce fut là qu'un avis de Palhen alla le chercher. Sans doute déjà ­oubow s'était plaint à son ancien protégé de son exil, qui, tout explicable qu'il était, n'en était pas moins resté inexpliqué, et Palhen ne faisait que répondre à une de ses lettres. Cette réponse contenait un conseil : c'était de feindre l'intention d'épouser la fille du favori de Paul, Koutaisoff ; nul doute que l'empereur, flatté par cette demande, ne permît à l'exilé de reparaître à Saint Pétersbourg ; alors, et quand on en serait là, on verrait.
Le plan proposé fut suivi. Un matin, Koutaisoff reçut une lettre de ­oubow, qui lui demandait sa fille en mariage. Aussitôt, le barbier parvenu, flatté dans son orgueil, court au palais Saint-Michel, se jette aux pieds de l'empereur, et le supplie, la lettre de ­oubow à la main, de combler sa fortune et celle de sa fille, en approuvant ce mariage, et en permettant à l'exilé de revenir. Paul jette un coup d'oeil rapide sur la lettre que Koutaisoff lui présente, puis, la lui rendant après l'avoir lue : – C'est la première idée raisonnable qui passe par la tête de ce fou, dit l'empereur ; qu'il revienne. – Quinze jours après, ­oubow était de retour à Saint-Pétersbourg, et, avec l'agrément de Paul, faisait la cour à la fille du favori.
Ce fut cachée sous ce voile que la conspiration se forma et grandit, se recrutant chaque jour de nouveaux mécontents. D'abord les conjurés ne parlèrent que d'une simple abdication, d'une substitution de personne, et voilà tout. Paul serait envoyé sons bonne garde dans quelque province éloignée de l'empire, et le grand-duc Alexandre, dont on disposait ainsi sans son consentement, monterait sur le trône. Quelques-uns savaient seulement qu'on tirerait le poignard au lieu de l'épée, et qu'une fois tiré, il ne rentrerait plus que sanglant au fourreau. Ceux-là connaissaient Alexandre ; sachant qu'il n'accepterait pas la régence, ils étaient décidés à lui faire une succession.
Cependant Palhen, quoique le chef de la conspiration, avait scrupuleusement évité de donner une seule preuve contre lui : de sorte que, selon l'événement, il pouvait seconder ses compagnons ou secourir Paul. Cette réserve de sa part jetait une certaine froideur sur les délibérations, et les choses eussent peut-être traîné ainsi en longueur un an encore, s'il ne les avait hâtées lui- même par un stratagème étrange, mais qu'avec la connaissance qu'il avait du caractère de Paul il savait devoir réussir. Il écrivit à l'empereur une lettre anonyme, dans laquelle il l'avertissait du danger dont il était menacé. A cette lettre était jointe une liste contenant les noms de tous les conjurés.
Le premier mouvement de Paul en recevant cette lettre, fut de doubler les postes du palais Saint-Michel et d'appeler Palhen.
Palhen, qui s'attendait à cette invitation, s'y rendit aussitôt. Il trouva Paul Ier dans sa chambre à coucher située au premier. C'était une grande pièce carrée, avec une porte en face de la cheminée, deux fenêtres donnant sur la cour, un lit en face de ces deux fenêtres et au pied du lit une porte dérobée qui donnait chez l'impératrice : en outre, une trappe, connue de l'empereur seul, était pratiquée dans le plancher. On ouvrait cette trappe en la pressant avec le talon de la botte : elle donnait sur l'escalier, et l'escalier dans un corridor par lequel on pouvait fuir du palais.
Paul se promenait à grands pas, entrecoupant sa marche d'interjections terribles, lorsque la porte s'ouvrit et que le comte parut. L'empereur se retourna, et demeurant debout les bras croisés, les yeux fixes sur Palhen :
- Comte, lui dit-il, après un instant de silence, savez-vous ce qui se passe ?
- Je sais, répondit Palhen, que mon gracieux souverain me fait appeler, et que je m'empresse de me rendre à ses ordres.
- Mais savez-vous pourquoi je vous fais appeler ? s'écria Paul avec un mouvement d'impatience.
- J'attends respectueusement que Votre Majesté daigne me le dire.
- Je vous ai fait appeler, Monsieur, parce qu'une conspiration se trame contre moi.
- Je le sais, sire.
- Comment, vous le savez ?
- Sans doute. Je suis un des complices.
- Eh bien ! je viens d'en recevoir la liste. La voici.
- Et moi, sire, j'en ai le double. La voilà.
