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Chapitre XXV


A partir de ce moment, tout alla bien, car nous nous trouvions dans ces vastes plaines de la Sibérie qui s'étendent jusqu'à la mer Glaciale, sans qu'on rencontre une seule montagne qui mérite le nom de colline. Grâce à l'ordre dont Ivan était porteur, les meilleurs chevaux étaient pour nous ; puis la nuit, de peur d'accidents pareils à ceux dont nous avions failli être victimes, des escortes de dix ou douze hommes armés de carabines ou de lances nous accompagnaient, galopant aux deux côtés de notre traîneau. Nous traversâmes ainsi Ekaterinbourg sans nous arrêter à ses magnifiques magasins de pierreries, qui la font étinceler comme une ville magique, et qui nous semblaient d'autant plus fabuleux que nous sortions d'un désert de neige, où, pendant trois jours, nous n'avions pas trouvé l'abri d'une chaumière ; puis Tioumen, où commence véritablement la Sibérie ; enfin nous entrâmes dans la vallée du Tobol, et, sept jours après être sortis des terribles monts Ourals, nous entrions à la nuit tombante dans la capitale de la Sibérie.
Nous étions écrasés de fatigue, et cependant Louise, soutenue par le sentiment de son amour, qui croissait à mesure qu'elle se rapprochait de celui qui en était l'objet, ne voulut s'arrêter que le temps de prendre un bain. Vers les deux heures du matin, nous repartîmes pour Koslowo, petite ville située sur l'Irtich, et qui avait été fixée pour résidence à une vingtaine de prisonniers au nombre desquels comme nous l'avons dit, se trouvait le comte Alexis.
Nous descendîmes chez le capitaine commandant le village, et là, comme partout, l'ordre de l'empereur fit son effet. Nous nous informâmes du comte ; il était toujours à Koslowo, et sa santé était aussi bonne qu'on pouvait le désirer. Il était convenu avec Louise que je me présenterais d'abord à lui, afin de le prévenir qu'elle était arrivée. Je demandai en conséquence, pour le voir, au gouverneur une permission qui me fut accordée sans difficulté. Comme je ne savais pas où résidait le comte et que je ne parlais pas la langue du pays, on me donna un Cosaque pour me conduire.
Nous arrivâmes dans un quartier du village fermé par de hautes palissades, dont toutes les issues étaient gardées par des sentinelles, et qui se composait d'une vingtaine de maisons à peu près. Le Cosaque s'arrêta à l'une d'elles, et me fit signe que c'était là. Je frappai avec un battement de coeur étrange à cette porte, et j'entendis la voix d'Alexis qui répondait : « Entrez. » J'ouvris la porte, et je le trouvai couché tout habillé sur son lit, un bras pendant et un livre tombé près de lui.
Je restai sur le seuil, le regardant et lui tendant les bras, tandis que lui se soulevait étonné, hésitant à me reconnaître.
- Eh bien ! oui, c'est moi, lui dis-je.
- Comment ! vous ! vous !
Et il bondit de son lit et me jeta les bras autour du cou ; puis, reculant avec une espèce de terreur :
- Grand Dieu ! s'écria-t-il, et vous aussi seriez-vous exilé, et serais-je assez malheureux pour être cause ?...
- Rassurez-vous, lui dis-je, je viens ici en amateur.
Il sourit amèrement.
- En amateur au fond de la Sibérie, à neuf cents lieues de Saint- Pétersbourg ! Expliquez-moi cela... ou plutôt... avant tout... pouvez-vous me donner des nouvelles de Louise ?
- D'excellentes et de toutes fraîches, je la quitte.
- Vous la quittez ! vous la quittez il y a un mois ?
- Il y a cinq minutes.
- Mon Dieu ! s'écria Alexis en pâlissant, que me dites-vous là ?
- La vérité.
- Louise ?...
- Est ici.
- O saint coeur de femme ! murmura-t-il en levant les mains au ciel, tandis que deux grosses larmes roulaient sur ses joues. Puis, après un instant de silence, pendant lequel il paraissait remercier Dieu :
- Mais où est-elle ? demanda-t-il.
- Chez le gouverneur, répondis-je.
- Courons alors.
Puis s'arrêtant :
- Que je suis fou ! reprit-il ; j'oublie que je suis parqué et que je ne puis sortir de mon parc sans la permission du brigadier. Mon cher ami, ajouta-t- il, allez chercher Louise, que je la voie, que je la serre dans mes bras ; ou plutôt restez, cet homme ira. Pendant ce temps nous parlerons d'elle.
Et il dit quelques mots au Cosaque, qui sortit pour s'acquitter de sa commission.
