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Chapitre XVII


Les jours suivants furent employés à faire disparaître jusqu'à la dernière trace de l'émeute terrible dont les murs mitraillés du sénat gardaient encore la sanglante empreinte. Dès le même soir ou dans la nuit, les principaux conjurés avaient été arrêtés : c'étaient le prince Troubetskoï, le journaliste Ryleyeff, le prince Obolinski, le capitaine Jacoubowich, le lieutenant Kakowski, les capitaines en second Stchepine Rotoffski et Bestoujeff, un autre Bestoujeff, aide de camp du duc Alexandre de Wurtemberg ; enfin soixante ou quatre-vingts autres qui étaient plus ou moins coupables d'action ou de pensée ; Waninkoff, qui, ainsi que nous l'avons dit, s'était livré volontairement, et le colonel Boulateff, qui avait suivi son exemple.
Par une coïncidence étrange, Pestel, d'après des ordres partis de Taganrog, avait été arrêté dans le midi de la Russie le jour même où avait éclaté l'émeute à Saint-Pétersbourg.
Quant à Serge et à Apostol Mourawieff qui étaient parvenus à se sauver et à soulever six compagnies du régiment de Tchernogoff, ils furent rejoints près du village de Poulogoff, dans le district de Wasilkoff, par le lieutenant général Roth. Après une résistance désespérée, l'un d'eux essaya de se brûler la cervelle d'un coup de pistolet, mais se manqua ; l'autre fut pris après avoir été grièvement blessé d'un éclat de mitraille au côté et d'un coup de sabre à la tête.
Tous les prisonniers, dans quelque coin de l'empire qu'ils eussent été arrêtés, furent transférés à Saint-Pétersbourg : puis une commission d'enquête composée du ministre de la guerre Tatischeff, du grand-duc Michel, du prince Galitzin, conseiller privé de Golenitcheff-Kotousoff, qui avait succédé au comte Miladorowich dans le gouvernement militaire de Saint- Pétersbourg, de Tchernycheff, de Benkendorff, de Levacheff et de Potapoff, tous quatre aides de camp généraux, fut nommée par l'empereur, et l'instruction commença avec une impartialité dont les noms que nous venons de répéter étaient les garants.
Mais, comme c'est l'habitude à Saint-Pétersbourg, tout se faisait dans le silence et dans l'ombre et rien ne transpirait au dehors. Il y a plus, et c'est une chose étrange, dès le lendemain du jour où un rapport officiel avait annoncé à l'armée que tous les traîtres étaient arrêtés, il n'avait pas plus été question d'eux que s'ils n'eussent jamais existé, ou que s'ils fussent venus en ce monde isolés et sans famille ; pas une maison n'avait fermé ses fenêtres en signe de veuvage, pas un front ne s'était voilé de tristesse en signe de deuil. Tout continua de marcher comme si rien n'était advenu. Louise seule tenta cette démarche que nous avons dite et qui n'avait peut-être pas son précèdent dans les souvenirs moscovites ; et cependant chacun, je le présume sentait comme moi au fond du coeur que bientôt un matin ferait éclore, comme une fleur sanglante, quelque nouvelle terrible ; car la conspiration était flagrante, les intentions des conspirateurs étaient homicides, et, quoique chacun connût la bonté naturelle de l'empereur, on sentait bien qu'il ne pourrait étendre son pardon à tous : le sang appelait le sang.
De temps en temps un rayon d'espoir perçait cette nuit comme une lueur sombre, et donnait une nouvelle preuve des dispositions indulgentes de l'empereur. Dans la liste des conjurés qu'on avait mise sous ses yeux, il avait reconnu un nom cher à la Russie ; ce nom, c'était celui de Souwarow. En effet, le petit-fils du rude vainqueur de la Trébé était au nombre des conspirateurs. Nicolas, en arrivant à lui, s'arrêta ; puis, après un instant de silence : « Il ne faut pas, dit-il comme se parlant à lui-même, qu'un si beau nom soit taché. » Se retournant alors vers le grand maître de la police qui lui présentait la liste : « C'est moi, dit-il, qui interrogerai le lieutenant Souwarow. »
Le lendemain, le jeune homme fut conduit devant l'empereur, qu'il s'attendait à voir irrité et menaçant, et qu'il trouva, au contraire, le front calme et doux. Ce n'est pas tout, aux premiers mots du tzar, il fut facile au coupable de voir dans quel but on l'avait fait venir. Toutes les questions du souverain, préparées avec une paternelle sollicitude, étaient disposées de manière que l'accusé ne pût échapper à l'acquittement. En effet, à chacune des interrogations impériales auxquelles il n'avait à répondre que oui ou non, le tzar se retournait vers ceux qu'il avait convoqués pour assister à cette scène, en disant : « Vous le voyez bien, vous l'entendez, je vous l'avais bien dit, Messieurs, un Souwarow ne pouvait pas être un rebelle. » Et Souwarow, tiré de sa prison, renvoyé à son régiment, avait reçu au bout de quelques jours son brevet de capitaine.