- Palhen ! murmura Paul épouvanté, et ne sachant encore ce qu'il devait croire.
- Sire, reprit le comte, vous pouvez comparer les deux listes ; si le délateur est bien informé, elles doivent être pareilles.
- Voyez, dit Paul.
- Oui, c'est cela, dit froidement Palhen ; seulement trois personnes sont oubliées.
- Lesquelles ? demanda vivement l'empereur.
- Sire, la prudence m'empêche de les nommer ; mais, après la preuve que je viens de donner à Votre Majesté de l'exactitude de mes renseignements, j'espère qu'elle daignera m'accorder une confiance entière et se reposer sur mon zèle du soin de veiller à sa sûreté.
- Point de défaite ! interrompit Paul avec toute l'énergie de la terreur ; qui sont-ils ? Je veux savoir qui ils sont à l'instant même.
- Sire, répondit Palhen en inclinant la tête, le respect m'empêche de révéler d'augustes noms.
- J'entends, reprit Paul d'une voix sourde et en jetant un coup d'oeil sur la porte dérobée qui conduisait dans l'appartement de sa femme. Vous voulez dire l'impératrice, n'est-ce pas ? Vous voulez dire le tzarewich Alexandre et le grand-duc Constantin ?
- Si la loi ne doit connaître que ceux qu'elle peut atteindre...
- La loi atteindra tout le monde, Monsieur, et le crime, pour être plus grand, ne sera pas impuni. Palhen, à l'instant même, vous arrêterez les deux grands-ducs, et demain ils partiront pour SchlŸsselbourg. Quant à l'impératrice, j'en disposerai moi-même. Pour les autres conjurés, c'est votre affaire.
- Sire, dit Palhen, donnez-moi l'ordre écrit, et si haute que soit la tête qu'il frappe, si grands que soient ceux qu'il doit atteindre, j'obéirai.
- Bon Palhen ! s'écrie l'empereur, tu es le seul serviteur fidèle qui me reste. Veille sur moi, Palhen, car je vois bien qu'ils veulent tous ma mort et que je n'ai plus que toi.
A ces mots Paul signa l'ordre d'arrêter les deux grands-ducs, et remit cet ordre à Palhen.
C'était tout ce que désirait l'habile conjuré. Muni de ces différents ordres, il court au logis de Platon ­oubow, chez qui il savait les conspirateurs assemblés.
- Tout est découvert, leur dit-il ; voici l'ordre de vous arrêter. Il n'y a donc pas un instant à perdre : cette nuit, je suis encore gouverneur de Saint- Pétersbourg ; demain je serai peut-être en prison. Voyez ce que vous voulez faire.
Il n'y avait pas à hésiter, car l'hésitation, c'était l'échafaud ou tout au moins la Sibérie. Les conjurés prirent rendez-vous, pour la nuit même, chez le comte Talitzin, colonel du régiment de Préobrajenski, et comme ils n'étaient pas assez nombreux, ils résolurent de s'augmenter de tous les mécontents arrêtés dans la journée même. La journée avait été bonne, car, dans la matinée, une trentaine d'officiers appartenant aux meilleures familles de Saint-Pétersbourg avaient été dégradés, et condamnés à la prison ou à l'exil pour des fautes qui méritaient à peine une réprimande. Le comte ordonna qu'une douzaine de traîneaux se tinssent prêts à la porte des différentes prisons où étaient enfermés ceux qu'on voulait s'associer ; puis, voyant ses complices décidés, il se rendit chez le tzarewich Alexandre.
Celui-ci venait de rencontrer son père dans un corridor du palais et avait été, comme d'habitude, droit à lui ; mais Paul lui faisant signe de la main de se retirer, lui avait enjoint de rentrer chez lui et d'y demeurer jusqu'à nouvel ordre. Le comte le trouva donc d'autant plus inquiet qu'il ignorait la cause de cette colère qu'il avait lue dans les yeux de l'empereur ; aussi, à peine aperçut-il Palhen, qu'il lui demanda s'il n'était point chargé, de la part de son père, de quelque ordre pour lui.
- Hélas ! répondit Palhen ; oui, Votre Altesse ; je suis chargé d'un ordre terrible.
- Et lequel ? demanda Alexandre.
- De m'assurer de Votre Altesse et de lui demander son épée.
- A moi ! mon épée ! s'écria Alexandre ; et pourquoi ?
- Parce que, à compter de cette heure, vous êtes prisonnier.
- Moi, prisonnier ! et de quel crime suis-je donc accusé, Palhen ?