Pendant ce temps, je racontai à Alexis tout ce qui s'était passé depuis son arrestation : la résolution de Louise, comment elle avait tout vendu, de quelle façon cette somme lui avait été volée, son entrevue avec l'empereur, la bonté de celui-ci pour elle, notre départ de Saint-Pétersbourg, notre arrivée à Moscou, de quelle façon nous y avions été reçus par sa mère et par ses soeurs, qui s'étaient chargées de son enfant. puis notre départ, nos fatigues, nos dangers ; le passage terrible à travers les monts Ourals ; enfin notre arrivée à Tobolsk et à Koslowo. Le comte écouta ce récit comme on fait d'une fable, me prenant de temps en temps les mains et me regardant en face pour s'assurer que c'était bien moi qui lui parlais et qui étais là devant lui ; puis, avec impatience, il se levait, allait à la porte, et, ne voyant personne venir, il se rasseyait, me demandant de nouveaux détails que je ne me lassais pas plus de répéter que lui d'entendre. Enfin la porte s'ouvrit, et le Cosaque reparut seul.
- Eh bien ? lui demanda le comte en pâlissant.
- Le gouverneur a répondu que vous deviez connaître la défense faite aux prisonniers.
- Laquelle ?
- Celle de recevoir des femmes.
Le comte passa la main sur son front, et. retomba assis sur son fauteuil. Je commençai à craindre moi-même, et je regardais le comte, dont le visage trahissait tous les sentiments violents qui se heurtaient dans son âme. Au bout d'un moment de silence, il se retourna vers le Cosaque :
- Pourrais-je parler au brigadier ? dit-il.
- Il était chez le gouverneur en même temps que moi.
- Veuillez l'attendre à sa porte et le prier de ma part d'avoir la bonté de passer chez moi.
Le Cosaque s'inclina et sortit.
- Ces gens obéissent cependant, dis-je au comte.
- Oui, par habitude, répondit celui-ci en souriant. Mais comprenez-vous quelque chose de pareil et de plus terrible ? elle est là à cent pas de moi ; elle a fait neuf cents lieues pour me rejoindre, et je ne puis la voir !
- Mais sans doute, lui dis-je, c'est quelque erreur, quelque consigne mal interprétée, on reviendra là-dessus.
Alexis sourit d'un air de doute.
- Eh bien ! alors, nous nous adresserons à l'empereur.
- Oui, et la réponse arrivera dans trois mois ; et pendant ce temps... Vous ne savez pas ce que c'est que ce pays, mon Dieu !
Il y avait dans les yeux du comte un désespoir qui m'effraya.
- Eh bien ! s'il le faut, repris-je en souriant, pendant ces trois mois je vous tiendrai compagnie ; nous parlerons d'elle, cela vous fera prendre patience : puis, d'ailleurs, le gouverneur se laissera toucher, ou bien il fermera les yeux.
Alexis me regarda en souriant à son tour.
- Ici, voyez-vous, me dit-il, il ne faut compter sur rien de tout cela. Ici tout est de glace comme le sol. S'il y a un ordre, l'ordre sera exécuté, et je ne la verrai pas.
- Mais c'est affreux ! murmurai-je.
En ce moment le brigadier entra.
- Monsieur ! s'écria Alexis en s'élançant au-devant de lui, une femme, par un dévouement héroïque, sublime, a quitté Saint-Pétersbourg pour me rejoindre ; elle arrive, elle est ici, après mille dangers courus ; et cet homme me dit que je ne puis la voir... il se trompe sans doute ?
- Non, Monsieur, répondit froidement le brigadier ; vous savez bien que les prisonniers ne peuvent communiquer avec aucune femme.
- Et cependant, Monsieur, le prince Troubetskoï a obtenu la permission qu'on me refuse ; est-ce parce qu'il est prince ?
- Non, Monsieur, répondit le brigadier : mais c'est parce que la princesse est sa femme.
- Et si Louise était ma femme, s'écria le comte, on ne s'opposerait donc point à ce que je la revisse ?
- Aucunement, Monsieur.
- Oh ! s'écria le comte comme soulagé d'un grand fardeau.
Puis après un instant :
- Monsieur, dit-il au brigadier, voulez-vous bien permettre au pope de me venir parler ?
- Il va être prévenu dans un instant, dit le brigadier.
- Et vous, mon ami, continua le comte en me serrant les mains, après avoir servi de compagnon et de défenseur à Louise, voudrez-vous bien lui servir de témoin et de père ?
Je lui jetai les bras autour du cou et je l'embrassai en pleurant ; je ne pouvais prononcer une seule parole.
- Allez retrouver Louise, reprit le comte, et dites lui que nous nous reverrons demain.
En effet, le lendemain, à dix heures du matin, Louise, conduite par moi et par le gouverneur, et le comte Alexis, suivi du prince Troubetskoï et de tous les autres exilés, entraient chacun par une porte de la petite église de Koslowo, venaient s'agenouiller en silence devant l'autel, et là échangeaient entre eux leur premier mot.
C'était le oui solennel qui les liait à jamais l'un à l'autre.
L'empereur par une lettre particulière adressée au gouverneur, et que lui avait remise Ivan à notre insu, avait ordonné que le comte ne reverrait Louise qu'à titre de femme.
Le comte, comme on le voit, avait été au-devant des désirs de l'empereur.

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