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Chapitre XXIII


Plus le moment du départ de Louise approchait, plus une idée, qui s'était déjà présentée plusieurs fois à mon esprit, revenait s'offrir, si je puis m'exprimer ainsi, à mon coeur et à ma conscience. Je m'étais informé à Moscou des difficultés que présente la route jusqu'à Tobolsk à cette époque de l'année, et tous ceux à qui je m'étais adressé m'avaient répondu que c'étaient non seulement des difficultés que Louise aurait à vaincre, mais des périls réels qu'il lui faudrait surmonter. Dès lors, on le comprend bien, j'étais tourmenté de l'idée d'abandonner ainsi à son dévouement une pauvre femme, à huit cents lieues de son pays, dont elle allait s'éloigner de neuf cents autres lieues encore, sans famille, sans parents, sans autre ami que moi enfin. La part que j'avais prise à ses joies et à ses douleurs, depuis près de dix-huit mois que j'étais à Saint-Pétersbourg ; la protection que, sur sa recommandation, m'avait accordée le comte Alexis, protection à laquelle j'avais dû la place que l'empereur avait daigné m'accorder ; enfin, plus que tout cela, cette voix intérieure qui dicte à l'homme son devoir dans les grandes circonstances de la vie où son intérêt combat sa conscience, tout me disait que je devais accompagner Louise jusqu'au terme de son voyage, et la remettre aux mains d'Alexis. D'ailleurs, je sentais que si je la quittais à Moscou, et s'il lui arrivait quelque accident en route, ce ne serait pas seulement pour moi une douleur, mais un remords. Je résolus donc car je ne me dissimulais pas les inconvénients qu'avait pour moi et dans ma position un pareil voyage, dont je n'avais pas demandé la permission à l'empereur, et qui serait peut-être mal interprété, je résolus de faire tout ce qui serait en mon pouvoir pour obtenir de Louise qu'elle retardât son voyage jusqu'au printemps et, si elle persistait dans sa résolution, de partir avec elle.
L'occasion ne tarda point à se présenter de tenter un dernier effort auprès de Louise. Le soir même et comme nous étions assis, la comtesse, ses deux filles, Louise et moi, autour d'une table à thé, la comtesse lui prit les deux mains dans les siennes et lui racontant tout ce qu'on lui avait dit des dangers de la route, elle la supplia, quelque désir de mère qu'elle eût que son fils eût une consolatrice, de passer l'hiver à Moscou près d'elle et avec ses filles. Je profitai de cette ouverture et joignis mes instances aux siennes ; mais Louise nous répondit toujours, avec son doux et mélancolique sourire : « Soyez tranquilles, j'arriverai. » Nous la suppliâmes alors d'attendre au moins l'époque du traînage ; mais elle secoua de nouveau la tête, en disant : « Ce serait trop long. » En effet, l'automne était humide et pluvieux, de sorte qu'on ne pouvait préjuger vers quelle époque les froids commenceraient. Et comme nous insistions toujours : « Voulez-vous donc, dit-elle avec quelque impatience, qu'il meure là-bas et moi ici ? » C'était, comme on le voit, une résolution prise et de mon coté je n'hésitai plus.
Louise devait partir le lendemain à dix heures, après le déjeuner que nous étions invités à prendre ensemble chez la comtesse. Je me levai de bonne heure, et j'allai acheter une redingote, un bonnet, de grosses bottes en fourrures, une carabine et une paire de pistolets. Je chargeai Ivan de mettre tout cela dans la voiture de voyage, qui était, comme je l'ai dit, une excellente berline de poste, que nous serions forcés de quitter sans doute pour prendre ou un télègue ou un traîneau, mais dont nous comptions profiter au moins tant que le temps et le chemin nous le permettraient. J'écrivis à l'empereur qu'au moment de voir monter en voiture, pour un si long et si dangereux voyage, la femme à laquelle il avait daigné accorder une si généreuse protection, je n'avais pas eu le courage, moi, son compatriote et son ami, de la laisser partir seule ; que je priais en conséquence Sa Majesté d'excuser une résolution pour laquelle je n'avais pu lui demander son consentement, puisque cette résolution était spontanée, et de l'envisager surtout sous son véritable jour. Puis je me rendis chez la comtesse.
