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Chapitre XXXIII


M. de Contades s'arrangea de façon à entrer à Château-Thierry par une porte pendant que le prétendant sortait par l'autre. M. le régent savait bien ce qu'il faisait en l'envoyant là ; de sorte que le prince passa, arriva à Chaillot dans la petite maison de M. de Lauzun, où il vit la reine, sa mère, beaucoup de ses partisans, et, dans le plus grand secret, lord Bolingbroke. Celui-ci fut très ému de cette entrevue ; il ne cacha pas à Jacques que ses inclinations le portaient plutôt vers la branche protestante et que, sans le souvenir du respect qu'il portait à feu sa maîtresse la reine, rien ne l'aurait attiré dans un parti qu'il n'aimait pas.
- Allez en Ecosse, sire ; allez trouver vos fidèles sujets, qui vous attendent et vous désirent. Le jour où vous aurez besoin de moi, je suis prêt à vous rejoindre, pourvu que le succès vous justifie. Je suis invariablement résolu à ne pas prêter à rire à l'Europe, et à ne frapper qu'à coup sûr. Pardonnez-moi, sire, je suis franc, je ne suis plus courtisan de personne ; profondément dégoûté de la politique, je n'ai plus d'espérance, je n'ai que des souvenirs ; c'est à eux que j'obéis en ce moment, et Votre Majesté ne l'ignore point.
Le même soir, le roi d'Angleterre prenait la route d'Orléans, pour se rendre de là en Bretagne, dans la chaise de M. de Torcy.
Lord Stair enragea ; il voulait à tout prix débarrasser son maître d'un ennemi légitime et redoutable. Il ne se tint pas pour battu ; assez peu scrupuleux sur le choix des moyens, il découvrit un colonel Douglas, sorte de sacripant et de coupe-jarret sans le sou, ayant commandé un régiment irlandais à la solde de la France, et, le fit venir, lui promit monts et merveilles, l'excita par mille contes sur le roi Jacques, et enfin le décida à saisir l'épée de Dieu pour délivrer l'Angleterre de ce papiste, de ce roi impie qui cherchait à l'asservir.
Douglas prit avec lui deux hommes de son ancien régiment, sur lesquels il pouvait compter, et, sûr de l'impunité, certain de la récompense, il alla s'embusquer sur le chemin que l'exilé devait parcourir.
Arrivé à Nonancourt, petit village sur la route, il descendit de cheval, se fit servir à manger, et s'informa auprès de la maîtresse de poste si elle n'avait point vu une chaise qu'il lui dépeignit ; à quoi celle-ci répondit qu'elle n'en avait pas connaissance.
- Cela est impossible ; elle doit être passée.
- Non, monsieur.
- Je vous dis que si.
- Je vous dis que non.
- Vous voulez me tromper ; mais, prenez garde ! ma vengeance sera terrible, et vous vous en repentirez.
Et le voilà jurant, sacrant, en anglais, d'une façon abominable, menaçant tout le monde de M. le régent et de l'ambassadeur d'Angleterre.
Madame Lhôpital – ainsi s'appelait cette bonne femme – ne s'en effrayait pas, mais elle commença à l'écouter plus attentivement.
Un homme à cheval, accourant à bride abattue, parla bas au colonel, et redoubla sa furie.
- Je veux qu'on me le trouve, et on me le trouvera ! s'écria-t-il. Il s'agit de ma fortune ; on ne me la fera pas manquer, cette fois.
Ces paroles imprudentes confirmèrent les soupçons de la bonne femme ; elle eut l'air de s'occuper d'autre chose ; cependant elle ne les perdit pas de vue : elle entendit quelques mots de leur conversation, et elle acquit la certitude qu'elle ne se trompait pas.
Son mari était absent ; mais elle avait un garçon dévoué et intelligent. Elle le tira à part, dans un endroit où elle était sûre de ne pas être écoutée, et lui dit :
- Ces gens-ci méditent un mauvais dessein contre le pauvre prince exilé, que M. le régent abandonne, tout son cousin qu'il est. Il paraît qu'il va passer par ici, et que ces misérables le veulent assassiner. Observe bien ce que je vais te prescrire, et nous le sauverons peut-être : le diable ne peut pas toujours être plus fort que les honnêtes gens.
