Chapitre XXIV
Cette scène m'affrianda ; je crus de bonne foi à ce qu'on me présentait, et, lorsque mademoiselle de Launay me proposa de voir encore une certaine comtesse, une certaine madame Dupuis, et un certain abbé Lecamus, lesquels devaient faire des sorcelleries et des confidences merveilleuses, je me réjouis infiniment, et j'acceptai bien vite. Ce fut une grande joie à Sceaux, on se servait de moi comme d'un paravent. Chérie de M. le duc d'Orléans, je n'étais pas suspecte, et je pourrais, dans l'occasion, certifier qu'on n'avait rien fait de coupable, puisqu'on m'avait admise, puisqu'on avait insisté pour que je restasse. C'était fort bien imaginé, et, à mon âge, si peu usagée que je fusse, je devais donner dans le panneau. J'y donnai en plein.
- Vous souperez avec de Launay, alors, madame, ajouta madame du Maine ; c'est elle que traitent ces illustres personnages. Quant à moi, je paraîtrai au dessert, déguisée ; s'ils me reconnaissent, je les fais chasser sur- le-champ. M. le duc du Maine n'aimerait point ces pratiques, c'est bon pour M. le duc d'Orléans, qui croit au diable pour croire à quelque chose. Quant à vous qui êtes libre, vous vous amuserez fort.
Je restai la matinée entière à écouter la princesse, fort spirituelle et fort amusante. Elle me parla de son ordre de la Mouche, et me dit qu'elle était désolée de ne pas avoir maintenant ces belles cérémonies d'autrefois pour me recevoir chevalière.
- Mais nos soucis passeront, et nous recommencerons. J'espère que vous reverrez Sceaux dans sa splendeur première ; il se peut que bientôt... Si je gagne mon procès, ajouta-t-elle vivement, nous serons plus riches que jamais ; M. du Maine n'aura plus de craintes pour ses enfants, pour leur fortune et leur avenir, et nous nous amuserons tranquilles, alors.
Mademoiselle de Launay, bien que femme de chambre en titre de Son Altesse, était, par le fait, tout autre chose.
Elle ne faisait aucun office de domesticité que d'être toujours présente ; cependant on l'employait plutôt comme secrétaire, comme confidente ; jamais elle ne chaussa sa maîtresse, jamais elle ne lui mit une épingle, et, ainsi que le disait madame du Maine :
- Mademoiselle de Launay est censée être ma femme de chambre ; pourtant mon esprit est le très humble serviteur du sien.
Ceci n'était pas vrai : madame du Maine dominait tout. L'heure arrivée, notre toilette faite, on me prévint que nous irions souper dans une maison de Sceaux, chez une manière de gentilhomme, se disant savant, et armé d'arguments irrésistibles pour vaincre les ennemis de M. du Maine.
- Il y a dans cette comédie une comtesse affamée, dont je vous ai parlé, qui, après bien des peines, a persuadé au gentilhomme qu'il fallait me donner à souper pour que je l'écoutasse ; celui-ci habite la ville de Sceaux, il est riche et avare : il va m'ennuyer mortellement avec ses livres ; j'espère cependant éviter Smerdis le mage et Sémiramis. Accusez-moi si vous voulez, mais j'ai voulu avoir une compagne de supplice. Ce qui ennuie lorsqu'on est seul amuse lorsqu'on est deux, et qu'on en peut causer ; ne le trouvez-vous pas ?
J'en demeurai d'accord, et je suivis ma conductrice, très disposée à me divertir de ces espèces ; néanmoins je ne m'attendais guère à ce que j'allais voir.
On nous conduisit en carrosse gris jusqu'à la porte du gentilhomme, qui s'appelait M. Després. Il fallait faire encore assez de chemin pour s'y rendre du château. Tout se mit en mouvement à notre aspect dans ce petit logis, et les servantes, en nous faisant des révérences, relevaient leurs tabliers de cuisine, fort propres, sans aucune tache, comme des meubles qui ne servent pas souvent.
- Ou l'on est bien prodigue ici, ou l'on est bien avare, dis-je tout bas à ma compagne : voilà des cuisinières très hautement tenues, si elles ne font pas un maigre fricot.
- Tenez-vous pour avertie que le fricot est maigre, me répliqua-t-elle ; nous souperons au château en rentrant.
M. Després vint au-devant de nous, escorté de ses convives ; nous étions les personnages importants, on nous salua jusqu'à terre.