Le déjeuner, comme on le pense bien, fut triste et grave. Louise seule était radieuse ; il y avait en elle, à l'approche du danger et à la pensée de la récompense qui devait le suivre, quelque chose de l'inspiration religieuse des anciens chrétiens prêts à descendre dans le cirque au-dessus duquel le ciel s'ouvrait : au reste, cette sérénité pénétrait en moi-même et, comme Louise, j'étais plein d'espérance et de foi en Dieu.
La comtesse et ses deux filles conduisirent Louise dans la cour où l'attendait la voiture ; là, les adieux se renouvelèrent plus tendres et plus douloureux de leur part, plus résignés encore de la part de Louise ; puis vint mon tour ; elle me tendit la main, je la conduisis à la voiture.
- Eh bien ! me dit-elle, vous ne me dites pas adieu, vous ?
- Pourquoi faire ? répondis-je.
- Comment ! mais je pars.
- Moi aussi.
- Comment ! vous aussi ?
- Sans doute, vous connaissez le caillou du poète persan qui n'était pas la fleur, mais qui avait vécu près d'elle.
- Après ?
- Eh bien ! le dévouement m'a gagné, et je pars avec vous ; je vous remets au comte saine et sauve, et je reviens.
Louise fit un mouvement comme pour m'en empêcher puis après un instant de silence :
- Je n'ai pas le droit, dit-elle, de vous empêcher de faire une belle et sainte action ; si vous avez confiance en Dieu comme moi, si vous êtes résolu comme je suis décidée, venez.
En ce moment, je sentis qu'on prenait mon autre main pour la baiser : c'était la pauvre mère ; quant aux deux filles, elles pleuraient.
- Soyez tranquilles, leur dis-je, il saura par moi que, si vous n'êtes pas venues, vous, c'est que vous ne pouviez pas venir.
- Oh ! oui, dites-le-lui bien ! s'écria la mère ; dites-lui que nous l'avons fait demander, mais qu'on nous a répondu qu'il n'y avait pas d'exemple qu'une pareille grâce ait jamais été accordée : dites-lui que, si on nous l'avait permis, nous eussions été le rejoindre, fût-ce à pied, fût-ce en demandant l'aumône par les chemins.
- Nous lui dirons ce qu'il sait déjà : c'est que vous avez un véritable coeur de mère, et voilà tout.
- Apportez-moi mon enfant ! s'écria alors Louise qui était restée ferme jusque-là, mais qui, à ces paroles, éclata en sanglots ; apportez-moi mon enfant, que je l'embrasse une dernière fois.
Ce fut alors le moment le plus cruel : on lui apporta l'enfant qu'elle couvrit de baisers ; enfin je le lui arrachai des bras, je le remis à la comtesse, et, sautant en voiture, je refermai la portière en criant : Allons ! Ivan était déjà sur le siège ; le postillon ne se le fit pas redire, il partit au grand galop, et au milieu du bruit des roues sur le pavé nous entendîmes encore une fois les adieux de toute la famille, dernier cri de séparation, dernier souhait de bon voyage. Dix minutes après nous étions hors de Moscou.