- Votre Altesse Impériale n'ignore pas qu'ici, malheureusement, on encourt parfois le châtiment sans avoir commis l'offense.
- L'empereur est doublement maître de mon sort, répondit Alexandre, et comme mon souverain et comme mon père. Montrez-le-moi, et quel que soit cet ordre, je suis prêt à m'y soumettre.
Le comte lui remit l'ordre, Alexandre l'ouvrit, baisa la signature de son père, puis commença à lire ; seulement, lorsqu'il fut arrivé à ce qui concernait Constantin : « Et mon frère aussi ! s'écria-t-il. J'espérais que l'ordre ne concernait que moi seul. » Mais parvenu à l'article qui concernait l'impératrice : « Oh ! ma mère ! ma vertueuse mère ! cette sainte du ciel descendue parmi nous ! C'en est trop, Palhen, c'en est trop. »
Et se couvrant le visage de ses deux mains, il laissa tomber l'ordre. Palhen crut que le moment favorable était venu.
- Monseigneur, lui dit-il en se jetant à ses pieds, Monseigneur, écoutez- moi ; il faut prévenir de grands malheurs ; il faut mettre un terme aux égarements de votre auguste père. Aujourd'hui il en veut à votre liberté ; demain, peut-être, il en voudra à votre...
- Palhen !
- Monseigneur, souvenez-vous d'Alexis Pétrowich.
- Palhen, vous calomniez mon père.
- Non, Monseigneur, car ce n'est pas son coeur que j'accuse, mais sa raison. Tant de contradictions étranges tant d'ordonnances inexécutables ; tant de punitions inutiles ne s'expliquent que par l'influence d'une maladie terrible. Ceux qui entourent l'empereur le disent tous, et ceux qui sont loin de lui le répètent tous. Monseigneur, votre malheureux père est insensé.
- Mon Dieu !
- Eh bien ! Monseigneur, il faut le sauver de lui-même. Ce n'est pas moi qui viens vous donner ce conseil, c'est la noblesse, c'est le sénat, c'est l'empire, et je ne suis ici que leur interprète ; il faut que l'empereur abdique en votre faveur.
- Palhen ! s'écria Alexandre en reculant d'un pas, que me dites-vous là ? Moi que je succède à mon père, vivant encore ; que je lui arrache la couronne de la tête et le sceptre des mains ? C'est vous qui êtes fou, Palhen... Jamais, jamais !
- Mais, Monseigneur, vous n'avez donc pas vu l'ordre ? Croyez-vous qu'il s'agisse d'une simple prison ? Non pas, croyez-moi, les jours de Votre Altesse sont en danger.
- Sauvez mon frère ! sauvez l'impératrice ! c'est tout ce que je vous demande, s'écria Alexandre.
- Eh ! en suis-je le maître dit Palhen ; l'ordre n'est-il pas pour eux comme pour vous ? Une fois arrêtés, une fois en prison, qui vous dit que des courtisans trop pressés, en croyant servir l'empereur, n'iront pas au-devant de ses volontés ? Tournez les yeux vers l'Angleterre, Monseigneur : même chose s'y passe ; quoique le pouvoir, moins étendu, rende le danger moins grand. Le prince de Galles est prêt à prendre la direction du gouvernement, et cependant la folie du roi Georges est une folie douce et inoffensive.. D'ailleurs, Monseigneur, un dernier mot ; peut-être, en acceptant ce que je vous offre, sauvez-vous la vie, non seulement du grand-duc et de l'impératrice, mais encore de votre père !
- Que voulez-vous dire ?
- Je dis que le règne de Paul est si lourd, que la noblesse et le sénat sont décidés à y mettre fin par tous les moyens possibles. Vous refusez une abdication. ? Peut-être demain serez-vous obligé de pardonner un assassinat.
- Palhen, s'écria Alexandre, ne puis-je donc voir mon père ?
- Impossible, Monseigneur ; défense positive est faite de laisser pénétrer Votre Altesse jusqu'à lui.
- Et vous dites que la vie de mon père est menacée ?
La Russie n'a d'espoir qu'en vous, Monseigneur, et s'il faut que nous choisissions entre un jugement qui nous perd et un crime qui nous sauve, Monseigneur, nous choisirons le crime.
Palhen fit un mouvement pour sortir.