Mais tous les accusés ne s'appelaient pas Souwarow et quoique je fisse tous mes efforts pour inspirer à ma pauvre compatriote un espoir que je n'avais point moi-même, la douleur de Louise était vraiment effrayante. Depuis le jour de l'arrestation de Waninkoff, elle avait absolument abandonné les soins ordinaires de sa vie passée, et, retirée dans le petit salon qu'elle s'était ménagé derrière le magasin, elle y restait la tête appuyée sur ses mains, laissant silencieusement échapper de grosses larmes de ses yeux, et n'ouvrant la bouche que pour demander à ceux qui, comme moi, étaient admis dans cette petite retraite : « Est-ce que vous croyez qu'ils le tueront ? » Puis, à la réponse qu'on lui faisait et qu'elle n'écoutait même pas : « Ah ! si je n'étais pas enceinte ! » disait-elle.
Et cependant le temps s'écoulait ainsi sans que rien transpirât du sort réservé aux accusés. La commission d'enquête tissait son oeuvre dans l'ombre ; on sentait qu'on marchait vers le dénouement de la sanglante tragédie, mais nul ne pouvait dire quel serait ce dénouement, ni quel jour il aurait lieu.
Deux incidents survinrent qui aidèrent les habitants de Saint-Pétersbourg à oublier, passagèrement du moins, la catastrophe du mois de décembre : l'une fut l'ambassade extraordinaire envoyée par la France, et conduite par le duc de Raguse ; l'autre fut l'arrivée du corps de l'impératrice Elisabeth. Elle avait tenu parole et n'avait survécu que de quatre mois à Alexandre. L'ambassade arriva dans les premiers jours de mai, et le cercueil dans les premiers jours de juin. Je fus prévenu de la première cérémonie par une lettre d'un de mes anciens écoliers qui était venu comme attaché, et de l'autre par un coup de canon tiré de la forteresse. Comme à chaque instant l'amitié que je portais à Louise et l'intérêt que m'inspirait le comte me tenaient sur le qui-vive, je crus que le coup de canon annonçait tout autre chose, et je descendis vivement pour m'informer de ce qu'il y avait de nouveau. En ce moment un second coup de canon se fit entendre, et comme je vis courir tout le monde du côté de la Néva, je me mis à courir comme les autres. En route, j'appris de quoi il était question.
Lorsque j'arrivai sur le quai, il était déjà encombré de telle façon que je compris que, si j'y restais, il me serait impossible de rien voir. En conséquence, je louai une barque, et, du milieu du fleuve où je m'arrêtai, je m'apprêtai à voir passer le cortège, qui, pour arriver à la forteresse, devait traverser l'immense pont de bateaux qui s'étend du Champ de Mars à la citadelle. Depuis quelques instants, toutes les cloches de la ville s'étaient mêlées à l'artillerie et sonnaient à toute volée.
La première personne qui parut fut un maître des cérémonies à cheval, portant en signe de deuil une écharpe de crêpe noir et blanc. Derrière lui marchait une compagnie des gardes de Préobrajensky, puis un officier des écuries impériales, puis un maréchal de la cour, dont le deuil était indiqué par un vaste chapeau rabattu sur les yeux et par un manteau noir qui lui enveloppait les deux épaules. Les timbaliers et les trompettes des chevaliers-gardes et des gardes à cheval venaient après, suivis de quarante valets de pied, de quatre coureurs, de huit laquais de la chambre et de quatre officiers de la cour. Vingt pages s'avançaient derrière eux, accompagnés de leur gouverneur, qui fermait la marche de la première section.