J'avais prévenu Ivan que notre intention était de ne nous arrêter ni jour ni nuit, et cette fois l'impatience de Louise était d'accord avec la prudence, car, ainsi que je l'ai dit, l'automne avait pris un caractère pluvieux, et il était possible que nous arrivassions à Tobolsk avant les premières neiges, ce qui enlevait tout danger à la route et nous permettait de la faire en une quinzaine de jours. Nous traversâmes donc, avec cette rapidité merveilleuse des voyages en Russie, Pokrow, Wladimir et Kourow, et nous arrivâmes le surlendemain, dans la nuit, à Nijnéi-Novogorod. Là, je fus le premier à exiger de Louise qu'elle prit quelques heures de repos, dont, à peine remise qu'elle était de ses souffrances et de ses émotions, elle avait grand besoin. Si curieuse que fût la ville, nous ne prîmes cependant pas le temps de la visiter, et, sur les huit heures du matin, nous repartîmes avec la même rapidité, si bien que le soir du même jour nous arrivâmes à Kosmodemiansk. Jusque-là tout avait été à merveille, et nous ne nous apercevions aucunement que nous fussions sur la route de la Sibérie. Les villages étaient riches et avaient tous plusieurs cerquias ; les paysans paraissaient heureux, leurs maisons ressemblaient aux châteaux des autres provinces, et dans chacune de ces maisons, d'une propreté exquise, nous trouvions, à notre grand étonnement, une salle de bain et un riche cabaret pour servir le thé. Au reste, nous étions accueillis partout avec le même empressement et la même bonhomie, ce qu'il ne fallait pas attribuer à l'ordre de l'empereur, dont nous n'avions pas encore eu besoin de faire usage, mais à la bienveillance naturelle des paysans russes.
Cependant la pluie avait cessé de tomber ; quelques rafales de vent froid, qui semblaient venir de la mer Glaciale, passaient de temps en temps sur nos têtes, et nous faisaient frissonner ; le ciel semblait une immense plaque d'étain lourde et compacte, et Kasan, où nous arrivâmes bientôt, ne put, malgré l'étrange aspect de sa vieille physionomie tatare, nous arrêter plus de deux heures. Dans toute autre circonstance, j'aurais cependant eu grande envie de soulever quelqu'un des grands voiles des femmes de Kasan, que l'on dit si belles, mais ce n'était pas le moment de me livrer à des investigations de ce genre ; l'aspect du ciel devenait de plus en plus menaçant ; nous n'entendions plus guère la voix d'Ivan que lorsqu'il disait à chaque nouveau postillon d'une de ces voix qui n'admettent pas de réplique : Pascare, pascare ! Plus vite, plus vite ! si bien que nous semblions voler sur cette vaste plaine ou pas un monticule ne vient retarder la marche. Il était évident que le grand désir de notre conducteur était de traverser les monts Ourals avant que la neige fût tombée, et que la diligence qu'il s'imposait n'avait pas d'autre but.
Cependant, en arrivant à Perm, Louise était si fatiguée que force nous fut de demander à Ivan une nuit ; il hésita un instant, puis, regardant le ciel plus mat et plus menaçant encore que d'habitude :
- Oui, dit-il, restez ; la neige ne peut tarder maintenant à tomber, et mieux vaut qu'elle nous prenne ici que par les chemins.
Si peu rassurant que fût ce pronostic, je n'en dormis pas moins avec délices toute la nuit ; mais, lorsque je me réveillai, la prédiction d'Ivan s'était accomplie, les toits des maisons et les rues de Perm s'étaient couverts de près de deux pieds de neige.
Je m'habillai promptement, pour me concerter avec Ivan sur ce qu'il y avait à faire. Je le trouvai fort inquiet : la neige était tombée avec une telle abondance que tous les chemins avaient dû disparaître et tous les ravins se combler ; cependant il ne faisait point assez froid encore pour que le traînage fut établi, et que la légère croûte de glace qui recouvrait les rivières fût assez forte pour porter les voitures. Ivan nous donnait donc le conseil d'attendre à Perm que la gelée se déclarât ; je secouai la tête, car j'étais bien sûre que Louise n'accepterait pas.
