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Chapitre XX


Je revins d'assez bonne heure. J'avais envie de dormir : je dormais alors ! Madame de Fériol me fit accompagner par monsieur son frère, et ma cousine n'aurait pu me reprendre ce jour-là, j'étais dans les règles. Je me couchai vite, en mettant les réflexions à la porte. Le lendemain, de bonne heure, je me levai et je fis une toilette de circonstance ; on était à Sceaux d'une autre élégance qu'au Palais-Royal ; cela ne se ressemblait point.
Madame la duchesse du Maine s'amusait et voulait qu'on s'amusât chez elle ; mais c'était toujours, sinon avec mesure du moins avec distinction. Les plaisirs de l'esprit étaient ses préférés ; elle les prisait et les chérissait de préférence à tous les autres. Depuis la mort du feu roi, sa cour avait diminué ; elle était pourtant encore nombreuse, surtout très choisie ; c'était une sorte de terrain neutre, où l'on allait sans trop se compromettre, et où l'on s'amusait. Les dévots trouvaient bien un peu à redire, mais on ne les écoutait pas.
La grande faveur où Louis XIV avait tenu M. le duc du Maine l'avait placé dans une sphère à part ; on lui tolérait tout. Madame du Maine était moins aimée, moins justifiée ; pourtant on la ménageait ; son esprit effrayait. Bien qu'elle ne fut pas positivement méchante, elle mordait fort bien, et le morceau tenait aux dents ; on n'y pouvait mettre une pièce.
J'étais impatiente surtout de voir M. du Maine, le père de Larnage. J'avais pour lui un faible positif, dont je ne me rendais pas compte et qui m'entraînait vers cette maison de Sceaux, plus que les plaisirs dont elle était prodigue. Le carrosse vint me chercher à l'heure dite ; on m'envoyait pour chevalier un homme qui fit beaucoup parler de lui sous l'autre règne, un amant de madame la princesse de Conti, première douairière, hélas ! et fille de Louis XIV et de mademoiselle de la Vallière. Ce beau Clermont, que toutes les dames s'arrachaient dans sa jeunesse, avait le mauvais goût de préférer mademoiselle Chouin, la maîtresse de M. le dauphin, grosse et laide fille, à la plus adorable princesse de l'univers ! Le roi surprit, par le secret de la poste, plusieurs lettres du galant à sa maîtresse qui ridiculisaient madame de Conti, et qui ne laissaient aucun doute sur la perfidie dont elle était victime. Il fit venir la princesse, la tança vertement, lui montra la correspondance et l'obligea à la lire tout haut devant lui, ce qui dut être un fier supplice. Ensuite il lui pardonna, exila M. de Clermont, chassa la Chouin de chez madame la princesse de Conti, où elle était fille d'honneur en même temps que rivale, et tout rentra dans l'ordre accoutumé, excepté que monseigneur profita de l'occasion pour enlever la Chouin et en faire sa maîtresse d'abord et sa femme ensuite. Ce fut une Maintenon au petit pied. Elle avait de l'esprit, mais elle avait du coeur aussi, malgré sa petite infamie à sa princesse. Il y a des moments d'égarement involontaire.
Après la mort de M. le dauphin, elle se retira au couvent avec une modique pension, ne vit plus personne, ne se mêla de rien, et mourut dans la retraite, tout à fait ignorée, et jeune encore pour mourir.
Lorsque je connus M. de Clermont, c'était un reste de bel homme, sans esprit, un fort grand air, une emphase d'homme gâté par les femmes et qui croit l'avoir mérité. Il fut pour moi d'une politesse exquise ; je n'aurais pas parlé de lui cependant, sans cette circonstance qui le rendit célèbre à la cour, et refléta sur toute sa vie.