- Palhen ! s'écria Alexandre en l'arrêtant d'une main, tandis que de l'autre il tirait de sa poitrine un crucifix qu'il y portait suspendu à une chaîne d'or ; Palhen, jurez-moi sur le Christ, que les jours de mon père ne courent aucun danger, et que vous vous ferez tuer s'il le faut pour le défendre. Jurez-moi cela, ou je ne vous laisse pas sortir.
- Monseigneur, répondit Palhen, je vous ai dit ce que je devais vous dire. Réfléchissez à la proposition que je vous ai faite ; moi, je vais réfléchir au serment que vous me demandez.
A ces mots, Palhen s'inclina respectueusement, sortit, et plaça des gardes à la porte, puis il entra chez le grand-duc Constantin et chez l'impératrice Marie, leur signifia l'ordre de l'empereur, mais ne prit point les mêmes précautions que chez Alexandre.
Il était huit heures du soir, et par conséquent nuit close, car on n'était encore arrivé qu'aux premiers jours du printemps. Palhen courut chez le comte Talitzin où il trouva les conjurés à table ; sa présence fut accueillie par mille demandes différentes... « Je n'ai le temps de vous rien répondre, dit-il, sinon que tout va bien, et que dans une demi-heure je vous amène des renforts. » Le repas, interrompu un instant, continua ; Palhen se rendit à la prison.
Comme il était gouverneur de Saint-Pétersbourg, toutes les portes s'ouvrirent devant lui. Ceux qui le virent entrer ainsi dans les cachots, entouré de gardes et l'oeil sévère, crurent que l'heure de leur exil en Sibérie était arrivée, ou qu'ils allaient être transférés dans une prison encore plus dure. La manière dont Palhen leur ordonna de se tenir prêts à monter en traîneau les confirma enfin dans cette supposition ; les malheureux jeunes gens obéirent : à la porte, une compagnie de gardes les attendait, les prisonniers montaient dans les traîneaux sans résistance, et à peine y furent ils, qu'ils se sentirent emportés au galop.
Contre leur attente, au bout de dix minutes à peine, les traîneaux firent halte dans la cour d'un hôtel magnifique ; les prisonniers, invités à descendre, obéirent ; la porte était refermée derrière eux, les soldats étaient restés en dehors, il n'y avait avec eux que Palhen.
- Suivez-moi, leur dit le comte en marchant le premier.
Sans rien comprendre à ce qui se passait, les prisonniers firent ce qu'on leur disait de faire en arrivant dans une chambre qui précédait celle où étaient réunis les conjurés, Palhen leva un manteau jeté sur une table et découvrit un faisceau d'épées.
- Armez-vous, dit Palhen.
Tandis que les prisonniers, stupéfaits, obéissaient à cet ordre et replaçaient à leur côté l'épée que le bourreau en avait arrachée ignominieusement le matin même, commençant à soupçonner qu'il allait se passer pour eux quelque chose d'aussi étrange qu'inattendu, Palhen fit ouvrir les portes, et les nouveaux venus virent à table, le verre à la main et les saluant du cri de : Vive Alexandre ! des amis dont dix minutes auparavant ils croyaient encore être séparés pour toujours. Aussitôt ils se précipitèrent dans la salle du festin. En quelques mots on les mit au fait de ce qui allait se passer ; ils étaient encore pleins de honte et de colère du traitement qu'ils avaient subi le jour même. La proposition régicide fut donc accueillie avec des cris de joie, et pas un ne refusa de prendre le rôle qu'on lui avait réservé dans la tragédie terrible qui allait s'accomplir.
A onze heures, les conjurés, au nombre de soixante à peu prés, sortirent de l'hôtel Talitzin, et s'acheminèrent, enveloppés de leurs manteaux, vers le palais Saint-Michel. Les principaux étaient Beningsen, Platon ­oubow, l'ancien favori de Catherine, Palhen, le gouverneur de Saint-Pétersbourg, Depreradowitch, colonel du régiment de Semonowki, Arkamakow, aide de camp de l'empereur ; le prince Tatetsvill, major général de l'artillerie ; le général Talitzin, colonel du régiment de la garde Préobrajenski ; Gardanow, adjudant des gardes à cheval ; Sartarinow ; le prince Wereinskoï et Sériatin.