Soixante-deux drapeaux aux armes des différentes provinces de l'empire venaient ensuite, portés chacun par un officier, que deux autres officiers accompagnaient comme assistants, et au milieu de ces bannières de deuil, s'élevait l'étendard de soie noire aux armes de la Russie que suivait un homme d'armes revêtu d'une armure noire et tenant à la main une épée nue, dont la pointe était baissée vers la terre. Derrière l'homme d'armes, douze hussards de la garde, commandés par un officier, précédaient un équipage de parade surmonté de la couronne impériale et attelé de huit chevaux richement caparaçonnés. Huit palefreniers marchaient à côté des chevaux ; deux laquais se tenaient aux portières, et quatre palefreniers à cheval venaient ensuite. C'était une apparition que faisaient pour la dernière fois les pompes de la terre, au milieu des lugubres attributs de la mort.
Le cortège, reprenant aussitôt son aspect funéraire, présentait ensuite une masse indistincte de manteaux noirs et de crêpes sombres, que précédaient les armes du grand-duché de Bade, de Schleswig-Holstein, de Tauride, de Sibérie, de Finlande, d'Astrakan, de Kasan, de Pologne, de Novogorod, de Kiew, de Wladimir et de Moscou. Ces écussons, comme les premiers, étaient portés chacun par un officier escorté à droite et à gauche de deux autres officiers ; puis s'avançait le grand écusson des armes de l'empire précédé de quatre généraux et porté par deux généraux-majors, deux colonels et deux officiers supérieurs.
Après les représentants de la puissance impériale et après ceux de l'armée, venaient, conduits par le maître des cérémonies, les députés des différentes corporations des bourgeois, des marchands et des cochers, chacune d'elles précédée d'un petit étendard sur lequel étaient peintes ou brodées les marques distinctives de la profession exercée par ceux qui la composaient.
Les différentes compagnies, comme la Compagnie russe-américaine, la Compagnie économique, la Société des prisons, la Société philanthropique, les différents employés de la Bibliothèque publique impériale de l'Université de Saint-Pétersbourg, de l'Académie des arts, de l'Académie des sciences venaient à leur tour ; puis les généraux, les aides de camp généraux, les aides de camp de l'empereur, les secrétaires d'Etat, les sénateurs, les ministres et les membres du conseil de l'empire, enfin tous les élèves des maisons d'industrie et des écoles auxquelles l'impératrice trépassée accordait une protection spéciale. Deux hérauts d'armes les suivaient vêtus de deuil, et précédant des ordres étrangers, les ordres de Russie et la couronne impériale, portés sur des coussins de brocart d'or.
Trois images, soutenues, l'une par le confesseur de l'impératrice, les deux autres par des archidiacres et des prêtres, venaient ensuite, et étaient immédiatement suivies du char funèbre, sur lequel était couché le corps de l'impératrice. Les bâtons du baldaquin étaient tenus par quatre chambellans, ainsi que les cordons et les houppes du drap mortuaire, et aux deux côtés du char marchaient, couvertes de longs voiles, les dames de l'ordre de Sainte- Catherine et les demoiselles d'honneur qui avaient suivi l'impératrice dans son dernier voyage, et qui, fidèles jusqu'après la mort, l'accompagnaient à sa dernière demeure. Les hauts fonctionnaires conduisaient les chevaux de la voiture, et soixante pages, tenant des cierges allumés, l'enveloppaient d'un cordon de feu.
Enfin venait l'empereur Nicolas, enveloppé d'un manteau de deuil et portant un chapeau rabattu ; il avait à sa droite le grand-duc Michel, et derrière lui, à une petite distance, le chef de l'état-major général, le ministre de la guerre, le général quartier-maître, le général de service et plusieurs autres généraux. Vingt-quatre porte-enseigne de la garde marchaient à une distance respectueuse de l'empereur, longeant les parapets du pont, et enfermant dans leur double ligne la voiture de deuil où se trouvaient l'impératrice et le jeune grand-duc Alexandre, héritier de la couronne. Le grand-duc de Wurtemberg, ses deux fils et sa fille s'avançaient ensuite à pied avec les deux reines d'Imiréti et la régente de Mingrélie. Après celles-ci venaient toutes les femmes attachées autrefois au service de l'impératrice défunte ; enfin la marche était fermée par une compagnie du régiment de Semonowski.
