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Chapitre XXVIII


Nocé, qui aimait madame de Parabère, vint la prévenir de ce qui se passait.
- Dubois et Law, qui ont peur pour leur chien de système, tiendront bon près du régent, et ne le laisseront point s'attendrir. Leurs instances, jointes aux motifs secrets qu'il peut avoir, lui donneront une fermeté inaccoutumée, ajouta-t-il ; le comte mourra ; il ne vous reste qu'un moyen, et, à votre place, je l'emploierais ; faites-le évader.
Ce conseil était peut-être le meilleur ; seulement, il aurait fallu y songer plus tôt. Pourtant, qui pouvait prévoir ce qui arriva ? J'étais, chez la marquise, je ne la quittais guère ; cette pauvre femme me faisait pitié, j'en oubliais Larnage et ses nuits étoilées. Elle me proposa de l'accompagner à la Conciergerie, car elle devait y aller elle-même, le concierge ne pouvait être séduit que par elle, par son irrésistible beauté et par ses larmes. Je ne pus lui refuser, je n'étais pas d'âge à être prudente. Nous nous déguisâmes, nous remplîmes nos poches d'or, et, accompagnées de la Bretonne, qui connaissait déjà le geôlier, nous allâmes chercher un fiacre devant un tripot. Le cocher nous dit des sottises, nous prenant pour des coureuses de nuit.
Madame de Parabère voulut lui donner un louis pour l'apaiser et nous faire respecter de lui ; la femme de chambre eut le bon esprit de l'en empêcher, il nous aurait assassinées, peut-être, en nous voyant si bien pourvues. Je ne me dissimulais pas le danger : il était grand de toute façon : si nous avions été reconnues, nous eussions fait grand tort au comte, par la jalousie de M. le régent, qui n'eût point pardonné cette escapade. Je vous demande où il avait pris cette jalousie, lui qui n'eut jamais que celle-là ! L'homme est bien bizarre !
Le geôlier nous reçut dans une petite pièce sombre, éclairée par une chandelle fumeuse, et où l'humidité nous tomba sur le dos comme un manteau glacé. J'en frissonnais ; quant à madame de Parabère, elle avait la fièvre. Le geôlier ne lui laissa même pas finir son discours, si discours il y avait. Il repoussa, les yeux fermés, cet or qu'elle lui montrait par poignée, et qu'il avait grande envie de prendre, le cher homme ! mais l'impossibilité était là.
- La garde est trop nombreuse autour de la prison, madame ; on me surveille, on m'observe, au point que je n'ose pas entrer seul dans ce cachot. Pour lui remettre vos lettres et avoir ses réponses, il me faut user de mille stratagèmes. Croyez-moi, madame, je ne pourrais même pas essayer.
Madame de Parabère fondait en larmes. Assise sur un mauvais banc de bois, couverte d'habits grossiers, elle était plus belle que jamais ; ses larmes semblaient des perles. Le geôlier en fut ému.
- Tenez, madame, croyez-moi, aller porter cet argent au bourreau de Paris ; vous obtiendrez qu'il ne fasse pas longtemps souffrir ce pauvre M. le comte ; je crains que vous ne puissiez faire que cela pour lui maintenant, en ce monde du moins ; les prières sont pour l'autre.
La marquise sanglotait.
- Monsieur, monsieur, laissez-moi le voir une dernière fois, au moins ! Prenez tout mon or, tout ce que vous voudrez.
- Avec une permission de M. le régent ou de M. le procureur général : autrement, c'est impossible.
- Il mourra donc en m'accusant, mon Dieu !
- Ecrivez-lui, lui dis-je ; expliquez-lui la vérité, il la comprendra.
- Non, il m'aime trop, il n'entendra rien.
Je lui présentai la plume et l'encre ; elle traça quelques mots, à peine lisibles, que ses pleurs trempèrent. Le geôlier nous pressait fort, il allait venir une ronde, il fallait sortir ; autrement, nous étions tous compromis. Il était temps en effet ; car, avant de rejoindre notre fiacre arrêté à quelque distance, nous fûmes obligées de nous ranger pour laisser passer une garde de nuit, commandée par un officier.
La malheureuse créature était dans un tel état, que je ne l'abandonnai point ; je me fis dresser un lit dans sa chambre. Elle s'endormit vers le matin, après des transports, des convulsions, des sanglots, que la fatigue seule parvint à vaincre. Je m'endormis aussi et j'en avais besoin, je l'avoue.
Vers les neuf heures, la Bretonne entra comme le tonnerre, et se jeta à genoux devant sa maîtresse, en poussant des cris affreux.