Nous arrivâmes ensemble à Sceaux d'assez bonne heure. Tout y était en mouvement pour une grande nuit, divertissement qui n'avait pas eu lieu depuis longtemps et qui cachait, en ce moment, tout autre chose. Mademoiselle de Launay me vint recevoir à la portière, me prit la main, et me conduisit à la princesse qui tenait cercle en attendant mieux.
Ce cercle ne ressemblait point à ceux de la cour. On y riait, on y parlait à son aise ; chacun disait son mot, sans s'inquiéter ni de rang ni d'étiquette. C'était une liberté charmante dont la licence n'approchait jamais néanmoins. Je vis là, tout d'abord, le cardinal de Polignac, la marquise de Lambert, le premier président de Mesmes, M. de Saint-Aulaire, madame Drucillet et bien d'autres que j'ai oubliés et dont je me souviendrai plus tard.
Voilà qu'il me revient Davisart et l'abbé de Vaubrun. Mon Dieu ! qu'il y a longtemps que je n'ai pensé à ces gens-là.
Dans un coin du salon, j'entrevis un homme qui se cachait à mon nom prononcé tout haut : c'était Larnage ! Larnage chez M. le duc du Maine ! Larnage sur le point d'être reconnu par lui peut-être ; Larnage sur le chemin de la fortune et des honneurs. Ah ! pourquoi ne l'avais-je pas attendu, mon Dieu ! il n'y avait peut-être que patience ! Il me sembla fort beau, fort bien vêtu, voire même fort considéré au logis, ce qui ne gâtait rien. S'il m'avait seulement confié ce commencement de bonheur, j'aurais attendu le reste !
Madame du Maine me fit mille compliments que ses courtisans répétèrent, cela se comprend. Il ne tint qu'à moi de me croire un miracle d'esprit et de beauté ; heureusement, j'avais mieux que de la vanité, j'avais de l'orgueil. Je ne tombai pas dans le piège : je m'estimais ce que je valais, pas davantage, je m'en sais gré.
On parlait de jouer une comédie, et sur-le-champ la princesse m'y donna un rôle. Je voulus m'excuser sur mon incapacité, elle me répondit qu'avec des yeux pareils aux miens, on était capable de tout.
Madame du Maine demanda ensuite à M. de Clermont pourquoi il n'amenait pas madame d'Estaing.
- Madame, madame d'Estaing est malade ; elle n'a pu se rendre aux ordres de Votre Altesse.
- Madame d'Estaing est malade ? quoi ! il est bien vrai que nous ne verrons pas madame d'Estaing ? Ah ! mon Dieu, que cela me contrarie ! mon Dieu, que cela me fait de chagrin ! Pauvre madame d'Estaing ! Qu'on envoie tout à l'heure prendre de ses nouvelles, qu'on lui conduise une litière ; qu'elle vienne ! Si elle souffre, nous la soignerons mais qu'elle vienne !
- Mon Dieu, madame, lui répliqua madame de Charson, je ne croyais pas que Votre Altesse se souciât autant de madame d'Estaing !
- Moi ? Point du tout ; mais je serais bien heureuse si je pouvais me passer des choses dont je ne me soucie pas !
Chacun se mit à rire, et la princesse ne le trouva pas mauvais. La conversation continua ; elle devint de plus en plus charmante ; j'y pris tant de plaisir, que je cessai d'être timide et que je m'en mêlai ; chacun m'encouragea. Le cardinal de Polignac me vint prendre à partie, et j'eus le bonheur de trouver pour lui répondre un de ces mots qui font fortune. Celui- ci en fit une fort grande ; il me plaça sur-le-champ et me valut une réputation d'esprit que je n'ai jamais perdue, si je dois le dire, ce qui ne signifie pas que je l'eusse méritée.
On causait du martyre de saint Denis ; tout à coup le cardinal se tourne vers moi et me dit :
- Conçoit-on, madame, que ce saint portât sa tête dans ses mains pendant deux lieues !
- Ah ! monseigneur, répondis-je, il n'y a que le premier pas qui coûte.

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