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Chapitre XXIII


Vous ai-je parlé bien en détail de madame la duchesse du Maine ? En vérité, je n'en sais rien. Je ne me le rappelle pas. Je l'ai demandé à cette petite fille ; elle m'a dit que j'avais encore beaucoup de choses à raconter sur la princesse ; mais elle a tant de malice, qu'elle veut peut-être me faire radoter pour qu'on sache bien mes quatre-vingts ans.
- Madame la duchesse du Maine, bien qu'on en ait dit, n'était pas précisément galante. Certainement, elle eut des amants, elle en eut deux ou trois peut-être ; qu'est-ce que cela auprès des autres princesses ; surtout auprès de celles qui vinrent après elle, ses trois nièces de Condé surtout : mademoiselle de Sens, mademoiselle de Charolais, mademoiselle de Clermont ? Je ne vous transmettrai pas leurs prouesses, pas même celles dont on les accuse avec des preuves ; je n'aime pas les propos, et il me siérait mal de les blâmer.
L'homme que madame du Maine a le plus aimé, il faut en convenir, c'est le cardinal de Polignac. Il eut ses dernières années, ses derniers sentiments, et ce sont les plus forts chez nous autres femmes ; ils s'augmentent de tous nos regrets ; chaque jour qui s'enfuit, en nous emportant une illusion, en augmente la puissance. On adore ce que l'on va perdre, on prête aux dernières fleurs plus d'éclat, plus de parfum : on voit tomber les feuilles une par une avec mélancolie. J'ai éprouvé tout cela, en vérité je ne sais pourquoi, car j'avais depuis longtemps reconnu le néant des affections du monde. Mais il faut tenir à quelque chose pourtant !
On a été jusqu'à prêter à madame la duchesse du Maine un amour incestueux pour M. le duc de Bourbon, son frère. Hélas ! que ces gens-là ne connaissaient guère ni l'un ni l'autre ! Madame du Maine n'a jamais pu jeter un coup d'oeil sur un homme sans esprit ; madame du Maine a toujours méprisé la matière ; madame du Maine a poussé la délicatesse jusqu'à l'extrême. Et M. le duc !... Ah ! grand Dieu ! demandez plutôt à madame sa femme. Celle-ci ne pouvait le souffrir, il y avait de quoi. Ils passèrent leur vie à se débattre et à s'accuser avec justice certainement ; seulement, madame la duchesse pétillait de tout l'esprit des Mortemart, et M. le duc ne pétillait que de débauche. Elle lui dit, dans une de leurs querelles, ce mot qui a tant couru :
- Monsieur, vous avez beau crier, je puis faire des princes du sang sans vous, et je vous défie d'en faire sans moi.
Elle fit mieux que de le dire, elle le prouva.
Revenons à madame du Maine.
Le lendemain de cette grande nuit, elle se leva fort tard, et nous également. Mademoiselle de Launay me vint quérir chez moi, pour me mener à la toilette de la princesse ; elle avait son intention. Madame du Maine me reçut avec le plus bienveillant sourire ; elle me fit donner un siège et me demanda si je me plaisais à Sceaux et si je ne voudrais pas y revenir souvent.
Je lui répondis, par un élan, que je m'y plaisais fort, et que j'y reviendrais chaque fois qu'on me ferait l'honneur de me recevoir.
- Vous connaissez le petit Larnage ? ajouta-t-elle brusquement tout en ajustant un rochet.
J'eus un soubresaut d'étonnement et je me levai pour lui faire la révérence, toute déconcertée.
Elle se mit à rire, et répéta la question.
- Oui, madame, répondis-je cette fois ; je l'ai vu chez madame la duchesse de Luynes.
- Connaissez-vous sa mère ?
- Oui, madame.
- Et dit-on quel est son père ?
- Je l'ignore, madame.
- Ah ! ah ! vous l'ignorez ! On lui en donne un pourtant que je connais fort ; il le nie, comme si cela devait me tourmenter beaucoup. Je ne suis pas femme à m'agiter de si peu que cela.
Mademoiselle de Launay me tira de cette conversation en annonçant qu'on la demandait et que c'était sans doute le savant attendu.
- Ne vous en allez pas, répliqua Son Altesse ; il n'y a qu'à le faire entrer, je le verrai. Restez, madame ; cela vous amusera peut-être. Ces savants sont drôles quelquefois. Il s'agit tout bonnement de notre mémoire contre monsieur mon neveu ! il en sait fort long là-dessus, à ce qu'on prétend. De Launay, ne me nommez pas.