Le cortège mit à peu près une heure et demie à traverser le pont, tant il marchait lentement et tant il était considérable. Puis cette longue file disparut enfin dans la forteresse où le peuple se précipita pour voir rendre les derniers devoirs à celle que, vingt ans, il avait regardée comme un intermédiaire entre la terre et le ciel.
Je trouvai, en rentrant, Louise très agitée. Comme moi elle ignorait la cérémonie religieuse qui devait avoir lieu, et aux premiers coups de canon, aux premières volées de la cloche, elle avait tremblé que ce ne fût le signal de l'exécution.
Cependant M. de Gorgoli, qui avait toujours conservé pour moi les mêmes bontés, m'avait souvent rassuré, en me disant que le jugement serait connu quelques jours auparavant, et qu'ainsi nous aurions toujours le temps de faire quelques démarches près de l'empereur, si le jugement était mortel pour notre pauvre Waninkoff. En effet, le 14 juillet, la Gazette de Saint- Pétersbourg parut, contenant le rapport adressé à l'empereur par la haute cour de Justice. Elle divisait les différents degrés de participation au complot en trois genres de crimes, dont le but était d'ébranler l'empire, de renverser les lois fondamentales de l'Etat et de subvertir l'ordre établi.
Trente-six accusés étaient condamnés par la cour à la peine de mort, et le reste aux mines et à l'exil. Waninkoff était au nombre des condamnés à mort. Mais à la suite de la justice venait la clémence : la peine de mort était commuée pour trente et un des condamnés en un exil éternel, et Waninkoff était au nombre de ceux qui avaient obtenu une commutation de peine.
Cinq des coupables seulement devaient être exécutés : c'étaient Ryleyeff, Bestoujeff, Michel Serge, Mourawieff et Pestel.
Je m'élançai hors de la maison, courant comme un fou mon journal à la main, et tenté d'arrêter chaque personne que je rencontrais pour lui faire part de ma joie, et j'arrivai ainsi, tout hors d'haleine, chez Louise. Je la trouvai le même journal à la main, et en m'apercevant elle se jeta dans mes bras, toute pleurante, sans pouvoir dire autre chose que ces mots : Il est sauvé ! Dieu bénisse l'empereur !
Dans notre égoïsme, nous avions oublié les malheureux qui allaient mourir, et qui, eux aussi, avaient une famille des maîtresses, des amis. Le premier mouvement de Louise avait été de penser à la mère et aux soeurs de Waninkoff, qu'elle connaissait, comme on se le rappelle, pour les avoir vues dans leur voyage à Saint-Pétersbourg. Les malheureuses femmes ignoraient encore que leur fils et leur frère ne mourrait pas, ce qui est tout en pareille circonstance, car on revient des mines, on revient de la Sibérie, mais la pierre du tombeau une fois fermée ne se soulève plus.
Alors Louise eut une de ces idées qui ne viennent qu'aux soeurs et aux mères : elle calcula que la gazette qui contenait la bienheureuse nouvelle ne partirait de Saint-Pétersbourg que par le courrier du soir, et par conséquent serait de douze heures en retard pour Moscou, et elle me demanda si je ne connaîtrais pas un messager qui consentirait à partir à l'instant même, et à porter cette gazette en poste à la mère de Waninkoff. J'avais un valet de chambre russe, et par conséquent non suspect, intelligent et sûr ; je l'offris, il fut accepté. Il ne s'agissait plus que du passe-port. Au bout d'une demi- heure, grâce à la protection toujours active et bienveillante de M. de Gorgoli, je l'eus obtenu, et Grégoire partit, portant la bienheureuse nouvelle, avec mille roubles pour ses frais de route.
Il gagna quatorze heures sur le courrier : quatorze heures plus tôt qu'elles ne devaient le savoir, une mère et deux soeurs apprirent qu'elles avaient encore un fils et un frère.