- Qu'y a-t-il ? qu'y a-t-il donc ? demandâmes-nous tout effrayées.
- Oh ! madame, madame, c'est horrible ! M. le comte de Horn est sur la roue.
- Sur la roue, mon Dieu ?
- Oui, sur la roue ! Je viens de la Grève, je l'ai vu, j'ai vu son pauvre visage et ses pauvres membres. Ah ! qu'il souffre !
La marquise jeta un cri que j'entends encore ; elle sauta à bas de son lit, et, ouvrant ses tiroirs, elle en tira tout ce qu'elle trouva sous sa main.
- Va vite ! va ! il souffre ! Cet homme d'hier, je me rappelle son conseil ; il savait sans doute cette abominable perfidie, va !.. Et moi, je dormais !... Ah ! je suis une lâche !... Porte tout au bourreau, qu'il termine cette agonie, je t'en conjure ; et prends mon carrosse, prends tout ce que tu voudras, mais hâte-toi. Quant à moi, je vais chez le régent, et...
- Madame, songez...
- Et à quoi voulez vous que je songe, madame ? Je ne puis songer qu'à celui qui meurt et à celui qui l'a tué. Une mante, n'importe quoi ! rien du tout, si on ne trouve rien. Je pars.
Et, à demi-vêtue, ses cheveux tombant, ses pieds à peine chaussés, elle s'élança vers l'escalier, disparut en un clin d'oeil, et, sautant dans le carrosse d'un de ses fermiers, – venu chez elle pour s'entendre avec son intendant, qu'elle rencontra dans la cour, – elle se fit conduire au Palais-Royal.
On refusa de l'admettre chez le prince, la porte étant fermée. Elle y frappa avec une telle autorité, elle culbuta si bien l'huissier de la chambre qui lui barrait le passage, qu'elle parvint à entrer. L'abbé Dubois travaillait avec M. le régent.
- Sortez, monsieur, lui dit-elle comme à un laquais.
- J'attends les ordres de monseigneur, madame.
- Ordonnez à cet homme de sortir, monsieur, ou j'ouvre les fenêtres de cet appartement, et je crie de ce balcon à tout ce qui passe ce que c'est que le régent de France.
- Je vous laisse, monseigneur ; la scène va être orageuse, dit tout bas le cardinal.
Le régent fronça le sourcil : il eut bien voulu s'en aller comme son ministre ; sa fermeté n'alla pas jusque-là.
- Monsieur, reprit violemment la marquise, croyez-vous qu'un prince n'ait pas les mêmes obligations qu'un gentilhomme ?
- Que voulez-vous dire, madame ?
- Je veux dire qu'un gentilhomme ne peut manquer à sa parole sous peine de se déshonorer, et que vous, Philippe d'Orléans, premier prince du sang et régent du royaume vous avez manqué deux fois à votre parole.
- Madame !
- Vous êtes un lâche et un infâme, monseigneur !
Elle n'y allait pas de main morte, la marquise ; lorsqu'elle me conta cette scène, j'en eus la chair de poule. La colère commençait à monter chez le régent ; il se contint néanmoins, car il se sentait coupable, et il lui dit seulement en forme d'avis :
- Mesurez vos termes, madame !
- Non ! je ne mesurerai rien et vous m'entendrez. Vous avez manqué à votre parole envers moi, et, bien que je ne sois qu'une femme, c'est un parjure. Vous avez manqué à votre parole envers la noblesse ; la noblesse et moi, nous ne l'oublierons pas. Vous avez tué un innocent, vous avez déshonoré sa famille et la vôtre, vous vous êtes traîné dans la fange !
- Eh ! madame, n'avez-vous pas manqué à la vôtre ? N'aviez-vous pas promis de rompre toutes relations avec le prisonnier ? ne lui avez-vous pas écrit ? Voici vos lettres. N'avez-vous pas tenté de le faire évader ? J'ai répondu à votre parjure par un autre ; j'ai eu tort, peut-être ; mais ce tort, vous le partagez. Sans vous, je l'aurais sauvé ; sans vous, sans ces preuves que l'on m'a apportées cette nuit, et qui m'ont arraché cet ordre que je regrette, il n'eut point subi cette torture... Il est trop tard !
- Monsieur ! monsieur ! s'écria la marquise exaspérée et folle, il n'est pas trop tard, vous pouvez le sauver encore et vous le sauverez !...
Un officier du palais frappa à la porte et entra sur l'ordre du régent, enchanté de rompre le tête-à-tête.