Les conjurés entrèrent par une porte du jardin du palais Saint-Michel ; mais au moment où ils passaient sous les grands arbres qui l'ombragent l'été, et qui, à cette heure dépouillés de leurs feuilles, tordaient leurs bras décharnés dans l'ombre, une bande de corbeaux, réveillés par le bruit qu'ils faisaient, s'envola en poussant des croassements si lugubres, qu'arrêtés par ces cris, qui en Russie passent pour un mauvais présage, les conspirateurs hésitèrent à aller plus loin ; mais ­oubow et Palhen ranimèrent leur courage, et ils continuèrent leur route. Arrivés à la cour, ils se séparèrent en deux bandes ; l'une, conduite par Palhen, entra par une porte particulière que le comte avait l'habitude de prendre lorsqu'il voulait entrer chez l'empereur sans être vu ; l'autre, sous les ordres de ­oubow et Beningsen, s'avança, guidée par Arkamakow, vers le grand escalier, où elle parvint sans empêchement, Palhen ayant fait relever les postes du palais, et ayant placé, au lieu de soldats, des officiers conjurés. Une seule sentinelle qu'on avait oublié de changer comme les autres, cria : qui vive ! en les voyant s'avancer, alors Beningsen s'avança vers elle, et ouvrant son manteau pour lui montrer ses décorations : « Silence ! lui dit-il, ne vois-tu pas où nous allons ? » – « Passez, patrouille, » répondit la sentinelle en faisant de la tête un signe d'intelligence, et les meurtriers passèrent. En arrivant dans la galerie qui précède l'antichambre, ils trouvèrent un officier déguisé en soldat.
- Eh bien ! l'empereur ? demanda Platon ­oubow.
- Rentré depuis une heure, répondit l'officier, et sans doute couché maintenant.
- Bien, répondit ­oubow, et la patrouille régicide continua son chemin.
En effet, Paul, selon sa coutume, avait été passer la soirée chez la princesse Gagarin. En le voyant entrer plus pâle et plus sombre qu'à l'ordinaire, celle ci avait couru à lui, et lui avait demandé avec instance ce qu'il avait.
- Ce que j'ai ? avait répondu l'empereur, j'ai que le moment de frapper mon grand coup est arrivé, et que dans peu de jours on verra tomber des têtes qui m'ont été bien chères !
Effrayée de cette menace, la princesse Gagarin, qui connaissait la défiance de Paul pour sa famille, saisit le premier prétexte qui se présenta de sortir du salon, écrivit quelques lignes au grand-duc Alexandre, dans lesquelles elle lui disait que sa vie était en danger, et les fit porter au palais de Saint- Michel. Comme l'officier qui était de garde à la porte du prisonnier avait pour toute consigne de ne pas laisser sortir le tzarewich, il laissa entrer le messager. Alexandre reçut donc le billet, et comme il savait la princesse Gagarin initiée à tous les secrets de l'empereur, ses anxiétés en redoublèrent.
A onze heures à peu près, comme l'avait dit la sentinelle, l'empereur était rentré au palais et s'était immédiatement retiré dans son appartement, où il s'était couché aussitôt, et venait de s'endormir sur la foi de Palhen.
En ce moment les conjurés arrivèrent à la porte de l'antichambre qui précédait la chambre à coucher, et Arkamakow frappa.
- Qui est là ? demanda le valet de chambre.
- Moi, Arkamakow, l'aide de camp de Sa Majesté.
- Que voulez-vous ?
- Je viens faire mon rapport.
- Votre Excellence plaisante, il est minuit à peine.
- Allons donc, c'est vous qui vous trompez, il est six heures du matin ; ouvrez vite, de peur que l'empereur ne s'irrite contre moi.
- Mais je ne sais si je dois...
- Je suis de service, et je vous l'ordonne.
Le valet de chambre obéit. Aussitôt les conjurés, l'épée à la main, se précipitent dans l'antichambre ; le valet effrayé se réfugie dans un coin ; mais un houzard polonais, qui était de garde, s'élance au-devant de la porte de l'empereur, et devinant l'intention des nocturnes visiteurs, leur ordonne de s'éloigner. ­oubow refuse et veut l'écarter de la main. Un coup de pistolet part ; mais à l'instant même l'unique défenseur de celui qui, une heure auparavant, commandait à cinquante-trois millions d'hommes, est désarmé, terrassé, et réduit à l'impossibilité d'agir.
Au bruit du coup de pistolet, Paul s'était réveillé en sursaut, avait sauté à bas de son lit, et s'élançant vers la porte dérobée qui conduisait chez l'impératrice, il avait essayé de l'ouvrir ; mais trois jours auparavant, dans un moment de défiance, il avait fait condamner cette porte, de sorte qu'elle resta fermée ; alors il songea à la trappe, et s'élança vers l'angle de l'appartement où elle se trouvait ; mais comme il était nu-pieds, le ressort résista à la pression, et la trappe à son tour refusa de s'ouvrir. En ce moment la porte de l'antichambre tomba en dedans, et l'empereur n'eut que le temps de se jeter derrière un écran de cheminée.
