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Chapitre XIX


En effet, à compter de ce moment, Louise poursuivit avec persévérance le projet que le lecteur a déjà deviné sans doute, c'est-à-dire d'aller rejoindre le comte Alexis à Tobolsk.
Louise, comme je l'ai dit, était enceinte, et deux mois à peine la séparaient encore de ses couches ; cependant, comme aussitôt après ses relevailles elle voulait partir, elle ne perdit pas une minute pour ses préparatifs.
Ces préparatifs consistaient à convertir en argent tout ce qu'elle possédait, magasin, meubles, bijoux. Comme on savait la nécessité où elle se trouvait, elle vendit tout cela le tiers à peine du prix ; et étant, grâce à cette vente, parvenue à réunir trente mille roubles à peu près, elle quitta sa maison de la Perspective et se retira dans un petit appartement situé sur le canal de la Moïka.
Quant à moi, j'avais eu recours à M. de Gorgoli, mon éternelle providence, et il m'avait promis, le moment venu, d'obtenir de l'empereur la permission pour Louise de rejoindre Alexis. Le bruit de ce projet s'était répandu dans Saint-Pétersbourg, et chacun admirait le dévouement de la jeune Française mais chacun disait aussi qu'au moment où il lui faudrait partir, le coeur lui manquerait. Il n'y avait que moi qui connaissais Louise et qui savais le contraire.
J'étais au reste son seul ami, ou plutôt j'étais mieux que son ami, j'étais son frère ; tous les moments de liberté que j'avais, je les passais près d'elle, et tout le temps que nous étions ensemble, nous ne parlions que d'Alexis.
Parfois je voulais la faire revenir sur ce projet que je traitais de folie. Alors elle me prenait les mains, et me regardait avec son sourire triste : « Vous savez bien, me disait elle, que, quand je n'irais point par amour, j'y devrais aller par devoir. N'est-ce point par dégoût de la vie, n'est-ce point parce que je ne répondais pas à ses lettres qu'il est entré dans cette folle conspiration ? Si je lui avais dit six mois plus tôt que je l'aimais, il aurait fait meilleur cas de sa vie, et aujourd'hui il ne serait pas exilé. Vous voyez bien que je suis aussi coupable que lui, et qu'il est juste par conséquent que je supporte la même peine. » Alors, comme mon coeur me disait qu'à sa place j'agirais comme elle, je lui répondais : « Allez donc, et que la volonté de Dieu soit faite ! »
Vers les premiers jours de septembre, Louise accoucha d'un fils. Je voulais qu'elle écrivit à la comtesse de Waninkoff pour lui annoncer cette nouvelle, mais elle me répondit :
- Aux yeux de la société, mon enfant n'a pas de nom, et par conséquent pas de famille. Si la mère de Waninkoff le réclame, je le lui donnerai, car je ne veux pas exposer mon enfant à un pareil voyage dans un pareil moment ; mais je ne le lui offrirai certes pas, pour qu'elle le refuse.
Et elle appelait la nourrice pour embrasser son enfant, et pour me montrer combien cet enfant ressemblait à son père.
Mais ce qui devait arriver arriva. La mère de Waninkoff apprit l'accouchement de Louise et lui écrivit qu'aussitôt remise, elle l'attendait avec son fils. Cette lettre eût emporté ses dernières hésitations si elle eût hésité encore : le sort seul de son enfant l'inquiétait ; désormais elle était tranquille sur lui, elle n'avait plus rien à attendre.
Cependant, quel que fût le désir qu'eût Louise de partir le plus tôt possible, toutes les émotions qu'elle avait éprouvées pendant sa grossesse avaient dérangé sa santé de sorte que sa convalescence était tardive. Ce n'est pas que depuis longtemps elle ne fût levée, mais je ne me laissais pas prendre à ces semblants de force. J'interrogeais le médecin ; le médecin me répondait que toute la vigueur de la malade était dans sa volonté, mais que réellement elle était encore trop faible pour se mettre en voyage. Tout cela ne l'eût point empêchée de partir si elle avait été maîtresse de quitter Saint-Pétersbourg ; mais la permission ne pouvait lui venir que par moi, et il fallait bien qu'elle fit ce que je voulais.
Un matin j'entendis frapper à la porte de ma chambre, et en même temps la voix de Louise m'appela. Je crus qu'il lui était arrivé quelque nouveau malheur. Je me hâtai de passer un pantalon et ma robe de chambre, et j'allai lui ouvrir, elle se jeta, la figure toute radieuse, entre mes bras.
- Il est sauvé ! me dit-elle.
- Sauvé, qui cela ? demandai-je.
- Lui ! lui ! Alexis !
- Comment, sauvé ? mais c'est impossible !
- Tenez, me dit elle.
Et elle me remit une lettre de l'écriture du comte, et comme je la regardais avec étonnement :
- Lisez, lisez, continua-t-elle ; et elle tomba dans un fauteuil, accablée sous le fardeau de sa joie. Je lus :