La comtesse ne se possédait pas de se voir enfin sur le point de souper ; elle eut l'amabilité du bonheur, nous prépara des sièges au meilleur endroit, nous nomma les personnes présentes ; enfin chacun de ses gestes nous disait :
- Dieu ! que je vous remercie ! j'aurai ce soir autre chose que du pain sec.
Pauvre femme ! Quelles déceptions l'attendaient ! Est-ce que les vieux estomacs sont comme les jeunes coeurs ? est-ce qu'ils se laissent abuser par des chimères ? est-ce que la fumée suffit pour les contenter ?
Il y avait là des gens de l'autre monde : l'abbé Lecamus et la dame Dupuis, la pythie annoncée, n'étaient pas les moins curieux. On se rangea en cercle, et, bien qu'il ne fît pas froid, quelques tisons fumaient dans la cheminée ; nous sûmes que c'était par économie. La grande chambre où nous étions, au rez-de-chaussée, avec des carreaux, n'était jamais ouverte. Il y régnait une humidité épouvantable ; sans cette apparence de feu, on n'aurait pas pu y tenir, et puis nous vîmes bientôt que le feu servait à autre chose.
Pour nous faire honneur, on nous mit, mademoiselle de Launay et moi, à chaque coin de la cheminée ; on nous sépara donc à notre grand regret. Pas moyen de nous parler autrement que des yeux, et encore se fallait-il surveiller, car on nous regardait.
Les femmes étaient là, la bouche en coeur, les hommes avec un sourire de complaisance ; nous semblions deux pagodes, et l'on ne disait rien. J'avais grande envie de rire.
- Monsieur, dit enfin mademoiselle de Launay, quand donc la dame Dupuis montrera-t-elle ses prodiges ?
- Au dessert, mademoiselle, et nous irons le prendre dans un lieu tout exprès.
- Ah ! repris je, quelque jolie tonnelle, ou quelque cabinet de verdure dans le jardin ?
- Non pas, madame : dans un endroit où l'oeil des profanes ne pénètre point, et où ses miracles s'accomplissent sans danger.
Mademoiselle de Launay se leva vivement à ces mots.
- Quoi ! monsieur, ce n'est pas chez vous que ces miracles se verront ?
- C'est chez moi, mademoiselle, mais pas ici.
- J'attends une de mes amies, une personne fort savante, qui se rendra ici vers dix heures pour assister aux merveilles : ne nous trouvera-t-elle point ?
- Elle nous trouvera certainement, car nous l'attendrons ; c'est à onze heures seulement que le dieu s'empare de la pythonisse ; jusque-là, elle restera muette comme vous la voyez.
- Quoi, ne soupera-t-elle point ?
Le Després fit un soupir.
- Hélas ! elle ne soupera que trop, mademoiselle ! Son inspiration ne lui lie pas la mâchoire, mais la langue seulement.
En effet, la Dupuis était là comme une idiote, sans faire un mouvement, ni prononcer un mot. Toutes ces momies se turent après ces explications, et la conversation en resta là.
Mademoiselle de Launay avait la vue la plus basse que j'aie rencontrée : elle voulut se donner une contenance et prit la pincette, afin d'attiser le feu, qui se mourait d'inanition. Elle saisit quelque chose de noir qu'elle prit pour un tison hors de sa place, et qu'elle mit, en tapant dessus derrière une bûche à demi allumée.
Un cri général s'éleva dans le cercle. Quant à moi, j'étouffais, le rire me suffoquait.
- Miséricorde ! la chocolatière !... Que faites-vous, mademoiselle ! Nous ne souperons plus, s'écria la désolée comtesse.
Un pétillement, la cendre qui vola, nous apprirent que tout était consommé. Le chocolat répandu avait éteint le feu, et, d'un seul coup, mademoiselle de Launay détruisait toutes nos espérances.
- Monsieur, dit-elle avec beaucoup de sang-froid, qui aurait jamais imaginé du chocolat après souper ?
- Mademoiselle, n'est-ce pas le bel air de la cour ? Je croyais que les gens de qualité ne mangeaient rien le soir ; je vous ai servie en conséquence.
- Je ne suis point de qualité, et je soupe, répliqua ma compagne.
- Quant à moi, je suis de qualité, et je souperais plutôt deux fois qu'une, poursuivit la comtesse.
Quoi qu'il en fût le souper était dans les cendres, le feu était éteint, la prophétesse se taisait, les autres savants allongeaient les mains comme des désolés. Qu'allait-il advenir de tout cela, et qu'étions-nous venues faire dans cette galère ?
C'est ainsi que l'on conspirait en ce temps-là.
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