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Chapitre XIX


Ce que j'avais vu du Luxembourg ne m'engageait guère, et je fus bien heureuse lorsque madame de Parabère leva le siège pour partir. Nous avions assisté à la toilette de madame la duchesse de Berry, qui, tout en pleurant, se plaignant, gémissant, avait arboré les rubis, et se consolait par la pensée que l'envoyé de Bavière ne viendrait pas avant le lendemain.
- D'ici là, ajoutait-elle, il aura changé d'idée, et nous aurons un autre caprice.
- Ah ! madame, répondit la marquise, comment se fait-il que vous enduriez de M. Riom ce que je ne permettrais pas à monsieur votre père !
- Corbette, cela ne se ressemble point. Ce soir, je vous promets de souper au Palais-Royal, et d'oublier pendant quelques heures ce qui me fait tout oublier.
La princesse ajouta quelques phrases fort aimables pour moi ; elle m'engagea beaucoup à revenir, j'avoue que cela me tentait peu, cependant je revins.
Quand nous fûmes seules dans le carrosse, la marquise me dit d'un air de dégoût :
- Pouah ! tout cela me repousse ; je crois, en vérité, que madame de Sabran a raison.
- Qu'a-t-elle dit, madame de Sabran ?
- Elle a dit l'autre jour, en soupant à la Muette, chez madame la duchesse de Berry, avec nous tous, un de ces mots qui ne s'oublient pas, et qui portent.
- Mais encore ?
- Elle a dit qu'après avoir créé l'homme, Dieu prit un reste de boue dont il forma l'âme des princes et celle des laquais. Cela est vrai, je vous assure. Voilà une petite fille de France qui se laisse mener et traîner dans le ruisseau par un cadet de Gascogne sans beauté, sans esprit, sans talent, uniquement parce qu'il a la tournure d'un portefaix, et parce qu'il fait mine de la battre. N'est-ce pas honteux ! Je gage qu'il l'a déjà fait déshabiller de nouveau, et qu'il va lui souffler quelque autre extravagance. Elle a toujours été ainsi.
- Vraiment ?
- Eh ! sans doute ! Quinze jours après son mariage, – non pas la cérémonie, mais.., le reste, – elle avait seize ans à peine, elle s'est éprise de Lahaye, l'écuyer de M. le duc de Berry ; elle ne lui a rien refusé d'abord ; et puis elle n'a rien trouvé de mieux que de s'enfuir avec lui, de laisser ses diamants chez sa femme de chambre, de voler cinq cent mille livres à son père, et d'aller filer le parfait amour en Hollande ou en Angleterre.
- Est-il possible ?
- Lahaye, heureusement, a eu peur pour son cou ; il est allé tout révéler à M. le duc d'Orléans, qui a repris les joyaux et l'argent, qui a supplié sa fille de garder son amant à huis clos, et qui n'a pas eu le courage de la gronder... Il la craignait plus que Louis XIV lui-même,et cela parce qu'il l'avait acceptée pour tyran. Pauvre Philippe ! il n'aura jamais de courage contre un être faible, et ne saura pas dire non à qui ne se défend point.
Vous comprenez de reste que tout cela m'étonnait dans mes idées de province. J'en étais ivre et j'éprouvais un besoin impérieux de rentrer chez moi pour me recueillir en moi-même ; la tête me tournait. Je priai la marquise de me reconduire ; elle insista quelque peu pour m'emmener à l'Opéra ; je la remerciai ; je me sentais réellement malade ; elle me fit promettre de la revoir le lendemain, et nous nous séparâmes.
Je rencontrai dans l'escalier ma cousine, qui passa vite et se contenta de me saluer ; on eût juré que j'avais la peste. Je n'étais pas encore assez cuirassée pour ne pas me tourmenter de cela ; pourtant je ne demandai point d'explication ; j'étais trop fière pour me justifier. Mon laquais m'attendait en haut de l'escalier, et me remit très respectueusement une lettre dont on avait longtemps attendu la réponse. Elle était de mademoiselle de Launay, qui m'engageait, de la part de la duchesse du Maine, à venir à Sceaux le lendemain. Il y avait une nuit blanche, une réception d'un chevalier de la Mouche, et l'on comptait sur moi de plus pour une comédie ; j'avais un rôle brillant désigné d'avance ; un carrosse de la princesse viendrait me prendre : en ma qualité de nouvelle arrivée, je n'avais peut-être pas encore les miens.