Grégoire revint avec une de ces lettres qu'on écrit avec une plume arrachée de l'aile des anges : la vieille comtesse appelait Louise sa fille, les jeunes filles la nommaient leur soeur. Elles demandaient en grâce que, le jour où l'exécution aurait lieu, et où les prisonniers partiraient pour l'exil, un courrier leur fût encore envoyé. Je dis, en conséquence, à Grégoire de se tenir prêt à repartir d'un moment à l'autre. De pareils voyages lui étaient trop avantageux pour qu'il refusât.
La mère de Waninkoff lui avait donné mille roubles, de sorte que, de sa première mission, il était resté au pauvre diable une petite fortune qu'il espérait bien doubler à la seconde.
Nous attendîmes le jour de l'exécution ; il n'était point fixé à l'avance, nul ne le savait donc, et chaque matin la ville se réveillait croyant apprendre que tout était fini pour les cinq condamnés. L'idée d'un supplice mortel faisait au reste d'autant plus d'effet, que depuis soixante ans personne n'avait été exécuté à Saint-Pétersbourg.
Les jours s'écoulaient, et on était étonné de l'intervalle qui séparait le jugement de l'exécution. Il avait fallu le temps de faire venir deux bourreaux d'Allemagne.
Enfin, le 23 juillet au soir, je vis entrer chez moi un jeune Français, mon ancien écolier, qui, comme je l'ai dit, était attaché à l'ambassade du maréchal Marmont, et que j'avais prié souvent de me tenir au courant des nouvelles que, par sa position diplomatique, il pouvait apprendre avant moi. Il accourait me dire que le maréchal et sa suite venaient de recevoir de M. de La Ferronnays l'invitation de se rendre le lendemain, à quatre heures du matin, à l'ambassade française, dont les fenêtres, comme on le sait, donnaient sur la forteresse. Il n'y avait point de doute, c'était pour assister à exécution.
Je courus chez Louise lui annoncer cette nouvelle, et alors toutes ses craintes la reprirent. N'était-ce point par erreur que le nom de Waninkoff se trouvait parmi les noms des exilés au lieu de se trouver parmi les noms des condamnés à mort ? Cette commutation de peine n'était-elle point une fausse nouvelle répandue pour que l'exécution produisit moins d'effet sur la population de la capitale, et le lendemain ne serait-elle point détrompée à l'aspect de trente-six cadavres au lieu de cinq ? Comme tous les malheureux, on le voit, Louise était ingénieuse à se tourmenter ; je la rassurai cependant. J'avais su de haute source que tout était bien arrêté comme l'annonçait la gazette officielle, et l'on avait même ajouté que l'intérêt qu'avait inspiré Louise à l'empereur et à l'impératrice le jour où elle leur avait remis sa supplique à genoux dans la Perspective, n'avait point été étranger à la commutation de peine qu'avait obtenue le condamné.
Je quittai un instant Louise, qui me fit promettre de revenir bientôt, pour aller faire un tour du côté de la forteresse, afin de voir si quelques apprêts mortuaires indiquaient le terrible drame dont cette place devait être le théâtre le lendemain. Je ne vis que les membres du tribunal qui sortaient de la forteresse ; mais c'était assez. Les greffiers venaient de signifier aux accusés leur jugement. Il n'y avait donc plus de doute, l'exécution était pour le lendemain au matin.
Nous expédiâmes aussitôt Grégoire à Moscou avec une nouvelle lettre de Louise à la mère de Waninkoff.. Ainsi, ce n'était pas douze heures d'avance que nous avions sur la nouvelle, c'était vingt-quatre heures.
Vers minuit, Louise me demanda de l'accompagner du côté de la forteresse ; ne pouvant voir Waninkoff, elle voulait au moins, au moment où elle allait en être séparée, revoir les murs qui l'enfermaient.
Nous trouvâmes le pont de la Trinité gardé ; nul ne pouvait le franchir. C'était une nouvelle preuve que rien n'était changé dans les dispositions de la justice. Alors, d'un côté à l'autre de la Néva, nous portâmes les yeux sur la forteresse que, pendant cette belle nuit du nord, nous apercevions aussi distinctement que dans un de nos crépuscules d'occident. Au bout d'un instant, nous vîmes errer des lumières sur la plate-forme, puis des ombres passer, portant des fardeaux étranges : c'étaient les exécuteurs qui dressaient l'échafaud.