« Ma chère Louise,

« Crois en celui qui te remettra cette lettre comme en moi-même, car c'est plus qu'un ami, c'est un sauveur.
« Je suis tombé malade de fatigue en route, et me suis arrêté à Perm, où le bonheur a voulu que je reconnusse dans le frère du geôlier un ancien serviteur de ma famille. Sollicité par lui, le médecin a déclaré que j'étais trop souffrant pour continuer ma route, et il a décidé que je passerais l'hiver dans l'ostrog de Perm. C'est de là que je t'écris cette lettre.
« Tout est préparé pour ma fuite ; le geôlier et son frère fuiront avec moi : mais il faut que je les indemnise et de ce qu'ils perdront pour moi, et des dangers qu'ils courront en m'accompagnant. Remets donc au porteur non seulement tout ce que tu auras d'argent mais encore tout ce que tu auras de bijoux.
« Je sais comme tu m'aimes, et j'espère que tu ne marchanderas pas avec ma vie.
« Aussitôt que je serai en sûreté, je t'écrirai pour que tu viennes me rejoindre.

                    « Comte Waninkoff »

- Eh bien ? lui dis-je, après avoir relu cette lettre une seconde fois.
- Eh bien ! me répondit-elle, vous ne voyez donc pas ?
- Si fait ; je vois un projet de fuite.
- Oh ! il réussira.
- Et qu'avez-vous fait ?
- Vous le demandez ?
- Comment ! m'écriai-je, vous avez donné à un inconnu ?...
- Tout ce que j'avais. Alexis ne me disait-il pas de croire en cet inconnu comme en lui-même ?
- Mais, lui demandai-je en la regardant fixement, et en laissant tomber avec lenteur chaque parole ; mais êtes-vous bien sûre que cette lettre soit d'Alexis ?
Ce fut elle, à son tour, qui me regarda.
- Et de qui serait-elle donc ? quel serait le misérable assez lâche pour se faire un jeu de ma douleur ?
- Et si cet homme était ?... tenez, je n'ose pas le dire ; j'ai un pressentiment... je tremble.
- Parlez, dit Louise en pâlissant à son tour.
- Si cet homme était un escroc qui eût contrefait l'écriture du comte ?
Louise jeta un cri et m'arracha la lettre des mains.
- Oh ! non, non ! s'écria-t-elle parlant tout haut et comme pour se rassurer elle-même, oh ! non. Je connais trop bien son écriture, et je ne m'y serais pas trompée.
Et cependant, tout en relisant la lettre, elle pâlissait.
N'avez-vous donc pas une autre lettre de lui sur vous ? lui demandai-je.
- Tenez, me dit-elle voilà son billet écrit au crayon.
L'écriture était bien la même, autant qu'on en pouvait juger, et cependant il y avait dans l'écriture une espèce de tremblement qui dénonçait l'hésitation.
- Croyez-vous, lui dis-je alors, que le comte se serait adressé à vous ?
- Et pourquoi pas à moi ? N'est-ce pas moi qui l'aime le mieux au monde ?
- Oui, sans doute, pour demander de l'amour, pour demander un dévouement, c'est à vous qu'il se serait adressé ; mais pour demander de l'argent, c'est à sa mère.
- Mais ce que j'ai n'est-il pas à lui, ce que je possède ne vient-il pas de lui ? me répondit Louise avec une voix qui s'altérait de plus en plus.
- Oui, sans doute, tout cela est de lui ; oui, tout cela vient de lui ; mais, ou je ne connais pas le comte Waninkoff, ou, je vous le répète, il n'a pas écrit cette lettre.
- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Mais ces trente mille roubles étaient ma seule fortune, ma seule ressource, mon seul espoir !
- Comment signait-il les lettres qu'il vous écrivait habituellement ? lui demandai-je.
- Alexis toujours, et tout simplement.
- Celle-ci, vous le voyez, est signée comte Waninkoff.
- C'est vrai, dit Louise atterrée.
- Et vous ne savez ce qu'est devenu cet homme ?
- Il m'a dit qu'il était arrivé hier soir à Saint-Pétersbourg et qu'il repartait pour Perm à l'instant même.
- Il faut faire votre déclaration à la police. Oh ! si c'était encore M. de Gorgoli qui fut grand maître !
- A la police ?
- Sans doute.
- Et si nous nous trompions, me dit Louise ; si cet homme n'était pas un escroc, si cet homme devait véritablement sauver Alexis ? Alors dans mon doute, dans la crainte de perdre quelques misérables milliers de roubles, j'arrêterais donc sa fuite, je serais donc une seconde fois cause de son exil éternel ! Oh ! non, mieux vaut courir les chances. Quant à moi, je ferai comme je pourrai ; ne vous inquiétez pas de moi. Ce que je voudrais savoir seulement, c'est s'il est bien réellement à Perm.
- Ecoutez, lui dis-je ; j'ai entendu dire que les soldats qui avaient servi d'escorte aux condamnés étaient revenus il y a quelques jours. Je connais un lieutenant de la gendarmerie ; je vais aller le trouver et m'informer auprès de lui. Vous, attendez-moi ici.
- Non, non, je vais vous accompagner.