De mieux en mieux ! C'était à Sceaux à présent, et je ne savais auquel entendre. Il n'y avait pas moyen de refuser. Que dirait-on au Palais-Royal ? J'étais bien jeune et bien isolée pour me guider au milieu de ces intrigues. Le sentiment qui dominait chez moi, je l'ai dit, était l'étonnement. La curiosité me conduisait à Sceaux. On parlait tant de cette cour, de ce qui s'y passait, de la vie toute singulière que menait madame du Maine et des plaisirs qu'elle offrait à ses amis ! Je fis donc mes préparatifs, en écrivant à madame de Parabère que je n'étais pas libre pour le lendemain, sans m'expliquer davantage, et puis je me mis à penser dans ma chambre à ce que j'avais vu et à ce que j'allais voir.
Je n'y fus pas longtemps seule : on m'annonça MM. de Pont de Veyle, d'Argental et milord Bolingbrooke, qui venaient me chercher pour souper chez madame de Fériol, où l'on faisait une joyeuse partie. Je voulus refuser ; j'avais besoin de repos, mais ils se moquèrent de moi et m'entraînèrent. Dans cette vie folle et joyeuse, le repos n'était pas permis ; il fallait s'amuser sans cesse, s'amuser toujours, en dût-on crever. Je n'en étais pas là et je ne demandais pas mieux ; sauf un peu d'étourdissement et de manque d'habitude, je devais m'y faire comme les autres ; seulement, mon grand ennemi commençait à naître, et je ne pouvais aller si vite qu'eux dans cette voie du plaisir, qui ne fut jamais la mienne.
Il semblait qu'on voulût mettre les morceaux doubles, c'était une fièvre ; on s'était tant ennuyé sous le feu roi ; on s'était tellement contraint, tellement déguisé, qu'on avait soif de quitter le masque et de montrer son visage, et Dieu seul sait quel visage on montrait en effet.
Nous allâmes chez madame de Fériol, qui nous reçut avec Voltaire à sa droite, et Duclos à sa gauche. Je vis là, pour la première fois, l'homme dont on a parlé si diversement, sans compter ce qu'il a dit lui-même, car il ne s'épargnait pas les coups d'encensoir. Duclos était tout jeune à cette époque ; il portait déjà sur son visage les traces de ce qu'il était réellement, c'est-à- dire que sa physionomie exprimait la finesse, la méchanceté, l'envie et l'amour de la domination. Il avait de l'esprit, mais un esprit commun, sans grâce et sans attraction ; on n'aimait pas Duclos, on le supportait, on ne le cherchait pas, on le subissait par crainte de ses épigrammes, et puis il s'imposait fort bien. J'en ai su quelque chose, et bien d'autres aussi.
Alors tout cela n'était qu'en herbe ; il débutait non pas même encore dans les lettres, mais dans le monde. Malgré cette jeunesse, il avait déjà l'air de quelque chose, et prenait des manières capables dont on ne riait point cependant, car il avait l'art de les rendre vraisemblables par un aplomb magnifique. Il avait été conduit par l'abbé de Dangeau, frère du marquis, historiographe de la vie de Louis XIV, lequel marquis avait fondé, rue de Charonne, une espèce d'école pour les jeunes gentilshommes, en sa qualité de grand maître de l'ordre de Saint-Lazare. Duclos, fils d'un marchand de Saint-Malo, y fut admis par grâce et en payant. Déjà il s'y distinguait. L'abbé de Dangeau, fort âgé, l'avait pris en affection, ainsi que deux autres jeunes gens bien de qualité, eux, et plus âgés que lui : le comte et le chevalier d'Aydie, cousins du comte de Riom, du Luxembourg. Le bon abbé conduisait souvent ses jeunes élèves avec lui pour les former, et la vie de deux personnes fut décidée par suite de ces visites : Aïssé et le chevalier d'Aydie se connurent et s'aimèrent, ce qui forme bien le plus joli roman du monde, juste pour que je vous le dise.
Duclos nous occupa plus que tous ce jour-là. Il raconta avec esprit l'histoire de son arrivée de Dinan à Paris par le messager ; comme quoi on le laissa rue de la Harpe, à la Rose rouge, avec les autres paquets. L'ami auquel il était adressé, ne l'attendant que le lendemain, ne le venait point prendre. Il fut recueilli par des bonnes gens, qui en eurent pitié et le gardèrent deux jours ; puis on le conduisit à la pension où il était attendu.
Duclos, et je le remarquai à merveille, ne montrait point de reconnaissance pour ces personnes, et riait de son appétit chez eux, de leur embarras ; rien du coeur, tout était sec, à cet âge-là ! Les philosophes naissent ainsi, à ce qu'il paraît, et il ne faut pas leur en savoir mauvais gré.

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