Beningsen et ­oubow se précipitèrent dans la chambre, et ­oubow marcha droit au lit ; mais le voyant vide :
- Tout est perdu ! s'écria-t-il, il nous échappe.
- Non, dit Beningsen, le voici.
- Palhen ! s'écria l'empereur qui se voit découvert, à mon secours, Palhen !
- Sire, dit alors Beningsen en s'avançant vers Paul et en le saluant avec son épée vous appelez inutilement Palhen, Palhen est des nôtres. D'ailleurs, votre vie ne court aucun risque ; seulement vous êtes prisonnier au nom de l'empereur Alexandre.
- Qui êtes-vous ? dit l'empereur, si troublé qu'à la lueur tremblante et pâle de sa lampe de nuit il ne reconnaissait pas ceux qui lui parlaient.
- Qui nous sommes ? répondit ­oubow en présentant l'acte d'abdication, nous sommes les envoyés du sénat. Prends ce papier, lis, et prononce toi même sur ta destinée.
Alors ­oubow lui remet le papier d'une main, tandis que de l'autre il transporte la lampe à l'angle de la cheminée, pour que l'empereur puisse lire l'acte qu'on lui présente. En effet, Paul prend le papier et le parcourt. Au tiers de la lecture, il s'arrête, et relevant la tête et regardant les conjurés :
- Mais que vous ai-je fait, grand Dieu ! s'écria-t-il, pour que vous me traitiez ainsi ?
- Il y a quatre ans que vous nous tyrannisez, crie une voix. Et l'empereur se remet à lire.
Mais à mesure qu'il lit, les griefs s'accumulent ; les expressions de plus en plus outrageantes, le blessent ; la colère remplace la dignité ; il oublie qu'il est seul, qu'il est nu, qu'il est sans armes, qu'il est entouré d'hommes qui ont le chapeau sur la tête et l'épée à la main ; il froisse violemment l'acte d'abdication, et le jetant à ses pieds :
- Jamais ! dit-il, plutôt la mort. A ces mots, il fait un mouvement pour s'emparer de son épée, posée à quelques pas de lui sur un fauteuil.
En ce moment la seconde troupe arrivait ; elle se composait en grande partie des jeunes nobles dégradés ou éloignés du service, parmi lesquels un des principaux était le prince Tatetsvill, qui avait juré de se venger de cette insulte. Aussi, à peine entré, il s'élance sur l'empereur, le saisit corps à corps, lutte et tombe avec lui, renversant du même coup la lampe et le paravent. L'empereur jette un cri terrible, car, en tombant, il s'est heurté la tête à l'angle de la cheminée, et s'est fait une profonde blessure. Tremblant que ce cri ne soit entendu, Sartarinow, le prince Wereinskoï et Sériatin s'élancent sur lui. Paul se relève un instant et retombe. Tout cela se passe dans la nuit, au milieu de cris et de gémissements, tantôt aigus, tantôt sourds. Enfin l'empereur écarte la main qui lui ferme la bouche : « Messieurs, s'écrie-t-il en français, Messieurs, épargnez-moi, laissez-moi le temps de prier Die... » La dernière syllabe du mot est étouffée, un des assaillants a dénoué son écharpe et l'a passée autour des flancs de la victime, qu'on n'ose étrangler par le cou, car le cadavre sera exposé, et il faut que la mort passe pour naturelle. Alors les gémissements se convertissent en râle ; bientôt le râle lui-même expire ; quelques mouvements convulsifs lui succèdent, qui cessent bientôt, et quand Beningsen rentre avec des lumières, l'empereur est mort. C'est alors seulement qu'on s'aperçoit de la blessure de la joue ; mais peu importe : comme il a été frappé d'une apoplexie foudroyante, rien d'étonnant à ce qu'en tombant il se soit heurté à un meuble et se soit blessé ainsi.
Dans le moment de silence qui suit le crime, et tandis qu'à la lueur des flammes que rapporte Beningsen, on regarde le cadavre immobile, un bruit se fait entendre à la porte de communication ; c'est l'impératrice, qui a entendu des cris étouffés des voix sourdes et menaçantes, et qui accourt. Les conjurés s'effrayent d'abord ; mais ils reconnaissent sa voix, et se rassurent ; d'ailleurs, la porte fermée pour Paul l'est aussi pour elle ; ils ont donc tout le temps d'achever ce qu'ils ont commencé, et ne seront point dérangés dans leur oeuvre.