On introduisit le savant. Et quel animal ! quel cuistre bourré de latin et de rodomontade ! Il portait de gros bas, des souliers sans bords, un habit à pièces, des cheveux gras, un chapeau de marmiton, tout cela non pas misérable, mais dégoûtant, tout cela insolemment étalé, comme Diogène dans son tonneau, avec cette prétention de frondeur qui commençait à poindre et qui augmentait avec une rapidité effrayante ; Dieu sait où elle mènera ce pays-ci. Ce qui me console ; c'est que je n'y serai plus.
Notre homme regarda les lambris dorés, l'appareil de la toilette, la quantité de gens qui servaient du haut de sa grandeur. Il s'approcha de madame du Maine, la salua à sa manière ; il semblait plus au fait des usages hébraïques que des nôtres.
- Mademoiselle, lui dit-il, vous ne pouviez vous adresser mieux qu'à moi pour résoudre la question qui vous occupe, et madame la duchesse du Maine a fait preuve de sa sagacité ordinaire par le choix qu'elle a fait.
- Vous êtes trop bon, monsieur.
Il la prenait, ou feignait de la prendre pour mademoiselle de Launay ; on ne le dissuada pas ; c'était plus commode.
- Monsieur, que pensez-vous de M. le duc et des raisons qu'il fait valoir ?
- Mademoiselle, Sémiramis avait prévu le cas, et ses lois sont précises. A la cour, jamais pareilles choses ne se virent.
- Mais, monsieur, il n'y avait point de princes légitimes chez Sémiramis.
- C'est une grave erreur, mademoiselle, une très grave erreur : Sémiramis eut plusieurs bâtards.
Nous fîmes tous un mouvement ; madame du Maine ne se déferra pas.
- Oui, mademoiselle, elle en eut plusieurs, et Ninus aussi. L’adultère était fort à la mode à Babylone. Et Nemrod, donc ! Les princes de son sang se révoltèrent aussi par les grands bienfaits dont il combla les fils de ses amours, ils entreprirent de les dépouiller. Savez-vous ce que fit Nemrod, mademoiselle ? le savez-vous ?
- En vérité, non, monsieur.
- Eh bien, il leur fit couper les oreilles ; il fit même couper le nez aux plus mutins, et cela, je puis vous l'assurer, entendez-vous, mademoiselle ? Et, si M. le régent était juste, il userait du même moyen, ce serait plus tôt fini.
Nous éclatâmes de rire à sa barbe ; l'idée de M. le duc sans nez était la plus bouffonne du monde. Madame du Maine garda son sérieux, et répondit d'un air digne :
- Monsieur, le moyen serait d'autant meilleur qu'après avoir enlevé le nez du visage de M. le duc, je ne vois pas trop ce qu'il y resterait.
- Du temps des Chaldéens, mademoiselle, on n'eût pas souffert un abus semblable.
- Quoi ! le nez de M. le duc ?
- Non, mademoiselle, ces réclamations contre les volontés du feu roi : ils étaient impitoyables pour la révolte. J'ai lu que Smerdis, non pas Smerdis le mage, mais un autre Smerdis, lequel devint borgne en prison à force d'avoir pleuré...
- D'un oeil ?
- Il s'était condamné à aller chaque jour, pieds nus, au tombeau de son oncle, à la volonté duquel il avait désobéi ; et il y alla, mademoiselle.
- C'est encore un procédé, cela. On pourrait envoyer M. le duc d'Orléans, M. le duc et les autres princes à Saint-Denis, tous les matins, pieds nus ; je demande à voir passer cette procession. Je ferai observer cependant que la famille de Louis XIV ne se peut régir avec les mêmes lois que celles des enfants de Nemrod, et qu'il nous faudrait des exemples un peu plus récents.
- Ah ! mademoiselle, que sont les modernes à côté de cette sublime antiquité ? Quels modèles à suivre, à chercher dans ce passé merveilleux dont nous ne sommes aujourd'hui que la pâle copie !
Et, se levant, il commença un discours sur les anciens, bourré de latin et de grec, auquel Son Altesse coupa court en lui demandant s'il ne voulait point entrer à la Sorbonne ?
- Je vous y enverrais volontiers, monsieur, pour la réjouissance que vous nous causez aujourd'hui. Malheureusement, cela ne dépend pas de moi. L'heure de mon service m'appelle ; adieu.
Cet homme, qui s'appelait Bourdin l'aîné voilà que je me le rappelle, se leva en pied, indigné de ce qu'on avait autre chose à faire qu'à l'écouter.
- Je sors, mademoiselle ; mais si vous me redemandez, ne comptez pas sur moi, je ne viendrai plus.
Et, sans autre façon, il sortit de la chambre.
C'est la vraie peinture des savants de ce siècle ; Molière ne l'eût pas reniée, et il eut fait un chef-d'oeuvre.

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