Elle lui expliqua clairement le plan qu'elle avait tracé, lui recommanda de s'y conformer en tout ; puis elle revint près de ses hôtes avec un air attentif, se mettant à leur disposition dans tout ce qui pouvait leur être agréable.
- Il faut alors me promettre, répliqua le colonel, lorsque cette chaise arrivera, de mettre beaucoup de retard à lui donner des chevaux.
- Je le ferai, monsieur. Ensuite ?
- Ensuite, vous me préviendrez de son arrivée.
- Où cela, monsieur, s'il vous plaît ? Ici ?
- Non... pas ici... C'est inutile, ne me prévenez pas, arrêtez-la seulement le plus longtemps possible. Je vais laisser ici deux de mes hommes, ils viendront m'avertir, je préfère cela.
Il paya ensuite grassement sa dépense, et, emmenant son confident le plus intime, il laissa les autres à l'auberge, en leur enjoignant tout bas de venir à bride abattue le prévenir en un lieu qu'il leur désigna, dès que la chaise paraîtrait.
Madame Lhôpital s'inquiéta fort de ceci : pourtant elle ne perdit pas courage, et redoubla de soins auprès des assassins, qui lui faisaient horreur. Elle leur proposa de boire espérant s'en débarrasser en les enivrant ; ils refusèrent. Celui qui était arrivé le dernier était mort de fatigue ; il se contenta d'un coup de vin, et s'étendit sur un banc de bois, à la porte, pour se reposer.
- Mon Dieu, monsieur, lui dit-elle, vous êtes là bien mal à votre aise ; cette chaise peut tarder longtemps. Que n'allez-vous là-haut, vous jeter un peu sur le lit ? Vous vous endormirez tranquille. Votre valet et moi, nous sommes là, et nous vous avertirons. Ayez confiance.
L'homme résista d'abord, ensuite il hésita, puis il céda, le sommeil l'emportait. Il dit à son valet :
- Ne quitte pas le seuil de cette porte, sur ta vie, et, dès que la voiture paraîtra là-bas, viens m'éveiller, m'entends-tu ? sans quoi, je te fais mourir sous le bâton.
Le valet le promit : son maître, tranquillisé par cette assurance, suivit madame Lhôpital dans une chambre sur le derrière de la maison, où elle lui donna un bon lit, et où elle l'enferma tout doucement, pour plus de sûreté. Cela fait, elle courut chez une de ses amies dont elle était aussi sûre que d'elle-même, lui conta ses soupçons et ses craintes, et la supplia de recevoir chez elle le voyageur qu'elle lui amènerait.
- Vous demeurez dans une rue détournée ; en le faisant sortir par la porte de derrière, personne ne le verra, et, si je puis arriver à ce que je désire, chez moi, nous le sauverons.
La voisine promit ce qu'elle voulut.
Toutes deux envoyèrent chercher un ecclésiastique, et lui confièrent aussi ce qui se passait à Nonancourt. Le roi Jacques était catholique, ce qui doubla le zèle du bon père. Il donna sa robe, sa perruque, tout son costume, dont on devait affubler le prince, et, cela fait, madame Lhôpital retourna chez elle pour achever le plus difficile de la comédie.
Elle trouva le valet qui s'ennuyait fort, et qui s'impatientait en jurant.
- Bah ! lui dit-elle, buvez un coup avec mon postillon, le temps passera plus vite.
- On me l'a défendu.
- Est-ce qu'on le saura ? Je veillerai pour vous pendant ce temps-là, et, quand notre homme viendra, vous le saurez tout de suite.
Une bouteille de vin vieux de derrière les fagots aida à la séduction ; le postillon, qui trouva son rôle fort agréable, aida beaucoup par son exemple ; mais force lui fut de se ménager aux dépens de son convive, qui, à la troisième bouteille, tomba sous la table, à la grande satisfaction de l'hôtesse.
Elle était dès lors maîtresse du terrain, et se mit en sentinelle à la porte de la rue. La chaise n'arrivait point ; elle était d'une inquiétude mortelle, car, si le cavalier d'en haut se fût réveillé, il lui eût certainement fait un mauvais parti.
Celui qui dormait en bas fit quelques mouvements, elle en eut une peur épouvantable, et faillit appeler au secours. Heureusement, il referma les yeux, et resta tranquille.
En même temps, la chaise parut.

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