En effet nous la vîmes descendre un instant après, fort inquiète elle-même ; elle nous trouva discutant sur le meilleur parti qu'il y avait à prendre, et vint se mêler à notre discussion pour la fixer, en disant qu'elle voulait partir ; nous lui rappelâmes alors toutes les difficultés qui pouvaient contrarier l'exécution de ce projet ; puis, lorsque nous eûmes fini :
- Je vous donne deux jours, dit-elle ; Dieu, qui nous a protégés jusqu'ici, ne nous abandonnera pas.
Je craignais d'avoir l'air plus timide qu'une femme, et, au ton doux mais ferme des paroles que Louise venait d'adresser à Ivan, j'avais reconnu que c'était un ordre ; je lui répétai donc que nous lui donnions deux jours, et l'invitai, pendant ces deux jours, à faire tous les préparatifs nécessaires à notre nouvelle manière de voyager.
Ces dispositions consistaient à laisser là notre berline et à acheter un télègue, espèce de petite charrette de bois non suspendue, que nous devions plus tard, et lorsque le froid serait déclaré, troquer contre un traîneau monté sur patins. L'achat fut fait dans la journée, et nos fourrures et nos armes transportées dans notre nouvelle acquisition. Ivan, en véritable Russe qu'il était, avait obéi sans faire une seule observation, et le même jour, quelque certitude qu'il eût du péril, il eut été prêt à repartir sans murmurer.
A Perm, nous commençâmes à rencontrer des exilés : c'étaient des Polonais qui avaient pris une part lointaine à la conspiration ou qui ne l'avaient pas révélée, et qui, pareils à ces âmes que Dante rencontre à l'entrée de l'enfer, n'avaient pas été dignes d'habiter avec les parfaits damnés.
Cet exil, au reste, à part la perte de la patrie et l'éloignement de la famille, est aussi tolérable qu'un exil peut l'être. Perm doit être l'été une jolie ville, et l'hiver le froid ne s'y élève guère au-dessus de 35 à 38 degrés, tandis qu'à Tobolsk on cite des époques où il est monté jusqu'à 50.
Le surlendemain, nous nous remîmes en route dans notre télègue, de la dureté duquel, grâce à l'épaisse couche de neige qui recouvrait la terre, nous ne nous apercevions pas ; au reste en sortant de Perm l'aspect nouveau qu'avait pris le paysage nous avait serré le coeur. En effet, sous le linceul étendu par la main de Dieu, tout avait disparu, routes, chemins, rivières : c'était une mer immense où, sans quelques arbres isolés qui servaient de guide aux postillons familiers avec les localités, on eût eu besoin d'une boussole ainsi que sur une mer véritable. De temps en temps, une sombre forêt de sapins aux branches frangées de diamants apparaissait comme une île, soit à notre droite, soit à notre gauche, soit sur notre passage, et, dans ce dernier cas, nous reconnaissions que nous ne nous étions point écartés du chemin à l'ouverture percée entre les arbres. Nous parcourûmes ainsi cinquante lieues de terrain à peu près, nous enfonçant dans un pays qui, à travers le voile qui le couvrait, nous paraissait de plus en plus sauvage. A mesure que nous avancions, les postes devenaient rares, au point d'être séparées quelquefois par trente verstes de distance, c'est-à-dire presque huit lieues. En arrivant à ces postes, ce n'était plus comme dans le trajet de Saint- Pétersbourg à Moscou, où nous trouvions toujours brillante et joyeuse assemblée devant la porte : c'était, au contraire, une solitude presque complète. Un ou deux hommes seulement se tenaient dans des cabanes chauffées par un de ces grands poêles, meuble obligé des plus pauvres chaumières ; au bruit que nous faisions, l'un d'eux s'élançait à poil nu sur un cheval, une grande gaule à la main, s'enfonçait dans quelque touffe de sapins, et en ressortait bientôt chassant devant lui un troupeau de chevaux sauvages. Alors il fallait que le postillon de la dernière poste, Ivan, et quelquefois moi-même, nous saisissions les chevaux à la crinière, pour les atteler de force à notre télègue. Ils nous emportaient avec une rapidité effrayante ; mais bientôt cette ardeur se calmait, car, comme il n'avait pas gelé encore, ils enfonçaient jusqu'au jarret dans la neige et se trouvaient promptement fatigués ; puis, en arrivant, après être demeurés en route une heure de plus