- Qu'y a-t-il, monsieur ? demanda le prince.
- Monseigneur, M. le lieutenant de police fait prévenir M. le régent que toutes les personnes qui ont eu l'honneur de lui présenter une supplique, viennent d'arriver sur la place de Grève, en grand deuil, dans leurs carrosses drapés, et que, là, elles assistent au supplice de M. le comte de Horn, en silence, attendant qu'on le détache de la roue pour emporter son corps et lui rendre les derniers devoirs. Quels sont les ordres de monseigneur ?
- Le comte est-il mort ?
- Oui, monseigneur ; il a été soumis à la torture avant d'être placé sur la roue à côté du chevalier de Milhes.
Madame de Parabère, entendant ces mots, et sans se soucier de l'officier, se laissa tomber à moitié morte sur le sofa, en poussant un gémissement plaintif.
- Dites qu'on remette son corps à ses parents, et qu'on les laisse libres de faire ce qui leur conviendra.
La marquise s'était roulée sur elle-même, pour ainsi dire, son visage caché par ses longs cheveux. Lorsque l'officier fut parti, elle regarda autour d'elle ; ses traits, pâles et bouleversés étaient pleins d'une expression si fière, si courroucée, que, malgré lui, le prince baissa les yeux.
- Vous avez entendu, monsieur le régent, ce que l'on vient de dire : à l'heure qu'il est, toute la noblesse de France est sur la place de Grève, protestant ainsi en face du peuple, par sa présence, par son silence même, contre la foi mentie du régent de France, et lui en demandant justice.
M. le duc d'Orléans recula devant elle, car ses yeux lançaient des flammes, et elle semblait elle-même la justice vivante.
- Vous avez tué M. de Horn parce que je l'aimais ! Eh bien, oui, je l'aimais ! je l'aime encore ; je l'aime plus que jamais, à présent qu'il est mort pour moi, à présent que vous avez mis le comble à ma honte, en marquant mon nom d'une tache sanglante, et je ne vous pardonnerai jamais, entendez vous !
- Vous vous trompez, madame, ma jalousie n'a point égaré ma volonté. Si le comte de Horn fût resté impuni, c'en était fait du système..
- Dites cela aux autres, qui ne vous croiront pas sans doute, mais non pas à moi, monsieur. Comment osez-vous me le répéter en face ? Ah ! je m'en irai, je quitterai cette cour ; je ne veux pas appartenir un jour de plus à un gentilhomme sans foi et sans parole.
Ce n'était pas le compte de M. le régent : il ne s'attendait pas à un dénouement tragique ; rien n'était tragique d'ordinaire au Palais-Royal. Il s'était débarrassé d'un rival, pressé par Law et par Dubois, car de lui-même il était incapable d'une vengeance et d'une cruauté ; il s'en repentait à présent ; il n'avait pas vu le sérieux de la chose : le désespoir et les menaces de la marquise lui montraient ce qu'il ne voulait jamais envisager d'ordinaire, et il se détournait.
- Je ne resterai pas, répétait-elle ; vos orgies et vos plaisirs me répugnent maintenant ; je vous méprise et je vous hais. J'irai me cacher dans quelque couvent, et l'on n'entendra plus parler de moi.
- Un désespoir éternel, marquise ?... Ah ! c'est bien long pour cette jolie tête. Ces beaux yeux ne sauraient pleurer toujours.
Il essayait la raillerie, la galanterie, armes ordinaires de ces petits combats auxquels il était accoutumé ; mais pour cette fois il fut vaincu. Elle lui lança un regard superbe et sortit de son cabinet en lui jetant ces paroles : « Vous me faites pitié ! » avec le dédain le plus humiliant.
Je la vis arriver dans un état épouvantable ; une maladie de six mois ne l'eût pas changée davantage. Je m'étais levée et habillée, m'inquiétant d'elle, et ne sachant trop ce que je devais faire.
- Ah ! me dit-elle, venez, venez ! je veux le revoir encore.
Et, sans me laisser le temps de répondre, elle m'entraîna, me fit descendre les degrés, me poussa dans le carrosse de son fermier, qui ne s'attendait pas à telle fête, s'y plaça à côté de moi et cria au cocher :
- A la Grève !
Je n'y comprenais rien, si ce n'est qu'elle me menait dans un lieu où je n'avais nulle envie d'aller, où elle donnerait peut-être une scène publique à laquelle je ne me souciais point d'être associée ; je lui en fis l'observation aussi tranquillement que je le pus. Elle me répondit :
- Laissez, laissez ! vous y trouverez bonne compagnie.