Nous étions les seuls arrêtés sur le quai ; personne ne se doutait ou ne paraissait se douter de ce qui se préparait. Des voitures attardées passaient rapidement, avec leurs deux lumières qui flamboyaient comme des yeux de dragon. Quelques barques glissaient sur la Néva et disparaissaient peu à peu, soit dans les canaux, soit dans les bras de la rivière ; les unes silencieuses, les autres bruyantes. Une seule resta immobile et comme à l'ancre ; aucun bruit n'en sortait, ni joyeux ni plaintif. Peut-être enfermait-elle quelque mère, quelque soeur ou quelque femme, qui, comme nous, attendait.
A deux heures du matin, une patrouille nous fit retirer.
Nous rentrâmes chez Louise. Il n'y avait pas longtemps à attendre, puisque l'exécution, comme je l'ai dit, devait avoir lieu à quatre heures. Je restai avec elle encore une heure et demie, puis je ressortis.
Les rues de Saint-Pétersbourg, à part quelques moujicks qui paraissaient ignorer complètement ce qui allait se passer, étaient entièrement désertes. A peine un faible jour commençait-il à paraître, et un léger brouillard, qui se levait de la rivière, passait comme un voile de crêpe blanc entre une rive et l'autre de la Néva. Comme j'arrivais à l'angle de l'ambassade de France, je vis le maréchal Marmont qui y entrait avec toute la mission extraordinaire ; un instant après ils parurent au balcon.
Quelques personnes s'étaient arrêtées comme moi sur le quai, non point qu'elles fussent informées de ce qui allait se passer, mais parce que, le pont de la Trinité étant occupé par des troupes, elles ne pouvaient se rendre dans les Iles où elles avaient affaire. On les voyait, inquiètes et irrésolues, se parler à voix basse, car elles ignoraient s'il n'y avait point danger pour elles à demeurer là. Quant à moi, j'étais bien résolu à y rester jusqu'à ce qu'on m'en chassât.
Quelques minutes avant quatre heures, un grand feu s'alluma et attira mes yeux vers un point de la forteresse. En même temps, et comme le brouillard commençait à se dissiper, je vis se découper sur le ciel la silhouette noire de cinq potences ; ces potences étaient placées sur un échafaud de bois, dont le plancher, fabriqué à la manière anglaise, s'ouvrait au moyen d'une trappe sous les pieds des condamnés.
A quatre heures sonnant, nous vîmes monter sur la plate-forme de la citadelle, et se ranger autour de l'échafaud, ceux qui n'étaient condamnés qu'à l'exil. Ils étaient en grand uniforme, avaient leurs épaulettes et leurs décorations ; des soldats portaient leurs épées. Je cherchai à reconnaître Waninkoff au milieu de ses malheureux compagnons mais, à cette distance, c'était impossible.
A quatre heures quelques minutes, les cinq condamnés parurent sur l'échafaud ; ils étaient vêtus de blouses grises et avaient sur la tête une espèce de capuchon blanc. Sans doute ils arrivaient de cachots différents ; car, au moment où ils se réunirent, on leur permit de s'embrasser.
En ce moment un homme vint leur parler. Presque aussitôt un hourra se fit entendre ; au premier moment nous n'en sûmes pas la cause. Depuis on nous dit, je ne sais si la chose est vraie, que cet homme venait proposer la vie aux condamnés s'ils consentaient à demander leur grâce ; mais, ajoutait-on, ils avaient répondu à cette proposition par les cris de : Vive la Russie ! vive la liberté ! cris qui avaient été étouffés par les hourras des assistants.
L'homme s'éloigna d'eux, et les bourreaux s'approchèrent. Les condamnés firent quelques pas, on leur passa la corde au cou, et on leur rabattit le capuchon sur les yeux.
En ce moment quatre heures et quart sonnèrent.
La cloche vibrait encore que le plancher manqua tout à coup sous les pieds des patients ; en même temps un grand tumulte se fit entendre ; des soldats se précipitèrent sur l'échafaud ; un frémissement sembla passer dans l'air, qui nous fit frissonner. Quelques cris indistincts parvinrent jusqu'à nous ; je crus qu'il y avait une émeute.