que nous n'y fussions restés en toute autre époque, nous perdions encore vingt ou vingt-cinq minutes à chaque poste, où toujours le même manège se renouvelait. Nous traversâmes ainsi tous les terrains qu'arrosent la Silwa et l'Ouja dont les eaux, en roulant des parcelles d'or, d'argent et de platine, et des cailloux de malachite, ont indiqué la présence de ces riches métaux et de ces pierres précieuses. Tant que nous fumes dans la circonférence exploitée, le pays que nous traversions, grâce aux villages qu'habitent les familles des mineurs, nous parut reprendre quelque vie ; mais bientôt nous eûmes franchi cette contrée et nous commençâmes d'apercevoir à l'horizon, comme un mur de neige dentelé de quelques pics noirs, les monts Ourals, cette puissante barrière que la nature a posée elle-même entre l'Europe et l'Asie.
A mesure que nous approchions, je remarquais avec joie que le froid devenait plus vif, ce qui nous donnait quelque espoir que la neige prendrait assez de consistance pour que le traînage s'établit. Enfin nous arrivâmes au pied des monts Ourals et nous nous arrêtâmes dans un misérable village d'une vingtaine de maisons, où nous ne trouvâmes d'autre auberge que la poste elle-même. Ce qui déterminait surtout notre halte en ce lieu, c'est que, le froid prenant de l'intensité, il nous fallait échanger notre télègue contre un traîneau. Louise se décida donc à passer dans cette misérable bicoque le temps que nous feraient perdre l'attente d'une gelée complète, la découverte d'un traîneau et la translation de nos effets dans ce nouveau véhicule ; nous entrâmes en conséquence dans ce que notre postillon appelait effrontément une auberge.
Il fallait que la maison fut bien pauvre car pour la première fois, nous ne trouvions pas le poêle classique, mais seulement, au milieu de la chambre, un grand feu dont la fumée s'échappait par un trou ménagé au toit ; nous n'en descendîmes pas moins pour prendre notre place autour du foyer, que nous trouvâmes occupé déjà par une douzaine de rouliers qui, ayant comme nous à traverser les monts Ourals, attendaient, de leur côté, que le passage fût possible. Ils ne firent pas d'abord la moindre attention à nous ; mais, lorsque j'eus jeté mon manteau, mon uniforme m'eut bientôt conquis une place ; on s'écarta respectueusement, et on nous laissa, pour Louise et moi, toute une moitié du cercle.
Le plus pressé était de nous réchauffer : aussi ce fut ce dont nous nous inquiétâmes d'abord ; puis, lorsque nous eûmes repris un peu de chaleur, je commençai à m'occuper d'un soin non moins important, celui du souper. J'appelai l'hôte de cette malheureuse auberge, et je lui fis entendre ce que je désirais ; mais ce désir lui sembla, à ce qu'il me parut, une prétention bien extravagante, car, à ma demande, il manifesta l'étonnement le plus profond, et m'apporta une moitié de pain noir, en me faisant entendre à son tour que c'était tout ce qu'il pouvait nous offrir. Je regardai Louise qui, avec son doux sourire résigné, étendait déjà la main et je l'arrêtai, insistant auprès de l'hôte pour qu'il nous trouvât quelque autre chose ; mais le pauvre diable comprenant d'après ma pantomime que j'étais mécontent de ce qu'il m'offrait et que je désirais mieux, alla m'ouvrir tout ce qu'il y avait d'armoires, de bahuts et de caisses dans sa pauvre baraque, en m'invitant à faire la recherche moi-même. En effet, en regardant avec attention les rouliers, nos commensaux, je remarquai que chacun d'eux tirait de sa valise, son pain et un morceau de lard dont il le frottait, après quoi il remettait soigneusement son lard dans sa valise, pour que ce raffinement de sensualité durât aussi longtemps que possible. J'allais demander à ces braves gens la permission de frotter au moins un peu notre pain à leur lard ; lorsque je vis rentrer Ivan, qui, se doutant de la détresse où nous nous trouvions, était parvenu à se procurer du pain un peu moins bis et deux poulets auxquels, pour ménager notre sensibilité, il avait déjà tordu le cou. Dès lors ce fut à notre tour de prendre en mépris nos hommes au lard, qui avaient paru rire sous cape de notre détresse, et qui maintenant étaient écrasés par notre luxe.
