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Chapitre XI


J'allai donc chez madame de Parabère, infatuée de ma victoire ; c'était réellement une levée de boucliers : résister en même temps à mon mari et à ma tante, quand cette tante surtout était la duchesse de Luynes ! Pour un début, je promettais. Maintenant que je vois les choses de loin et sensément, je conviens que j'avais tort. Ce n'était pas tout à fait ma faute : l'esprit de mon temps, les idées de révolte, devenues si imminentes aujourd'hui, commençaient à poindre et m'emportaient. On respectait déjà moins les parents et les devoirs ; ceux de l'autre siècle en gémissaient avec raison. Cela nous a conduits bien loin, et nous ne sommes qu'en haut de la pente ; on verra après nous !
Madame de Parabère m'accueillit les bras ouverts et avec des exclamations.
- Je ne vous attendais plus, ma reine ! s'écria-t-elle ; qui vous a retenue ?
- Ce qui retient les femmes : mon mari.
- Ah ! que vous avez été folle d'en prendre un ! que je regrette de ne pas vous avoir connue plus tôt, comme j'aurais arrangé autrement votre existence !
- Ne le fallait-il pas, ou bien rester mademoiselle de Chamrond, et devenir une vieille fille comme ma tante !
- Il fallait s'appeler la comtesse Marie de Chamrond, et devenir une chanoinesse comme la comtesse Alexandrine de Tencin.
- Ah ! c'est vrai ! répliquai-je en soupirant ; pourquoi mes parents n'ont-ils pas songé à cela ?
- Une chanoinesse ! mais c'est le parangon du bonheur sur la terre ! Une chanoinesse ! libre, bien placée partout, avec la consistance d'une femme mariée, point de devoirs, point de mari, un revenu qui permet de vivre et d'accepter l'aide des autres, l'indépendance d'une veuve sans les souvenirs et ce reste de lien que vous impose la famille, un rang incontestable, qu'on ne doit à personne ; l'indulgence, l'impunité même ! Les propos et les discours, dont on se moque, ne vous atteignent pas, parce qu'ils ne peuvent rien changer à votre état. Et, pour tous ces avantages, la peine de porter une croix qui vous sied, des habits noirs ou gris qu'on peut rendre aussi magnifiques qu'on le désire, un petit voile imperceptible et un affiquet ! Convenez que c'est tout bénéfice.. Ah ! si je n'étais pas la marquise de Parabère, je serais certainement la comtesse Marie de la Vieuville.
- L'un vaut l'autre.
- Oui, grâce à mon parti pris. Il faut qu'on me prenne ainsi ou qu'on me laisse. Je ne changerai pour personne, je l'ai hautement annoncé. Je suis jeune, jolie, libre, riche ; j'ai l'esprit de mon âge et de ma condition ; je m'amuse, je veux m'amuser, m'amuser le plus longtemps possible, m'amuser toujours, s'il y a moyen, et jeter les soucis à la porte. Qui me saurait gré de faire autrement ?
- Ah ! personne, sans doute, si ce n'est l'ancienne cour et les collets montés.
- Je préfère me brouiller avec eux : ils m'ennuient ; de cette manière, j'en suis débarrassée.
- M. le régent vous aime beaucoup, et vous l'aimez sans doute tout autant, cela console et cela tient lieu du reste. Du moins je suppose qu'il en est ainsi, ajoutai-je, un peu honteuse de paraître si instruite et d'avoir laissé au souvenir de Larnage un empire absolu sur ma pensée.
Madame de Parabère me regarda en riant et en levant légèrement les épaules.
- Philippe ? Oui, il m'aime bien... à sa manière et moi je l'aime bien aussi... à la mienne. Connaissez-vous le régent ?
- Je n'ai pas eu l'honneur de lui être présentée.
- Je vous mènerai au Palais-Royal, je vous mènerai aussi chez madame la duchesse de Berry. Vous la verrez, cette princesse, et vous m'en direz votre sentiment.
- J'eus comme un mouvement de vergogne et de pudeur révoltée à cette proposition, mais je n'osai le montrer, je craignais la raillerie.
- M. le régent ne viendra pas chez vous aujourd'hui, j'espère ?
- Qui sait ! j'espère bien qu'il viendra, au contraire ; Je n'ai pas prié Voltaire pour autre chose. Je suis enchantée de les mettre ensemble. Ce petit Arouet enrage en dedans et il a un esprit fou : le bon Philippe voudrait se mettre en colère contre ce serpent, il n'en a pas la force, et il lui pardonne d'avance tout ce qu'il fera, comme il lui a pardonné ce qu'il a fait déjà, il a pardonné toute sa vie, le débonnaire qu'il est. Ah ! c'est un amusant spectacle vous verrez.
- Est-il bien convenable que M. le régent me trouve chez vous ? n'en sera t-il pas offensé ?
- Vous prenez le régent pour un Louis XIV donc ? Il est toujours charmé de voir une jolie femme, et il ne s'inquiète guère de son rang lorsqu'il est auprès d'elle.