Beningsen soulève la tête de l'empereur, et voyant qu'il reste sans mouvement, il le fait porter sur le lit. Alors seulement Palhen entre l'épée à la main ; car fidèle à son double rôle, il a attendu que tout fût fini pour se ranger parmi les conjurés. A la vue de son souverain, auquel Beningsen jette un couvre-pied sur le visage, il s'arrête à la porte, pâlit et s'appuie contre le mur, son épée pendante à son côté.
- Allons, Messieurs, dit Beningsen, qui, entraîné dans la conspiration un des derniers, et qui seul pendant cette fatale soirée a conservé son inaltérable sang-froid, il est temps d'aller prêter hommage au nouvel empereur.
- Oui, oui, s'écrièrent en tumulte les voix de tous ces hommes qui ont maintenant plus de hâte à quitter cette chambre qu'ils n'ont mis de précipitation à y entrer ; oui, oui, allons prêter hommage à l'empereur. Vive Alexandre !
Pendant ce temps, l'impératrice Marie, voyant qu'elle ne peut pas entrer par la porte de communication et entendant le tumulte qui continue, fait le tour de l'appartement ; mais dans un salon intermédiaire elle rencontre Pettaroskoï, lieutenant des gardes de Semonowki, avec trente hommes sous ses ordres. Fidèle à sa consigne, Pettaroskoï lui barre le passage.
- Pardon, Madame, lui dit-il en s'inclinant devant elle, mais vous ne pouvez aller plus loin.
- Ne me connaissez-vous point ? demande l'impératrice.
- Si fait, Madame, je sais que j'ai l'honneur de parler à Votre Majesté ; mais c'est Votre Majesté surtout qui ne doit pas passer.
- Qui vous a donné cette consigne ?
- Mon colonel.
- Voyons, dit l'impératrice, si vous oserez l'exécuter.
Et elle s'avance vers les soldats ; mais les soldats croisent les fusils et barrent le passage.
En ce moment les conjurés sortent tumultueusement de la chambre de Paul en criant : Vive Alexandre ! Beningsen est à leur tête ; il s'avance vers l'impératrice ; alors elle le reconnaît, et, l'appelant par son nom, le supplie de la laisser passer.
- Madame, lui dit-il, tout est fini maintenant, vous compromettriez inutilement vos jours, et ceux de Paul sont terminés.
A ces mots l'impératrice jette un cri et tombe sur un fauteuil ; les deux grandes-duchesses Marie et Christine, qui se sont levées au bruit et qui accourent derrière elle, se mettent à genoux de chaque côté du fauteuil. Sentant qu'elle perd connaissance, l'impératrice demande de l'eau. Un soldat en apporte un verre ; la grande-duchesse Marie hésite à le donner à sa mère, de peur qu'il ne soit empoisonné. Le soldat devine sa crainte, en boit la moitié, et présentant le reste à la grande-duchesse :
- Vous le voyez, dit-il, Sa Majesté peut boire sans crainte.
Beningsen laisse l'impératrice aux soins des grandes duchesses, et descend chez le tzarewich. Son appartement est situé au-dessous de celui de Paul ; il a tout entendu ; le coup de pistolet, les cris, la chute, les gémissements et le râle ; alors il a voulu sortir pour porter secours à son père ; mais la garde que Palhen a mise à sa porte l'a repoussé dans sa chambre ; les précautions sont bien prises ; il est captif, et ne peut rien empêcher.
C'est alors que Beningsen entre suivi des conjurés. Les cris de : Vive l'empereur Alexandre ! lui annoncent que tout est fini. La manière dont il monte au trône n'est plus un doute pour lui ; aussi, en apercevant Palhen, qui entre le dernier.
- Ah ! Palhen, s'écria-t-il, quelle page pour le commencement de mon histoire !
- Sire, répondit Palhen, celles qui la suivront la feront oublier.
- Mais, s'écrie Alexandre, mais ne comprenez-vous pas qu'on dira que c'est moi qui suis l'assassin de mon père ?
- Sire, dit Palhen, ne songez en ce moment qu'à une chose : à cette heure...
- Et à quoi voulez-vous que je : songe, mon Dieu ! si ce n'est à mon père ?
- Songez à vous faire reconnaître par l'armée.
- Mais ma mère, mais l'impératrice ! s'écrie Alexandre, que deviendra-t elle ?
- Elle est en sûreté, sire, répond Palhen ; mais, au nom du ciel, sire, ne perdons pas un instant.