Il n'y avait pas de temps à perdre, car l'appétit, un instant suspendu par la vue du souper que nous avait d'abord offert notre hôte, revenait avec une rapidité effrayante : nous décidâmes que nous aurions un bouillon et du rôti. Ivan détacha une marmite que le postillon se mit à récurer de toute la force de ses bras, tandis que Louise et moi nous plumions les poulets et qu'Ivan confectionnait une broche. Au bout d'un instant tout était prêt : la marmite bouillait à gros bouillons et le rôti, pendu par les pattes à une ficelle, tournait à miracle devant le brasier.
Comme nous commencions à être un peu rassurés sur notre souper, nous nous inquiétâmes de ce qui avait été résolu relativement au départ. Il avait été impossible de se procurer un traîneau, mais Ivan avait tourné la difficulté en faisant enlever les roues de notre télègue, et en le faisant monter sur patins. Le charron de l'endroit était à cette heure occupé à accomplir cette opération ; quant au temps, il paraissait tourner de plus en plus à la gelée, et il y avait espoir que nous pourrions partir le lendemain matin : cette bonne nouvelle redoubla notre appétit : il y avait longtemps que je n'avais si bien soupé que ce soir-là.
Pour les lits, on se doute bien que nous ne nous étions pas même informés s'il y en avait ; mais nous avions de si excellentes fourrures que nous pouvions facilement suppléer à leur absence. Nous nous enveloppâmes de nos pelisses et de nos manteaux, et nous nous endormîmes, faisant des voeux pour que le temps se maintînt dans les bonnes dispositions où il était.
Vers les trois heures du matin, je fus réveillé par un picotement vif que j'éprouvais à la figure. Je me dressai sur mon séant, et j'aperçus, à la lueur d'un reste de flamme tremblotante au foyer, une poule qui s'était bien gardée de se montrer la veille, et qui, s'étant introduite dans la chambre, s'adjugeait les restes de notre souper. Ne sachant pas si le lendemain Ivan serait aussi heureux qu'il l'avait été la veille au soir, et instruit par expérience de ce qu'il fallait nous attendre à trouver dans les auberges de la route, je me gardai bien d'effaroucher l'estimable volatile, et je me recouchai au contraire, lui laissant toute facilité de continuer ses recherches gastronomiques. En effet, à peine étais-je retombé dans mon immobilité, qu'enhardie par l'impunité de sa première tentative, elle revint avec une familiarité charmante sautiller de mes pieds à mes genoux et de mes genoux à ma poitrine ; mais là s'arrêta son voyage ; je la saisis d'une main par les pattes de l'autre par la tête, et avant qu'elle eut eu le temps de jeter un cri, je lui avais tordu le cou.
On devine qu'après une pareille opération, qui nécessitait l'application de toutes les facultés de mon esprit, j'étais peu disposé à me rendormir. Au reste, je l'eusse voulu, que la chose m'eût été à peu près impossible, grâce à deux coqs qui se mirent, de minute en minute, à saluer sur un ton différent le retour du matin. En conséquence, je me levai et j'allai étudier l'état du temps : il était tel que nous pouvions l'espérer, et la neige avait déjà pris assez de dureté pour que les patins du traîneau pussent glisser dessus.