Cette existence évaporée, ces discours qui ne respectaient rien, cette franchise qui ne se respectait pas elle-même, ne ressemblaient point à la vie de province, à ces paroles mesurées de ma tante et de mes religieuses, j'en fus non pas scandalisée, non pas blessée peut-être, mais étonnée jusqu'à l'épouvante. Madame de Parabère s'en aperçut ; elle m'embrassa follement et me dit d'un ton où la sensibilité perçait malgré elle :
- Je vous comprends, ma reine, et j'ai été ainsi. Cela se passe, allez ; et l'on est bien plus heureux quand on n'entend plus d'autre bruit que celui du plaisir.
On annonça Voltaire juste à ce moment. il entra sans embarras et sans gaucherie. C'était alors un drôle de jeune homme, bien peu de gens aujourd'hui se le rappellent : nous ne sommes plus guère de ce temps-là. Sa grande taille et sa maigreur n'étaient ni plus ni moins qu'aujourd'hui ; son visage était le même, à cela près des rides ; son oeil étincelait, sa bouche souriait toujours, d'un sourire coupant et brillant comme une lame. Il était pâle, d'un teint bilieux, d'un air assez avenant lorsqu'on ne le piquait point ; pourtant, il fallait une grande habitude de son esprit pour être sûr qu'il ne se moquât pas de vous. On le croyait flatteur et obséquieux auprès des grands, tandis que toute sa personne n'était qu'une épigramme. Je le connus et je l'appréciai dès ce jour ; il s'en aperçut, et m'en sut bon gré, il me l'a répété souvent depuis.
- Mon cher poète, dit la marquise, vous allez dîner avec madame la marquise du Deffand, qui veut bien me permettre de vous présenter à elle. Elle arrive de province afin de nous prouver qu'on y a plus d'esprit qu'à Paris.
Voltaire me salua et jeta sur moi un de ces regards qui vous aspiraient tout entière ; après cela, il savait qui j'étais, ce que je valais, et n'avait plus besoin de renseignements.
- Monsieur de Voltaire, avez-vous quelques vers à nous lire ?
- Des vers, madame ! moi faire des vers et les apporter ici ? On en a trop fait pour moi, je puis me reposer.
- De la rancune, monsieur ?
- De la rancune, madame ? Non, de la justice. Je me souviens !
- Pour un petit peu de Bastille, cela vaut-il la peine de se gendarmer ainsi contre un bon prince auquel Dieu a oublié de donner du fiel ?
- Je ne me gendarme contre personne, madame, et contre monseigneur le régent encore moins que contre un autre ; il a eu pour moi mille bontés ; seulement, je ne saurais oublier ces bontés-là ; je tiens à les mériter toujours, et je ne dirais point mes vers, si j'avais le malheur d'en composer. Ce n'est point un crime de lèse-majesté, que je pense.
La marquise se mit à rire ; on riait fort en ce temps-là.
- Je ne sais pourquoi vous vous plaignez de vos vers, messire Arouet ; ils viennent cependant de vous rapporter un beau succès, et M. le régent a applaudi des deux mains votre Oedipe, malgré les méchants, malgré les interprétations et les calomnies.
- Parce que monseigneur le régent a plus d'esprit que ses ennemis et les miens, parce qu'il juge les hommes ce qu'ils valent et les choses ce qu'elles sont.
- Et parce qu'il est bon, trop bon surtout, ajouta-t-elle avec intention.
- Qu'est-ce à dire, madame ? Croiriez-vous que cette bonté s'est fourvoyée pour moi, que je ne la méritais pas, que j'étais coupable ?
- J'ai vu ! mon cher monsieur, j'ai vu !
- Ah ! parbleu, madame, et moi aussi, j'ai vu ! j'ai vu surtout les quatre murs de la Bastille, le vilain nez du geôlier, l'air flamboyant de M. le gouverneur, et je n'ai pas envie de les revoir.
- De bonne foi, n'aviez-vous point gagné ces visions-là pour avoir si bien raconté les visions cornues que votre critique vous avait prêtées ?
- En vérité, madame, les J'ai vu ! ne sont pas de moi je le répéterai jusqu'à satiété, je les renie, je les renie devant Dieu et devant les hommes ; et, puisque vous me poussez à bout, je vous dirai que, si je me mêlais de satire, j'en ferais d'une autre façon.
- Ah ! ah ! comment la feriez-vous ? demanda madame de Parabère en se roulant sur son sofa comme une chatte affriolée par la crème.
- Madame, vous me permettrez de garder cela pour moi ; car, s'il paraissait quelque pièce de vers ou de prose où les mêmes idées se retrouvassent, on ne manquerait pas de me les attribuer, et j'ai assez de mes péchés, sans expier ceux des imbéciles.