Et puis elle se rejeta dans le fond du carrosse, cacha sa tête dans son mouchoir, et se remit à sangloter. Je ne l'aurais jamais crue capable d'une douleur aussi vraie et aussi profonde. Je dois dire que je ne la comprenais pas, et que ces éclats me paraissaient, même alors, tout à fait hors de saison pour un amant qu'elle n'eût point dû avouer... Que n'avouait pas madame de Parabère ?
Nous avancions assez lentement, car la foule était grande ; plus nous approchions de la Grève, plus les difficultés augmentaient. La file de carrosses ne finissait pas. Enfin, nous aperçûmes la place et le gibet élevé. La marquise sortit sa tête ; elle se mit à regarder ; ses larmes se séchèrent.
Des soldats du guet, à cheval, voyant ce berlingot de finance, se jetèrent au- devant des chevaux pour nous empêcher d'avancer, en criant au cocher de prendre un autre chemin. Le cocher restait immobile sur son siège, ne s'étant jamais vu à telle cérémonie, et ne sachant que devenir. Madame de Parabère s'élança à la portière et lui cria de continuer sa route. Les soldats se mirent à rire, et répondirent que la famille seule du comte avait le droit d'approcher, et que, apparemment, un maltotier n'avait rien à voir avec la maison de Horn.
- Laisse donc, dit une de ces canailles, c'est la noble maison du juif qu'ils ont assassiné qui vient se donner le ragoût de la vengeance.
La marquise entendait ces propos ; elle se leva de nouveau, par un mouvement plus vif que la pensée et jeta à la foule qui l'entourait un vrai défi d'extravagance :
- Je suis la marquise de Parabère ! laissez-moi passer.
- La maîtresse du régent ! hasardèrent quelques voix autour de la voiture.
- Eh bien, oui, la maîtresse du régent ! s'il faut cela pour qu'on me fasse place.
Pas un mot ne fut répondu ; les soldats s'écartèrent en silence ; nous passâmes. Le beau visage de la marquise bouleversé par la douleur, ses cheveux épars, sa toilette en désordre, ses yeux gonflés de larmes, révélaient à ces gens grossiers un de ces désespoirs qui commandent le respect dans toutes les positions, même avec la honte.
Jamais je n'oublierai ce que je vis alors ; mes pauvres yeux éteints ont gravé cette image dans ma mémoire. C'était un spectacle étrange et superbe dans son horreur.
Cette place de Grève, pleine à n'y pas laisser tomber une plume, ces hoquetons de la ville avec leurs pertuisanes, entourant ou gardant l'échafaud, sur lequel se tordait encore le chevalier de Milhes, demandant hautement pardon au pauvre comte, qui ne l'entendait plus, et s'accusant, au milieu de mille cris, d'être le seul auteur du vol et du guet-apens ; – ce dont la foule était très émue, ce dont elle murmurait même, mais ce qui ne ressuscitait pas l'innocent.
Les fenêtres, jusqu'aux toits mêmes, garnis de spectateurs et de curieux avides de voir souffrir, de voir expirer sur la roue un prince du Saint Empire, que son nom et son innocence n'avaient pas défendu.
Enfin, ces carrosses drapés, portant les écussons de toute la haute noblesse, renfermant les plus grands seigneurs de l'Europe, en habits de deuil, tristes, mornes, silencieux, protestant, par cette seule démarche, contre le manque de foi d'un prince maître de l'Etat ; ces carrosses défilant au pas, à la suite de celui du marquis de Créquy, où l'on venait de déposer le corps de M. de Horn, avec toute sorte d'honneurs et de respects, pour le transporter dans une chapelle ardente qui l'attendait à l'hôtel de Créquy, et où il resta exposé dix jours sur un lit de parade.
Et puis cette femme auprès de moi ne cherchant à cacher ni ses larmes, ni ses regrets, éclatant en sanglots, suivant cette noblesse qui l'avait bannie, et à laquelle elle appartenait cependant ; j'en avais le coeur brisé et saisi au point que je ne pleurais pas et que je restais immobile. Nous étions en queue de la file, nous passâmes à notre tour devant l'échafaud, où une grande mare de sang marquait la place qu'avait occupée l'infortuné...
Madame de Parabère, à cet aspect, n'y put résister davantage, elle jeta un grand cri et tomba sans connaissance.
Je me hâtai de donner l'ordre qu'on nous ramenât chez elle, en prenant une rue détournée qui nous enlevât à cette scène d'horreur.

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