En revenant près du foyer, je vis que je n'étais pas le seul que le chant du coq eut réveillé. Louise était assise tout enveloppée de ses fourrures, souriant comme si elle venait de passer la nuit dans le meilleur lit, et ne paraissait pas même songer aux dangers qui nous attendaient probablement dans les gorges des monts Ourals ; quant aux rouliers, ils commençaient, de leur côté, à donner signe de vie ; Ivan dormait comme un bienheureux. Quoique dans les circonstances ordinaires j'aie au plus haut degré la religion du sommeil, la situation était trop grave pour que je respectasse le sien. Les rouliers étaient venus tour à tour sur le seuil de la porte et se consultaient entre eux ; je voyais qu'il y avait discussion pour et contre le départ ; je réveillai donc Ivan pour qu'il prît part au conseil, et qu'il s'éclairât à l'expérience de ces braves gens dont l'état était de passer et de repasser sans cesse d'Europe en Asie, et de faire, hiver comme été, la route que nous devions suivre.
Je ne m'étais pas trompé : il y avait division dans les opinions. Quelques- uns, et de ce nombre étaient les plus vieux et les plus expérimentés, voulaient demeurer un jour ou deux encore ; les autres, et c'étaient les plus jeunes et les plus entreprenants, voulaient partir, et Louise, qui entendait quelques mots de leur patois, était de l'avis de ces derniers.
Soit qu'Ivan fût accessible aux prières que lui adressait une jolie bouche, soit qu'effectivement le temps lui parut présenter des garanties, il se rangea du parti de ceux qui étaient pour le départ ; et très probablement par l'influence qu'exerçait naturellement son habit militaire dans un pays où l'uniforme est tout, il ramena à ce sentiment quelques-uns de ceux qui y étaient opposés : de sorte que la majorité ayant fait loi, chacun commença ses préparatifs. La vérité est qu'Ivan craignait que, quelle que fût la résolution des voituriers, nous n'en fissions pas moins à notre tête, et il aimait mieux faire la route en compagnie que seul.
Comme c'était Ivan qui réglait nos comptes, je le chargeai d'ajouter au total que lui présenterait notre hôte le prix de sa poule, et je la lui remis à titre d'acompte sur notre souper, en le priant d'y ajouter quelque autre provision, et surtout du pain moins bis, s'il était possible, que celui auquel nous avions failli être réduits la veille. Il se mit en quête et bientôt il rentra avec une seconde poule, un jambon cru, du pain mangeable, et quelques bouteilles d'une espèce d'eau-de-vie rouge qui se fait, je crois, avec de l'écorce de bouleau.
Pendant ce temps, les voituriers attelaient leurs chevaux, et j'allai moi-même à l'écurie pour choisir les nôtres. Mais selon l'habitude, ils étaient dans la forêt voisine. Notre hôte alors réveilla un enfant de douze à quinze ans qui dormait dans un coin, et lui ordonna d'aller faire la chasse. Le pauvre petit diable se leva sans murmurer, puis, avec l'obéissance passive du paysan russe, il prit une grande perche, monta sur un des chevaux des voituriers, et partit au galop. En attendant, les conducteurs devaient choisir un guide chef chargé de prendre le commandement de la caravane ; ce guide une fois élu, chacun devait s'abandonner à son expérience et à son courage, et lui obéir comme un soldat à son général : le choix tomba sur un voiturier nommé Georges.