Deux des cordes avaient cassé, et les deux condamnés qu'elles étaient destinées à étrangler, cessant d'être soutenus étaient tombés au fond de l'échafaud, où l'un s'était brisé la cuisse et l'autre le bras. De là venaient l'émotion et le tumulte. Quant aux autres, ils continuaient de mourir.
On descendit avec des échelles dans l'intérieur de l'échafaud et l'on remonta les patients sur la plate-forme. On les déposa couchés, car ils ne pouvaient se tenir debout. Alors un des deux se tourna vers l'autre :
- Regarde, lui dit-il, à quoi est bon un peuple esclave, il ne sait pas même pendre un homme.
Pendant qu'on les remontait, on avait préparé des cordes neuves, de sorte qu'ils n'eurent pas longtemps à attendre. Le bourreau revint à eux, et alors, s'aidant eux-mêmes autant qu'ils le pouvaient, ils marchèrent au-devant du noeud mortel. Au moment où on allait le leur passer au cou, ils crièrent une dernière fois d'une voix forte : « Vive la Russie ! vive la liberté ! viennent nos vengeurs ! » Cri funèbre qui s'en alla mourir sans échos, parce qu'il ne trouva aucune sympathie. Ceux qui le poussaient avaient mal jugé leur époque, et s'étaient trompés d'un siècle.
Lorsqu'on rapporta à l'empereur cet incident, il frappa du pied avec impatience ; puis :
- Pourquoi n'est-on pas venu me dire cela ? s'écria-t-il maintenant, je vais avoir l'air d'être plus sévère que Dieu.
Mais nul n'avait osé prendre sur sa responsabilité de surseoir à l'exécution, et cinq minutes après leur dernier cri jeté, les deux patients avaient déjà rejoint dans la mort leurs trois compagnons.
Alors vint le tour des exilés : on leur lut à haute voix la sentence qui leur retirait tout dans ce monde, rang, décorations, biens, famille ; puis les exécuteurs, s'approchant d'eux, leur arrachèrent tour à tour épaulettes et décorations, qu'ils vinrent jeter dans le feu en criant : « Voilà les épaulettes d'un traître ! voilà les décorations d'un traître ! » Puis enfin, retirant des mains des soldats qui les portaient les épées de chacun, ils les prirent par la poignée et par la pointe, et brisèrent chaque épée sur la tête de son maître, en disant : « Voilà l'épée d'un traître ! »
Cette exécution finie, on prit au hasard dans un tas des sarraux de toile grise pareils à ceux des gens du peuple, dont on couvrit les bannis, après les avoir dépouillés de leur uniforme ; puis on les fit descendre par un escalier, et on les reconduisit chacun à son cachot.
La plate-forme redevint déserte, et il n'y resta qu'une sentinelle, l'échafaud, les cinq potences, et à ces cinq potences les cinq cadavres des suppliciés.
Je revins chez Louise, je la trouvai en larmes, agenouillée et priant.
- Eh bien ? me dit-elle.
- Eh bien ! lui dis-je, ceux qui devaient mourir sont morts et ceux qui doivent vivre vivront.
Louise finit sa prière, les yeux au ciel, et avec une expression de reconnaissance infinie.
Puis sa prière achevée :
- Combien y a-t-il d'ici à Tobolsk ? me demanda-t-elle.
- Huit cents lieues à peu près, répondis-je.
- C'est moins loin que je ne croyais, dit elle ; merci.
Je demeurai un instant la regardant en silence, et, commençant à pénétrer son intention :
- Pourquoi me faites-vous cette question ? lui demandai-je.
- Comment ! vous ne devinez pas ? me répondit-elle.
- Mais, m'écriai-je c'est impossible en ce moment, Louise, songez dans quel état vous êtes !
- Mon ami, me dit-elle, soyez tranquille, je sais ce que la mère doit à l'enfant, aussi bien que ce qu'elle doit au père : j'attendrai.
Je m'inclinai devant cette femme, et je lui baisai la main avec autant de respect que si elle eût été reine.
Pendant la nuit, les exilés partirent, et l'échafaud disparut si bien que, lorsque le jour vint, il n'y avait plus trace de ce qui s'était passé, et que les indifférents purent croire qu'ils avaient fait un rêve.

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