On vint annoncer le dîner, qui fut très bon. La marquise était gourmande, comme tous les gens d'esprit ; c'est elle qui m'ouvrit ce temple, fermé pour moi jusque-là, et je lui en ai bien de l'obligation, depuis surtout que je n'en puis plus servir d'autre.
Voltaire oublia sa prison et fut charmant ; il nous fit des compliments, il se moqua de tout le monde, il piqua sur tous les ridicules, et déchira particulièrement la comtesse de Tencin, qu'il ne pouvait souffrir. Elle prétendait qu'il l'avait trop aimée, et qu'elle avait repoussé cet amour, ce qu'il ne lui pardonnait pas. J'en doute. Voltaire n'a jamais aimé les femmes : il a eu un sentiment scientifique et vaniteux pour madame du Châtelet, laquelle n'en triompha qu'en violant son esprit. Je ne voudrais rien jurer pour des liens plus terrestres. Je vous raconterai en leur temps ces amours-là, dont j'ai été témoin, et vous verrez combien cela se passait dans les astres et au milieu des nuages.
En sortant de table, nous trouvâmes dans le salon un seigneur de moyenne taille, d'un visage affable, d'une parfaite bonne grâce, d'une grande noblesse de port et de geste, et dont la physionomie était spirituelle et bonne en même temps. Madame de Parabère, qui me conduisait par la main, en riant, suivant son habitude, me lâcha à son aspect et courut à lui.
- Ah ! monseigneur, déjà ! dit-elle en lui faisant une demi-révérence. Vous êtes plus aimable que vous ne l'aviez promis.
- Et que vous ne le désiriez peut-être, ajouta le prince.
- Quelle folie ! je suis seule avec la jeune amie dont je vous ai parlé et M. de Voltaire.
- Ce qui n'est personne, monseigneur, ajouta celui-ci en s'inclinant profondément.
- Madame la marquise du Deffand, monseigneur, continua la folle créature en m'attirant vers le prince, une charmante femme, pour laquelle je vous demande vos bontés. Son mari est au service, il est impossible qu'il n'ait pas quelque sollicitation à faire et que vous n'ayez pas de grâces à lui accorder.
- C'est à madame de me donner ses ordres et je m'empresserai d'obéir, répondit le prince avec un regard que les femmes devinent et qui sont tout un discours.
Je ne sus rien trouver qu'une sotte révérence, une de ces révérences de paon ou plutôt de dinde faisant la roue, enseigne de l'embarras ou de la suffisance. Le prince ne s'y trompa pas, il me laissa le temps de me remettre, et, se tournant vers Voltaire, dont le sourire parlait :
- Vous voilà, monsieur le prophète, monsieur le raisonneur ! lui dit-il ; j'ai pensé à vous ce matin.
- A moi, monseigneur ? Aye ! aye ! j'ai grand-peur ; n'y a-t-il point de Bastille au fond de cette pensée ?
- Vous n'avez pas fait les Philippiques, monsieur de Voltaire, vous en êtes incapable, continua le régent d'un ton ému et pénétré.
- A-t-on osé m'en accuser, monseigneur ? s'écria le poète indigné.
- Non, non, monsieur ; d'ailleurs, l'auteur ne se cache point : c'est la Grange-Chancel, un ancien page de la princesse de Conti, maître d'hôtel chez ma mère, nourri par notre maison, élevé par elle : c'est cet homme qui m'accuse d'être incestueux, empoisonneur, que sais-je !
Madame de Parabère, voyant qu'il s'attendrissait, voulut lui prendre la main. Elle savait combien cette plaie était profonde ; depuis que M. le duc d'Orléans connaissait ces vers, il en parlait à tous ceux qui l'approchaient. Le prince la repoussa doucement.
- Soyez tranquille, madame, je ne m'en occuperai plus. J'ai fait justice ce matin.
- Quoi ! monseigneur, la Grange... ?
- Vous l'avez envoyé rouer, j'espère ? dit vivement la marquise.
- Non, madame, je l'ai vu et je lui ai demandé s'il pensait réellement les horreurs qu'il a écrites. Il m'a répondu qu'il pensait tout cela.
« – Tant mieux ! car, s'il en était autrement, je vous aurais fait pendre, lui ai je répondu.
« Je l'ai condamné aux Iles Sainte-Marguerite, et je ne l'y laisserai pas longtemps, il n'a offensé que moi. Quant à vous, monsieur de Voltaire, ma pensée était meilleure que vous ne le croyiez. Vous pouvez passer chez mon trésorier : il vous remettra certaine somme pour aider Oedipe, jusqu'à un autre succès.
- Ah ! monseigneur, que je vous remercie ! chargez-vous toujours ainsi de ma nourriture, mais non plus de mon logement.
Le régent allait répondre, lorsque la porte s'ouvrit, et un laquais annonça le comte de Horn. Le visage du prince se contracta sur-le-champ, et madame de Parabère devint fort rouge. Quant à Voltaire, il souriait toujours ; seulement il évita de regarder personne, son sourire était trop bavard.

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