C'était un vieillard de soixante dix à soixante-quinze ans, à qui on en eût donné quarante-cinq à peine, aux membres athlétiques, aux yeux noirs ombragés d'épais sourcils grisonnants et à la longue barbe blanchissante. Il était vêtu d'une chemise de laine serrée autour du corps par une sangle de cuir, d'un pantalon de molleton rayé, d'un bonnet fourré et d'une peau de mouton, dont la laine était retournée en dedans. Il portait d'un côté à sa ceinture, deux ou trois fers à cheval qui cliquetaient l'un contre l'autre, une cuillère et une fourchette d'étain, un long couteau qui tenait le milieu entre un poignard et un couteau de chasse ; de l'autre côté, une hache à manche court et une bourse dans laquelle étaient pêle-mêle un tournevis, une vrille, une pipe, du tabac, de l'amadou, un briquet, deux pierres à feu, des clous, des tenailles et de l'argent.
Le costume des autres voituriers était le même, à peu de chose près.
A peine Georges eut-il été revêtu du grade de guide chef, qu'il débuta dans ses fonctions en ordonnant à tout le monde d'atteler sans retard, afin que l'on pût arriver pour coucher à une espèce de cabane située au tiers à peu près du passage ; mais, quelle que fût sa hâte de se mettre en route, je le priai d'attendre que nos chevaux fussent arrivés, pour que nous pussions partir tous ensemble. La demande nous fut accordée le plus gracieusement du monde. Les voituriers rentrèrent, et notre hôte ayant jeté quelques brassées de branches de sapin et de bouleau sur le foyer, il s'en éleva une flamme dont, au moment de nous séparer d'elle, nous sentions mieux encore la valeur. Nous étions à peine rangés autour du feu, que nous entendîmes le galop des chevaux qui revenaient de la forêt ; en même temps la porte s'ouvrit, et le malheureux enfant qui venait de les chercher se précipita dans la chambre en poussant des cris aigus et inarticulés ; puis fendant le cercle, il vint se jeter à genoux devant notre feu, les bras étendus presque dans la flamme et comme s'il voulait la dévorer. Alors toutes les facultés de son être parurent s'épanouir sous l'impression du bonheur dont il jouissait. Il resta un instant ainsi immobile, silencieux, avide ; enfin ses yeux se fermèrent, il s'affaissa sur lui-même, poussa un gémissement et tomba. Alors je voulus le relever, et je le saisis par la main ; mais je sentis avec horreur que mes doigts entraient dans ses chairs comme dans de la viande cuite. Je jetai un cri ; Louise voulut prendre l'enfant dans ses bras, mais je l'arrêtai. Alors Georges se pencha sur lui, le regarda, et dit froidement :
- Il est perdu.
Je ne pouvais croire que ce fût vrai ; l'enfant était visiblement plein de vie, il avait rouvert les yeux et nous regardait. Je demandai à grands cris un médecin, mais personne ne répondait. Cependant, moyennant un billet de cinq roubles, un des assistants se décida à aller chercher dans le village une espèce de vétérinaire qui soignait à la fois les hommes et les chevaux. Pendant ce temps, Louise et moi nous déshabillâmes le malade, nous fîmes chauffer une peau de mouton au feu, et nous le roulâmes dedans ; l'enfant murmurait des paroles de remerciement, mais ne remuait point et paraissait perclus de tous ses membres. Quant aux voituriers ils étaient retournés à leurs chevaux et se disposaient à partir. J'allai à Georges, le suppliant d'attendre au moins un instant que le médecin fût arrivé ; mais Georges me répondit : « Soyez tranquille, nous ne partirons pas avant un quart d'heure, et dans un quart d'heure, il sera mort. » Je revins près du malade, que j'avais laissé sous la garde de Louise ; il avait fait un mouvement pour se rapprocher encore du feu, ce qui nous donna quelque espoir. En ce moment le médecin entra, et Ivan lui expliqua dans quel but on l'avait envoyé chercher. Le médecin secoua la tête s'approcha du feu, déroula la peau de mouton : l'enfant était mort.
Louise demanda où étaient les parents de ce malheureux enfant, afin de leur laisser une centaine de roubles ; l'hôte répondit qu'il n'en avait point, et que c'était un orphelin qu'il élevait par charité.

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