- Que faut-il que je fasse ? demande Alexandre, incapable, tant il est abattu, de prendre une résolution.
- Sire, répond Palhen, il faut me suivre à l'instant même, car le moindre retard peut amener les plus grands malheurs.
- Faites de moi ce que vous voudrez, dit Alexandre, me voilà.
Palhen entraîne alors l'empereur à la voiture qu'on avait fait approcher pour conduire Paul à la forteresse ; l'empereur y monte en pleurant ; la portière se referme, Palhen et ­oubow montent derrière à la place des valets de pied, et la voiture, qui porte les nouvelles destinées de la Russie, part au galop pour le palais d'Hiver, escortée de deux bataillons de la garde. Beningsen est resté près de l'impératrice, car une des dernières recommandations d'Alexandre a été pour sa mère.
Sur la place de l'Amirauté, Alexandre trouve les principaux régiments de la garde : L'empereur ! l'empereur ! crient Palhen et ­oubow en indiquant que c'est Alexandre qu'ils amènent. L'empereur ! l'empereur ! crient les deux bataillons qui l'escortent. Vive l'empereur ! répondent d'une seule voix tous les régiments.
Alors on se précipite vers la portière, on tire Alexandre pâle et défait de sa voiture, on l'entraîne, on l'emporte enfin, on lui jure fidélité avec un enthousiasme qui lui prouve que les conjurés, tout en commettant un crime, n'ont fait qu'accomplir le voeu public ; il faut donc, quel que soit son désir de venger son père, qu'il renonce à punir ses assassins.
Ceux-ci s'étaient retirés chez eux, ne sachant pas ce que l'empereur allait résoudre à leur égard.
Le lendemain, l'impératrice à son tour prêta serment de fidélité à son fils ; selon la constitution de l'empire, c'était elle qui devait succéder à son mari ; mais, lorsqu'elle vit l'urgence de la situation, elle renonça la première à ses droits.
Le chirurgien Vette et le médecin Stoff chargés de l'autopsie du corps, déclarèrent que l'empereur Paul était mort d'une apoplexie foudroyante ; la blessure de la joue fut attribuée à la chute qu'il avait faite lorsque l'accident l'avait frappé.
Le corps fut embaumé et exposé pendant quinze jours sur un lit de parade, aux marches duquel l'étiquette amena plusieurs fois Alexandre ; mais pas une fois il ne les monta ou ne les descendit qu'on ne le vit pâlir et verser des larmes. Aussi peu à peu les conjurés furent-ils éloignés de la cour : les uns reçurent des missions, les autres furent incorporés dans des régiments stationnés en Sibérie ; il ne restait que Palhen qui avait conservé sa place de gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg, et dont la vue était devenue presque un remords pour le nouvel empereur : aussi profita-t-il de la première occasion qui se présenta de l'éloigner à son tour. Voici comment la chose arriva.
Quelques jours après la mort de Paul, un prêtre exposa une image sainte qu'il prétendit lui avoir été apportée par un ange, et au bas de laquelle étaient écrits ces mots : Dieu punira tous les assassins de Paul Ier. Informé que le peuple se portait en foule à la chapelle où l'image miraculeuse était exposée, et augurant qu'il pouvait résulter de cette menée quelque impression fâcheuse sur l'esprit de l'empereur, Palhen demanda la permission de mettre fin aux intrigues du prêtre, permission qu'Alexandre lui accorda. En conséquence, le prêtre fut fouetté, et, au milieu du supplice, déclara qu'il n'avait agi que par les ordres de l'impératrice. Pour preuve de ce qu'il avançait, il affirma que l'on trouverait dans son oratoire une image pareille à la sienne. Sur cette dénonciation, Palhen fit ouvrir la chapelle de l'impératrice, et ayant effectivement trouvé l'image désignée, il la fit enlever ; l'impératrice, avec juste raison, regarda cet enlèvement comme une insulte et vint en demander satisfaction à son fils. Alexandre ne cherchait qu'un prétexte pour éloigner Palhen, il se garda donc bien de laisser échapper celui qui se présentait, et, au même instant M. de Beckleclew fut chargé de transmettre au comte Palhen de la part de l'empereur, l'ordre de se retirer dans ses terres. – Je m'y attendais, dit en souriant Palhen, et mes paquets étaient faits d'avance.
Une heure après, le comte Palhen avait envoyé à l'empereur la démission de toutes ses charges, et le même soir il était sur le chemin de Riga.

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1998-2010
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