- Gardez-vous-en bien. D'abord vous n'êtes point assez forte pour sortir encore, et c'est déjà une horrible imprudence que celle que vous avez faite ; et puis, peut-être m'empêcheriez-vous de savoir ce que je saurai probablement sans vous.
- Allez donc et revenez vite ; songez que je vous attends, et pourquoi je vous attends.
Je passai dans une autre chambre et j'achevai de m'habiller à la hâte comme j'avais fait chercher un droschki, je descendis aussitôt, et dix minutes après j'étais chez le lieutenant de gendarmerie Solowieff, qui était un de mes écoliers.
On ne m'avait pas trompé, l'escorte était de retour depuis trois jours ; seulement, le lieutenant qui la commandait et duquel j'aurais pu tirer des renseignements précis avait obtenu un congé de six semaines qu'il était allé passer dans sa famille à Moscou. En voyant à quel point son absence me contrariait, Solowieff se mit à ma disposition, pour quelque chose que ce fût avec tant d'abandon que je n'hésitai pas un instant à lui avouer le désir que j'éprouvais d'avoir des nouvelles positives de Waninkoff ; il me dit alors que c'était la chose la plus facile, et que le brigadier qui avait commandé la section dont faisait partie Waninkoff, était de sa compagnie. En même temps, il donna l'ordre à son moujick d'aller prévenir le brigadier Ivan qu'il voulait lui parler.
Dix minutes après, le brigadier entra : c'était une de ces bonnes figures soldatesques, moitié sévères, moitié joviales qui ne rient jamais tout à fait mais qui ne cessent jamais de sourire. Quoique j'ignorasse alors ce qu'il avait fait pour la comtesse et ses filles, je fus, à la première vue, prévenu en sa faveur : aussitôt qu'il parut, j'allai à lui :
- Vous êtes le brigadier Ivan ? lui demandai-je.
- Pour servir Votre Excellence, me répondit-il.
- C'est vous qui commandiez la sixième section ?
- C'est moi-même.
- Le comte Waninkoff faisait partie de cette section ?
- Hum ! hum ! fit le brigadier, ne sachant pas trop quel serait le résultat de cette interrogation. Je vis son embarras.
- Ne craignez rien, lui dis-je, vous parlez à un ami qui donnerait sa vie pour lui ; apprenez-moi donc la vérité, je vous en supplie.
- Que voulez-vous savoir ? demanda le brigadier toujours sur la défensive.
- Le comte Waninkoff a-t-il été malade en route ?
- Pas un instant.
- S'est-il arrêté à Perm ?
- Pas même pour y changer de chevaux.
- Ainsi, il a continué sa route ?
- Jusqu'à Koslowo, où, je l'espère, il est à cette heure en aussi bonne santé que vous et moi.
- Qu'est-ce que Koslowo ?
- Un joli petit village situé sur l'Irtich, à vingt lieues à peu près au delà de Tobolsk.
- Vous en êtes sur ?
- Pardieu ! je le crois bien ; le gouverneur m'a donné un reçu que j'ai remis, en arrivant avant-hier, à Son Excellence monsieur le grand maître de la police.
- Et l'histoire de la maladie et du séjour à Perm est une fable ?
- Il n'y a pas un mot de vrai.
- Merci, mon ami.
Maintenant que j'étais sûr de mon fait, j'allai chez M. de Gorgoli, et je lui racontai tout ce qui s'était passé.
- Et vous dites, répondit-il, que cette jeune fille est décidée à aller rejoindre son amant en Sibérie ?
- Oh ! mon Dieu, oui, Monseigneur.
- Quoiqu'elle n'ait plus d'argent ?
- Quoiqu'elle n'ait plus d'argent.
- Eh bien ! allez lui dire de ma part qu'elle ira.
Je repris le chemin de la maison, et je retrouvai Louise dans ma chambre.
- Eh bien ! me demanda-t-elle dès qu'elle m'aperçut.
- Eh bien ! lui dis-je, il y a du bon et du mauvais dans ce que je vous rapporte : vos trente mille roubles sont perdus, mais le comte n'a pas été malade ; le prisonnier est à Koslowo, d'où il n'a pas de chances de s'enfuir, mais vous obtiendrez la permission d'aller l'y rejoindre.
- C'est tout ce que je voulais, dit Louise ; seulement, ayez-moi cette permission le plus tôt possible.
Je le lui promis, et elle s'en alla à moitié consolée, tant sa volonté était puissante et sa résolution arrêtée.
Il va sans dire qu'en la quittant je mis à sa disposition tout ce que j'avais, c'est-à-dire deux ou trois mille roubles, attendu que, un mois auparavant, ignorant que j'aurais besoin d'argent, j'avais envoyé en France tout ce que j'avais mis de côté depuis mon arrivée à Saint-Pétersbourg.
Le soir, pendant que j'étais chez Louise, on annonça un aide de camp de l'empereur.
Il venait lui apporter une lettre d'audience de Sa Majesté pour le lendemain, onze heures du matin, au palais d'Hiver.
Comme on le voit, M. de Gorgoli avait tenu sa parole et au delà.

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